Héritier orphelin à l’âge de 18 ans de la riche famille des Montfort, Arthur, n’écoutant pas les sages conseils du vieil intendant auxquels il préfère les flatteries de jeunes hommes cupides, s’adonne à la débauche et au jeu, avant de perdre jusqu’au château de ses ancêtres, qu’il trouve néanmoins le courage de vouloir conserver en scellant un pacte avec le diable et en jouant son va-tout : percer, sans en avertir le démon, une botte que ce dernier devra s’échiner à remplir pour s’emparer de l’âme du jeune effronté
Arthur avait vingt-cinq ans, quand un jour, à deux heures du matin, le pont-levis se baissait pour donner entrée à ce jeune rejeton de l’antique famille des Montfort : portant sur son visage, où la violence des passions avait laissé plus d’une trace, la marque d’un profond désespoir, il parcourait avec rage les longs corridors du château, les galeries décorées des portraits de ses ancêtres, et jetait autour de lui d’avides regards, signe d’une âme en peine qui réclamait un secours surnaturel.
Et en effet, à dix-huit ans, ce descendant de nobles sires était devenu maître de sa fortune, mais son père, tué dans une croisade, n’avait laissé auprès de son fils aucun guide sûr, aucun tuteur fidèle. Pour seul frein à sa jeunesse orageuse il n’avait eu qu’une mère, toute tendresse, douceur et indulgence, et l’avait perdue trop jeune encore pour pouvoir se passer des sages conseils et des soins attentifs dont elle environnait son inexpérience.
Ruines du château de Montfort (Côte-d’Or)
Dès ce moment, Arthur s’était livré à l’orgie et à la débauche, n’aimant pour société que la fréquentation des jeunes seigneurs les plus dissolus du pays, qui étaient devenus ses compagnons de tous les jours, jusqu’au jour où le vieil intendant de la maison des Montfort, voyant des jeunes hommes ruinés tels un essaim d’intrigants affamés se jeter sur la fortune d’Arthur, avait élevé la voix pour avertir l’héritier de son aveuglement ; mais pour prix de ce sage avis, Arthur avait chassé le fidèle et vieux serviteur, avant de le remplacer par un valet complaisant pour ses caprices, et dont il n’eut à redouter aucun conseil respectueux ou importun.
Il ne fallut pas cinq ans à Arthur pour dissiper l’immense fortune des Montfort, et l’imprudent et malheureux jeune homme, dans une nuit de folie et d’ivresse, dans une partie de jeu de cinq minutes, avait perdu jusqu’au mausolée de ses pères. À l’heure nocturne où il revenait au château, les somptueux appartements qu’il parcourait n’étaient plus son patrimoine. Cette chambre où fut son berceau, ce sol de ses premiers pas ; ces longues galeries où, enfant, il avait aimé à courir, ces salles de festins et de danses ; ce parc si beau avec ses hêtres, ses mélèzes ; jardins splendides, lambris dorés, tout cela allait être souillé par la présence d’un ignoble maître, d’un débauché, d’un joueur, d’un manant, d’un valet, d’un homme sans nom, sans honneur, d’une origine inconnue. Cet être, dans quelques heures, passerait insolemment devant le portrait de son père, se délasserait dans sa couche, userait de tous les droits qui n’auraient pas dû être aliénés de la famille des Montfort, posséderait le tombeau de sa mère.
Rien ne pouvait le sauver de l’ignominie que de l’or, beaucoup d’or. De l’or ! qui lui en donnera ? Arthur se souvient alors d’avoir entendu vanter, par ses compagnons de débauches , le pouvoir des puissances infernales, et les appelle à son secours : pour avoir de l’or, plein seulement une botte, il vendrait son âme à Satan.
À peine a-t-il accueilli cette pensée criminelle, qu’une voix forte, sonore, retentit à son oreille. Satan lui-même répond à son appel : « Jeune homme, tu es malheureux, et plus encore que tu ne penses. Tu n’a pas réfléchi à toute l’horreur de la destinée qui t’attend. Que vas-tu devenir, toi si mollement nourri dans les plaisirs, si doucement bercé par les voluptés enchanteresses ? Au sortir de ton beau manoir, où trouveras-tu un ami pour te recueillir et consoler tes peines ? Ceux qui ont jusqu’ici partagé ta fortune, demain détourneront la tête à ton passage. Toutes les carrières te seront fermées ; ruiné sans retour, tu ne pourras plus tenir le rang de tes ancêtres ; tu seras obligé d’obéir là où ils ont commandé. Traînant ta malheureuse existence de ville en ville, conçois-tu maintenant ce qui t’est réservé pour l’avenir ? Mais je suis là, et si tu veux, je réparerai tes pertes.
Ruines du château de Montfort
« Tu demandais tout à l’heure de l’or, tu en auras. Demain, au point du jour, suspends cette botte à la plus haute tour de ton château, elle sera remplie, et je m’engage à te la faire trouver toujours pleine ; tu peux compter sur ma parole. Les conditions de ce service, tu les as toi-même fixées ; ton âme m’appartiendra à l’instant où j’aurai rempli la botte ; à ta mort, je réclamerai mes droits. » Ainsi parle Lucifer. « Oui, j’y consens, s’écrie Arthur, dont l’imagination égarée savait enfin sur quoi se reposer. » Et de nouveau il fut seul dans sa chambre.
Ce n’était point une illusion. Avec de l’or il pourra cacher ses folies. Avec de l’or il pourra racheter son château, riche et respectable héritage qu’il ne devait pas livrer aux chances d’un tour de cartes. Mais il revoit les portraits de ses aïeux, il les contemple avec respect. Celui de sa mère s’offre à lui. Le jour qui commençait à paraître colorait d’un rouge de feu le visage pâle de la châtelaine. On eût dit que sa grande ombre courroucée allait se détacher, pour s’opposer à la conduite impie, sacrilège de son fils. La terreur glace Arthur ; il reste enchaîné devant ce portrait qui est pour lui l’aiguillon du remords. Où il avait reçu des leçons de sagesse d’une mère chérie, où elle l’avait fait prier, il a contracté un pacte diabolique.
Nouvelle lutte, nouveaux tourments. Il se jette à genoux, et appelle à grands cris la protectrice de son enfance, sa mère ; sa mère, qui avait été si douce et si indulgente. Puis, soudain, il a une inspiration lumineuse. Satan doit remplir d’or la botte d’Arthur. Mais s’il peut l’engager à renoncer à sa promesse, l’âme d’Arthur ne lui appartiendra plus. Et le jeune homme imagine donc de détacher le dessous d’une botte ; stratagème puéril, il est vrai, mais dont le résultat était de rendre cette botte ouverte des deux côtés et impossible à remplir. Il va lui-même la suspendre à la plus haute tour de son castel, et à peine la botte percée est-elle en place, que voilà une pluie d’or, une pluie d’or énorme qui roule comme la grêle au pied de la tour : Satan se hâte d’en accumuler un monceau pour acheter cette âme prête à lui échapper.
Satan doit remplir d’or la botte d’Arthur
que ce dernier a pris soin de percer. © Crédit illustration : Araghorn
Il veut à toute force combler le vide immense qui lui empêche de tenir sa parole ; ce vide qui part de la cime de la tour, et va jusqu’à sa base. Il le prodigue, l’or. Arthur pénètre dans les intentions de l’esprit tentateur. À sa voix, aussitôt tous ses serfs, ainsi que ses serviteurs accourent de tous les côtés armés de pioches et de pelles. Ils combinent leurs efforts pour détourner l’entassement d’or qui menace de monter jusqu’au bout, jusqu’au haut de la tour et au-dessus de la botte.
Tous travaillent à l’envi sous le commandement d’Arthur, qui les conjure de ne pas l’abandonner. Nul ne se laisse vaincre, ni par les blessures qu’il reçoit de la force avec laquelle le métal tombe sur sa tête et ses mains en les meurtrissant, ni par la vitesse de Satan, qui redouble l’élan de sa pluie métallique, sur laquelle il attend la victoire. Depuis le matin jusqu’à midi l’or n’avait cessé de tomber. Mais l’Angélus sonne au presbytère, et soudain un horrible craquement jette l’épouvante parmi les travailleurs. Ils reculent, et tout à coup cette haute tour, qui semblait par sa solidité défier les ravages du temps, s’écroule d’elle-même comme les murailles de Jéricho. Avec cette chute épouvantable, Satan était vaincu, sa rage impuissante ayant détruit le monument de sa défaite.
Le jeune Montfort, foudroyé par le prodige, revenu à des sentiments dignes du beau nom qu’il portait, voulut rebâtir la tour massive, mais sa volonté trouva un obstacle invincible. Il ne put la refaire : l’emplacement était devenu un terrain sans consistance. Toujours un événement inattendu détruisait les travaux. Ni Arthur, ni les fils d’Arthur, ni les fils de leurs fils ne purent réparer la brèche faite au noble manoir. Des siècles plus tard, on montrait encore des débris, des décombres de la tour écrasée, et l’on disait aux visiteurs curieux : « C’est ici la Tour du Diable ! ».
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