Il y a cent ans et à l’occasion d’une décision judiciaire dans un procès mettant en scène un député corrompu, Jean Lecoq explique aux lecteurs du Petit Journal comment et pourquoi les hommes politiques, au fil de promesses non tenues et de faveurs illégales accordées sur les deniers de la République, ont outrageusement discrédité leur fonction
Le tribunal civil de Dax vient de juger un petit procès qui éclaire d’un jour singulier et nos mœurs politiques et l’âme de certains politiciens. il s’agissait d’un différend entre M. Loustalot, député, et M. Ducamin, qui avait été son agent électoral, écrit le chroniqueur du Petit Journal. Si je suis nommé, avait dit le premier au second, je vous ferai obtenir un bureau de tabac ou une recette buraliste importante. Et le candidat ne s’était pas contenté d’un engagement verbal : il avait bel et bien libellé par écrit et signé sa promesse.
— Monsieur le député, les loyers sont trop chers, pensez donc
que je paie 3.500 frs pour deux pièces et un cabinet.
— Ça n’est pas cher du tout, allez donc demander au Ministre
des Finances ce que coûte au budget deux chambres et un cabinet
Malheureusement, vous savez ce que valent les promesses des candidats. Autant en emporte le vent. M. Loustalot est aujourd’hui député, et M. Ducamin n’a pas son bureau de tabac. De là le procès que celui-ci fit à celui-là. Le danger passé, au diable le saint ! dit un proverbe italien. L’élection assurée, au diable les promesses ! disent nos bons députés... Et dame ! s’il leur fallait remplir tous les engagements pris pendant la période électorale, tous les bureaux de tabac, toutes les recettes buralistes de France, de Navarre et des colonies n’y suffiraient pas.
Mais ce n’est point sur ce manquement à la foi promise que j’entends épiloguer ici. Non ! s’exclame notre journaliste. Ce qui me frappe dans cette affaire Loustalot-Ducamin, c’est l’impudence avec laquelle s’affichent ces maquignonnages électoraux. Voilà un monsieur qui, briguant un mandat de député, ne craint pas de s’engager par écrit à faire payer par le pays, les services de son agent électoral. Vous aurez un bureau de tabac ou une recette buraliste, lui dit-il. A quel titre ?... Il n’importe ! Point n’est besoin de titres : il suffit que je le veuille, moi, député...
« Vote du gouvernement. Nous votons pour nous-mêmes ! ». Carte satirique de 1906
Et l’on voudrait après cela que le peuple eût confiance dans la vertu de ceux qui le gouvernent, on voudrait nous faire croire que les faveurs officielles sont accordées uniquement à qui les mérite... Mais ce sont les hommes politiques eux-mêmes qui s’ingénient à nous démontrer le contraire, qui ruinent en nous toute confiance en affichant outrageusement leurs procédés de favoritisme. Et ces messieurs se plaignent d’être assaillis tout le jour, par les sollicitations de leurs électeurs... A qui la faute ?...
Ils ont fait de leur élection une question de marchandages éhontés ; ils ont promis toutes les faveurs. Ils ont enlevé au peuple toute illusion, sauf une croyance unique, la croyance en leur influence, en leur toute puissance. Ils lui ont laissé croire qu’ils pouvaient tout, même l’illégalité ; et que la France était à eux, que la France c’était eux.
Comment ne seraient-ils pas les premières victimes de leur inconséquence ; comment ne supporteraient-ils pas les effets de la démoralisation qu’ils ont répandue autour d’eux ?...
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