Célèbres par leurs enchantements, les flancs de la verte montagne d’Oliferne, où s’élèvent les ruines solitaires de l’ancien château, retentiront toujours du son des cors, des voix humaines et des aboiements prolongés qui composent le concert magique où se plaît encore, dit-on, l’âme de l’ancien seigneur de cette terre qui s’illustra par un véritable bras de fer avec le roi de France
Un garde forestier, témoin oculaire de ces prodiges, assurait il y a bien longtemps, tout ému qu’il en était encore, qu’attiré un beau matin par le bruit de la chasse, il était arrivé à une clairière de la forêt ; que là il avait trouvé rassemblés, sous les amples rameaux d’un chêne, une foule de grands seigneurs, de belles dames et de piqueurs, les uns mangeant sur le gazon, les autres gardant les chevaux ou distribuant la curée à de nombreux limiers ; que la joie la plus vive animait le banquet ; que, n’osant aborder une société aussi brillante, il s’était reculé ; qu’il avait pris, pour s’échapper, un oblique sentier dans le bois ; mais qu’enchanté d’un spectacle si nouveau pour lui, il avait retourné la tête, afin d’en jouir encore... Plus rien, tout avait disparu.
Dans de vieilles chartes, le nom de ce château fut quelquefois écrit Holoferne, comme celui que portait un général persan des troupes de Nabuchodonosor et qu’a rendu illustre l’acte courageux d’une héroïne d’Israël, Judith. Holoferne signifiait le vaillant capitaine ; et tout ce que l’on raconte du courage indomptable du seigneur d’Oliferne est si prodigieux, qu’on serait tenté de croire à un secret rapport entre le chasseur sauvage de cette montagne et la signification du nom qu’elle a porté.
Le château d’Oliferne, construit au XIIIe siècle à 807 m d’altitude, au-dessus de la vallée de l’Ain,
était situé sur un site jugé imprenable. Vision artistique. © Crédit illustration : Araghorn
Le même garde forestier nous a donné sur l’ancien seigneur de celte terre des renseignements biographiques dont l’authenticité n’est pas moins certaine. L’ancien seigneur d’Oliferne avait été un puissant personnage de son époque. A croire notre garde forestier, il aurait balancé le pouvoir du roi de France ; et, suivant lui, c’était beaucoup dire ; mais il était aussi haut que son manoir. Le narrateur entendait par ces paroles que le baron était aussi orgueilleux que son château était élevé au-dessus des deux grandes vallées de l’Ain qu’il dominait, l’Anchéronne et la Valouse. Car on disait que cette forteresse de son domaine était de celles qu’on ne peut prendre ni conquérir que par l’art de la nécromancie (Essai sur l’histoire de la Franche-Comté). « Ce présomptueux vassal, disait le roi, se moque de tout le monde et se croit au-dessus de nous : je veux le forcer de rentrer dans des sentiments de soumission plus convenables à la condition d’un simple feudataire. »
Le monarque le menace, en conséquence, d’une guerre, par un envoyé qui lui en porte la déclaration : « Dites à votre maître, répond le seigneur d’Oliferne, qu’on ne récolte pas assez de foin dans tout son royaume pour remplir les fossés de mon château. » Les fossés de la forteresse d’Oliferne sont, en effet, la profonde vallée de la rivière d’Ain, d’une part, et le bassin de la Valouse, contenant tout le canton d’Arinthod, de l’autre ; avec le ténébreux ravin de l’Anchéronne et celui de Vescles, qui rendent, en effet, inabordable la haute position d’Oliferne. Inattaquable à la force brutale, le fier baron resta vainqueur ; il eut ensuite à se défendre contre la ruse. On ne chercha plus qu’à saisir sa personne, et des émissaires apostés le guettèrent pour le surprendre dans le sommeil. Or, se doutant bien de l’espionnage, que fit le rusé seigneur ? Partout où il se retirait pour passer la nuit, il arrivait sur un cheval ferré à rebours, de manière à faire croire qu’il était parti de ce lieu dans la direction des empreintes des fers de sa monture sur le sol.
A la fin cependant, soit par le nombre, soit par une plus habile stratégie, soit par la trahison, le roi se rendit maître de la formidable forteresse. Le seigneur s’échappa sans doute ; mais ses trois filles, saisies dans leur refuge, payèrent de leur vie la résistance de leur père. Elles périrent par le supplice de Régulus : on les renferma dans un tonneau que l’on garnit d’une multitude innombrable de clous, dont les pointes étaient tournées contre elles, et on les lança dans la pente de la montagne. Le tonneau roula ainsi jusqu’au fond de la vallée, trajet d’une demi-lieue qui fut fait en moins de deux minutes ; la rivière d’Ain le reçut dans ses flots.
La pitié du peuple, qu’émut cette triste aventure, imagina dès lors une métamorphose pour en perpétuer le souvenir. On montre sur la rive opposée, en face d’Oliferne, trois pointes de rocher, d’inégales hauteurs, et ces aiguilles s’appellent les Trois Damettes. On donne le même nom à la forêt qui couvre la montagne. Au reste, toute cette historiette, dont la moitié nous reporte aux temps mythologiques, et l’autre moitié aux hostilités de la France contre le comté de Bourgogne, est une de ces compositions populaires où la chronologie est ordinairement fort maltraitée, et à travers lesquelles il ne faut pas chercher de la vraisemblance. Ce qu’il y a de plus apparent dans ces traditions, c’est que le chasseur d’Oliferne ressemble singulièrement au chasseur nocturne qu’on appelle, à Condes, le roi Hérode, traversant la vallée de l’Ain la veille du Jour des Rois.
Ruines du château d’Oliferne
Ainsi, les pics des Trois Damettes d’Oliferne garderont un éternel souvenir de leur catastrophe, dont la couleur est aussi danoise ou Scandinave qu’orientale, grecque ou romaine. Leur supplice n’est pas de l’invention des seuls Carthaginois : vous le trouvez dans la Suède et le Danemark, à une époque fort ancienne, à en juger par les recueils poétiques du Folk Visor, où l’on voit un jeune roi menacer la jeune Karine, si elle ne veut pas être tout à lui, de la faire mettre dans un tonneau armé de pointes de fer, et qui l’y fait périr en effet. « Alors deux blanches colombes descendent du ciel et prennent la petite Karine. On n’avait vu venir que deux colombes : en ce moment, on en voit trois », écrit Marmier dans ses Souvenirs de voyage.
Les âmes toutes filiales des dames d’Oliferne n’ont pu se décider à se rendre où vont toutes les âmes ; elles ont préféré se réfugier dans les trois aiguilles de pierres, poste élevé d’où elles peuvent, tout le jour, contempler à leur aise, le manoir paternel, et dont elles se détachent, au soir, pour se promener dans ce romantique séjour. Tantôt leurs mânes vont s’asseoir, pâles et silencieux, au champ-Dolent — nom tout à fait druidique indiquant partout où on le rencontre la proximité d’un monument gaulois —, sur le bec de Grimona, ou sur les trois pierres de Brandon — indice d’un dolmen —, bornes de leur ancienne châtellenie ; tantôt on les voit marcher d’un pas grave à travers les forêts jadis sacrées de Trépierre — autre indice d’une pierre levée — et de Chastain — Castum nemus. Une autre fois, on les entendra gémir parmi les chênes dodoniens du mont de la Colombe, ou pleurer dans les roseaux de l’étang de Saint-Colomb.
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