Il fut un temps où la langue française s’imposait jusqu’en Angleterre, les nobles anglais envoyant leurs enfants en France, afin qu’ils y perdissent, dit Gervais de Tilbury, la barbarie de la langue de leur pays ; et jusqu’au XVe siècle, elle régnait sans partage dans les tribunaux de celle qu’on appellera plus tard la « perfide Albion »
Suivant Pinkerton, dès le milieu du XIe siècle, le français fut en usage à la cour d’Ecosse, comme il l’était déjà à la cour d’Angleterre. Une monnaie de Guillaume le Lion, frappée lors de son avènement, en 1165, porte pour légende : Le rei Willau. Presque toutes les pièces relatives aux débats de Jean Balliol et Robert Bruce sont écrites en français. C’était à Edimbourg la langue de la cour, et l’on y croit si bien que ce devait être exclusivement un idiome aristocratique que, selon Henri Etienne, les Ecossais qui venaient à Paris s’étonnaient d’y voir les mendiants demander l’aumône en français.
Il est certain que sous Édouard le Confesseur, qui régna sur l’Angleterre entre 1042 et 1066, les nobles anglais envoyaient leurs enfants en France, afin qu’ils y perdissent, dit Gervais de Tilbury, la barbarie de la langue de leur pays. Longtemps auparavant, Alfred le Grand avait introduit en Angleterre l’usage de l’écriture française. Suivant Ingulfe, le premier soin de Guillaume le Bâtard (Guillaume le Conquéran), après la conquête en 1066, fut de proscrire l’anglo-saxon à la cour et dans les écoles, où l’on enseignait en français. L’ignorance de cette dernière langue fut, pendant longtemps, un motif d’exclusion des charges publiques. Ce ne fut qu’à l’avènement de Henri V (1413) que l’on permit de plaider en anglais devant les tribunaux civils, selon Hallam dans L’Europe au Moyen Age ; mais le français continua d’être employé devant la haute cour du parlement et les autres cours de justice.
Édouard le Confesseur, roi d’Angleterre de 1042 à 1066
« De plus, l’usage se conserva, dans tous les tribunaux, de prononcer les arrêts en langue française et de rédiger dans la même langue les registres qu’on appelait records. En général, c’était l’habitude et la manie des gens de bien de tous les ordres, même lorsqu’ils parlaient anglais, d’employer à tout propos des paroles et des phrases françaises, comme : ah ! Sire, je vous jure, ah ! de par Dieu ! à ce j’assente, et d’autres exclamations dont Chaucer ne manque jamais de bigarrer leurs discours lorsqu’il en met quelqu’un en scène », écrit A. Thierry dans son Histoire de la conquête de l’Angleterre.
Ce n’étaient pas seulement les gens de loi, mais toutes les personnes voulant se donner des airs de bonne compagnie, même les habitants des campagnes, qui, au dire de Ralph Iligden, mêlaient sans cesse des mots français dans leur conversation. Ce français, parlé en Angleterre, étant de moins en moins cultivé, s’altérait chaque jour par l’introduction de l’accent et des mots saxons. Aussi Chaucer, raillant une abbesse de haut parage, disait : « Elle parlait français parfaitement et correctement comme on l’enseigne aux écoles de Stratford-Athbow ; mais le français de Paris, elle ne le savait pas. »
Depuis l’année 1400, les actes publics paraissent avoir été rédigés indifféremment en français et en anglais. Le premier acte de la chambre des communes, écrit entièrement en anglais, date de 1425 ; et à compter de 1450, on n’en trouve plus aucun en français dans la collection imprimée des actes publics. Le français-dut pourtant être employé encore devant les tribunaux, dans quelques cas particuliers, car, dans un acte du parlement de 1731, il est fait mention d’une interdiction , non-seulement du latin mais encore du français dans les procédures judiciaires et les actes publics.
Un demi-siècle après l’importation de l’imprimerie en Angleterre, les Anglais faisaient encore imprimer en France leurs livres de lois écrits en français, et pour donner une idée du style et de l’orthographe de ces ouvrages, on n’a qu’à lire, dans les Curiosités bibliographiques, le titre d’un recueil de décisions judiciaires publié par Fitz-Herbert en 1516. Au XIXe siècle encore, un assez grand nombre de formules françaises sont employées dans les actes parlementaires de la Grande-Bretagne et dans les cérémonies du sacre des souverains, comme : Le roi le veult, le roi s’advisera, le roi mercie ses loyaux subjects, etc.
Grammaire générale et raisonnée. Livre d’école publié en 1660
L’Université de Paris, où l’on venait étudier de toutes les parties de l’Europe, contribua puissamment à répandre la connaissance de notre langue dans les contrées les plus éloignées. S’il faut en croire un écrivain danois cité par Schwab dans sa Dissertation sur les causes de l’universalité de la langue française, dans un livre islandais, composé au XIIe siècle, et qui est une espèce de speculum regale, il est recommandé d’apprendre les langues, et surtout le latin et le français, comme d’un usage plus nécessaire. Au siècle suivant, les qualités de notre langue si éminemment propre à la discussion, étaient déjà appréciées partout. Arnold, abbé de Lubeck, écrivait à cette époque que les nobles danois envoyaient à Paris leurs enfants, qui, ayant appris à connaître notre langue et notre littérature, en revenaient beaucoup plus habiles dans la dialectique, propter naturalem linguæ celeritatem. Le Laboureur, dans son épître à Louis XIV, en tête de sa traduction du religieux de Saint-Denis, dit : « J’ai cru de mon devoir de dépouiller ce bon français d’un habit étranger, et de lui faire parler une langue à laquelle vos armes, sire, ont confirmé l’avantage d’être la première du monde. »
Lichhorn, écrivain distingué de l’Allemagne moderne, s’exprime ainsi dans son Histoire générale de la civilisation et de la littérature : « La France du Moyen Âge servit la première d’exemple aux peuples modernes. De la Méditerranée à la Baltique, on imita sa chevalerie et ses tournois ; sur une moitié du globe on parla sa langue, non seulement dans l’Europe chrétienne, mais à Constantinople même, dans la Morée, en Syrie, en Palestine et dans l’île de Chypre. Ses ménestrels, courant d’un pays à l’autre, y portèrent leurs romans, leurs fabliaux, leurs contes ; ils les chantèrent dans les cours, dans les cloîtres, dans les villes et les hameaux. Partout leurs poésies furent traduites et servirent de modèles. L’Italie et l’Espagne imitèrent les poètes français du sud ; l’Allemagne et les peuples du nord imitèrent ceux des provinces septentrionales ; enfin l’Angleterre même, pendant plusieurs siècles, et l’Italie, pendant quelque temps, rimèrent dans l’idiome du nord de la France. »
Le français, qui est la langue de la haute société dans la plupart des États européens, est en outre parlé exclusivement ou fort répandu parmi les populations des pays suivants : la Belgique , le duché de Luxembourg, l’Archipel anglo-normand, les cantons suisses de Berne, de Neufchâtel, de Fribourg, de Vaud, de Genève, le Bas-Valais, la Savoie et le Val d’Aoste. Écrivant au milieu du XIXe siècle, l’auteur de Curiosités philologiques explique qu’outre les colonies appartenant alors à la France, notre langue est alors encore parlée dans nos anciennes possessions maritimes, comme l’Ile de France et ses dépendances, aux îles du Vent, à Sainte-Lucie, aux îles Sous-le-Vent, Saint-Domingue et surtout au Canada. Il ajoute que « dans ce dernier pays, elle est non-seulement répandue parmi les Canadiens d’origine française, mais encore parmi les indigènes. À la Nouvelle-Orléans, toutes les proclamations et les papiers publics sont imprimés à deux colonnes, en anglais d’un côté, en français de l’autre : les voyageurs qui s’enfoncent à l’ouest, dans l’intérieur de l’Amérique, ont un très-grand besoin de savoir le français pour se faire comprendre des habitants d’origine française, et pouvoir communiquer avec les sauvages. »
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