Les 26 et 27 mai 1923 se déroulait la première édition de la course des 24 Heures du Mans, véritable épreuve d’endurance automobile visant à éprouver les mécaniques et à repousser les limites techniques des véhicules, ceux de série en bénéficiant à terme. La vitesse moyenne des vainqueurs était alors d’un peu plus de 92 km/h, à comparer aux 225,446 km/h des vainqueurs de l’année 2010
Après dix-huit heures de la rude épreuve qui a lancé hier sous la pluie trente-trois voitures sur le sinueux circuit de la Sarthe, lit-on dans Le Temps du 28 mai 1923, la vision dont le souvenir persiste est celle de l’étrange ronde nocturne des bolides lumineux perçant l’obscurité de la puissance de leurs projecteurs, apparitions renouvelées sans cesse donnant par moments l’impression d’une théorie d’écrans lumineux sûrement guidés, derrière lesquels on devinait des conducteurs habiles et attentifs.
André Lagache et de René Léonard, au volant d’une Chenard et Walker remportant la première édition des 24 heures du Mans |
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C’était ensuite le passage en trombe devant les tribunes sous les éclats crus des réflecteurs qui silhouettaient quelques secondes durant le profit des voitures dont on scrutait les numéros afin de les identifier, tandis qu’à 100 kilomètres à l’heure la ronde fantastique continuait, s’en allant vers le terme des vingt-quatre heures d’endurance que tous devaient subir.
Le temps était franchement mauvais pendant l’après-midi d’hier ; aussi le public n’était-il pas venu nombreux. Dix minutes avant le départ, une tourmente de grêle s’abattit sur les voitures alignées le long des deux côtés de la roule qui borde les tribunes de la Rainerie. Et la pluie faisait encore rage quand le chronométreur donna le signal du départ à quatre heures précises. Aucun des trente-trois concurrents dont nous avons publié les noms hier ne manquait à l’appel. Enveloppés de caoutchouc, hermétiquement habillés, les conducteurs courbaient la tête sous l’averse et dans l’atmosphère embrumée le démarrage simultané de tous les véhicules se fit sans encombre ; la randonnée de vingt-quatre heures était commencée.
Si les tribunes réservées aux spectateurs étaient peu garnies – quoique de nombreuses loges fussent occupées – il n’en était pas de même dans les stands de ravitaillement affectés aux maisons concurrentes. Une activité grande y régnait et tout était d’avance préparé pour aider aux premiers arrêts. Certaines installations ressemblaient à un véritable camping, avec lits de repos pour les conducteurs qui devaient se relayer. Dès les premiers tours, l’épreuve se dessina. Tandis que certains s’en allaient à une allure basée sur la moyenne imposée par le règlement, d’autres au contraire réalisaient des moyennes de plus de 95 kilomètres à l’heure, c’est ainsi que, successivement, la Bignan de l’équipe de Tornaco et Gros fut en tête ; ensuite la Chenard et Walcker pilotée par Lagache et Léonard ; enfin la voiture anglaise de Bentley qui, s’arrêtant rarement, fut par instants première de l’imposant peloton.
Trois heures durant la pluie ne cessa de tomber ; puis le mauvais temps se calma, mais les routes étaient détrempées quand la nuit vint. Et soudain les tribunes et leurs enceintes s’illuminèrent. Silencieusement la station électrique des deux groupes électrogènes de Dion-Bouton de Focheraux avait été mise en action, fournissant la puissance nécessaire pour alimenter une série de circuits électriques représentant une intensité de plus de trente mille bougies. A dix heures du soir, le public était plus nombreux. Après huit heures de marche aucun concurrent n’avait abandonné.
De l’avis unanime de tous les concurrents, cette course ininterrompue de 24 heures met à l’épreuve tous les organes vitaux d’une voiture, en même temps qu’il est permis de se rendre compte sur des véhicules de tourisme, comme sont ceux qui concourent, des dispositifs plus ou moins heureux d’éclairage, de mise en marche électrique, etc. Et si l’épreuve s’était terminée après 12 heures, la remarquable performance des deux Chenard et Walcker, en tête à ce moment, avec l’une 1 070 kilomètres et l’autre 1 035 kilomètres, suffirait à souligner la valeur de la performance accomplie qui place la Chenard et Walcker au premier rang de nos meilleures voitures de tourisme.
Affiche de la première épreuve des 24 heures du Mans |
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La randonnée des trois Lorraine-Diétrich est aussi des plus honorables, et les trois torpedos de la grande marque lorraine sont suffisamment groupés ; ce sont de superbes voitures de pur tourisme, et celle pilotée par MM. Bloch et Staltert a déjà à son actif 60 000 kilomètres parcourus depuis une année. Enfin, on n’aurait garde d’oublier les deux Bignan, si régulières, qui ont accompli toutes deux la même distance de 949 kilomètres, ce qui est à noter avec des moteurs de deux litres de cylindrée luttant contre des trois litres et battant, du reste, des voitures beaucoup plus puissantes. Quant à la performance de la voiture anglaise Bentley, qui a dépassé les 1 000 kilomètres, elle montre que nos amis d’outre-Manche sont de sérieux compétiteurs.
Lorsque le jour s’est levé après les douze premières heures, le- ciel était couvert et les nuages bas, mais- sans pluie. Dans les enceintes des tribunes, environ cinq cents fidèles sont restés durant toute la nuit. Dès sept heures, le public commence affluer à nouveau. La constatation des résultats après douze heures de marche a stimulé quelques concurrents, et pendant près d’une heure le public, qui arrive de plus en plus nombreux, a assisté à de véritables matches sur un tour de piste entre la voiture anglaise Bentley et les deux Chenard-Walcker n° 8 et 9. Finalement c’est l’excellent conducteur Léonard, pilotant la voiture n° 9, qui a battu le record du tour en 9 minutes 59 secondes, soit à 103 kilomètres à l’heure.
Le lendemain, le même journal consacre un article aux résultats de la première édition du Grand Prix
L’épreuve de 24 heures, véritable course entre voitures de tourisme qui s’est terminée cet après-midi à 5 heures, ne donnera pas au public, par la simple lecture du palmarès, l’impression de la difficulté de la tâche imposée à la mécanique d’une voiture. Au contraire, ceux qui ont suivi 24 heures durant la lutte des véhicules, qui ont constaté les difficultés d’un pareil effort continu, et enfin qui ont vu ce que pouvait être l’ « usure » produite par une course de 24 ,heures non seulement sur les mécanismes, mais sur toute l’installation et l’équipement, ceux-là sont d’accord pour dire que la course de 24 heures sera la grande épreuve de demain et remplacera probablement tous les grands-prix de l’avenir.
Les enseignements de l’épreuve d’hier sont nombreux. D’abord, il vient d’être péremptoirement prouvé que l’épreuve de 24 heures consécutives de marche, avec arrêts et démarrages constants et l’obligation d’une moyenne élevée, non seulement constitue un banc d’essai remarquable pour les moteurs, mais entraîne l’obligation de carrosser et d’équiper avec un soin particulier le véhicule, et par conséquent d’améliorer, de perfectionner tout ce qui concerne l’accessoire de l’automobile, depuis les phares jusqu’au pare-brise en passant par les compteurs, exhausteurs, démarreurs, installation électrique, etc.
D’autre part, il deviendra nécessaire d’interdire pour un nombre de kilomètres imposé tout ravitaillement en essence en huile et en eau. Car, hier, les commissaires ont pu constater que certains véhicules prenaient de l’huile et de l’eau tous les cinq tours, que d’autres ravitaillaient en essence tous les dix tours ; or dix tours c’était à peine 173 kilomètres, et une voiture de vrai tourisme doit pouvoir rouler plus longtemps sans se ravitailler.
Bref, toute une nouvelle formule d’épreuves est née de la course d’hier et il faut remercier l’Aulomobile-Club de l’ouest et la Société des roues détachables Rudge-Whitworth d’avoir été les premiers à comprendre l’utilité et la portée de l’épreuve de grande endurance. Du reste, le résultat brutal des constatations faites n’est-il pas suffisant ? La Chenard et Walcker victorieuse n’a-t-elle pas couvert 2 000 kilomètres en 21 heures 46 minutes 20 secondes et 2 205 kilomètres en 24 heures, ce qui est le record du monde sur route ?
La Bentley ayant remporté l’épreuve en 1924 |
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Sur les trente-trois voitures engagées, trente seront qualifiées d’après les moyennes imposées, mais toutes ont continué jusqu’à la fin des 24 heures. (...) Une Voiture se distingue cependant parmi toutes, celle qui a couvert la plus grande distance et- il faut en féliciter avec ses constructeurs, MM. Chenard et Walcker, les deux dévoués conducteurs, Lagache et Léonard, qui, inlassables, ont mené leur engin au succès. MM. Chenard et Walcker avaient présenté trois voitures au départ. Toutes trois sont à l’arrivée et les deux Chenard et Walcker type sport couvrent la plus grande distance de tous les concurrents, battant tous les records du monde. La moyenne réalisée pendant les vingt-quatre heures, et malgré les conditions atmosphériques, a atteint 92 kilomètres à l’heure. Cette dure épreuve a mis une fois de plus en lumière la valeur de la construction Chenard et Walcker.
(...) Une autre voiture a dépassé le cap des 2 000 kilomètres, c’est la Bignan de de Tornaco et Gros, laquelle, avec sa cylindrée de 1 979 cm3 (11 CV), s’attribue le record des deux litres avec 2 071 kilomètres, à la moyenne de 87 kilomètres. L’autre Bignan, celle de de Marne et Martin, finit très près avec 1 933 kilomètres, performances obtenues avec des 4 cylindres de 75x112. L’excellent constructeur de Courbevoie a prouvé hier au Mans une fois de plus, s’il en était besoin, la valeur de sa technique et de sa construction. La voiture anglaise Bentley a fait une course remarquable ; arrêtée par manque d’essence, son conducteur est revenu en chercher et le capitaine Duff a battu le record du tour du circuit en 9 mn 39 sec., soit à 108 kilomètres à l’heure.
La course des Lorraine-Dietrich n’a pas été autre chose qu’une démonstration ; les deux Lorraine-Diétrich classées ont respectivement, en 18 heures 11 et 21 heures 14, couvert la distance qui leur était imposée pour 24 heures d’après leurs cylindrées. L’excellente marque a fait une belle démonstration de régularité. Les types qui ont couru au Mans sont des châssis rigoureusement de série sans aucune modification, et l’une des voitures, qui appartient à un client, aurait même totalisé, avant l’épreuve, cinquante mille kilomètres de route. Tel est l’esprit dans lequel la vieille et sérieuse maison avait compris l’épreuve qui s’est terminée hier.
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