L’Empire, l’Angleterre, la Hollande, la Savoie, l’Espagne : dans cette guerre, dite de la ligue d’Augsbourg, nous avions presque toute l’Europe contre nous. Le but des coalisés ? Annuler les agrandissements de Louis XIV, ramener la France aux limites des traités de Westphalie et des Pyrénées. Après quoi, ces traités eux-mêmes eussent été bien compromis.
Malgré huit ans de campagnes où, de part et d’autre, on évita les grandes batailles décisives, la coalition (d’ailleurs souvent désunie, bien que Guillaume d’Orange en fût le chef) n’obtint pas le résultat qu’elle cherchait. Partout, sur terre, la France lui avait tenu tête. On ne s’était pas battu sur notre sol et nous avions été vainqueurs à Steenkerke et à Neerwinden, à Staffarde et à la Marsaille.
La guerre se serait terminée entièrement à notre avantage si, sur mer, nous n’avions eu le dessous. Pourtant les débuts de la campagne maritime avaient été brillants. La flotte puissante qu’avait laissée Colbert ne craignait pas les forces réunies des Anglo-Hollandais. Nous débarquions librement en Irlande pour y soutenir Jacques II et l’idée vint de débarquer en Angleterre même. Mais la difficulté pour la France était toujours de tenir l’Océan et la Méditerranée, le Ponant et le Levant. De plus, il y avait à Paris deux écoles, celle qui croyait à l’importance de la mer, celle qui ne croyait qu’aux victoires continentales. Après le désastre de la Hougue, les « continentaux » l’emportèrent sur les maritimes. Cette défaite navale n’était pas irrémédiable. Si elle ruinait l’espoir de réduire l’Angleterre en la menaçant jusque chez elle, notre marine n’était pas détruite. La confiance l’était. L’opinion publique cessa de s’intéresser aux choses de la mer. La dépense qu’exigeait l’entretien de puissantes escadres servit de prétexte. Colbert était mort, son œuvre ne fut pas poursuivie, et la décadence commença. De longtemps, nous n’aurons plus de forces navales capables de s’opposer aux Anglais à qui reviendra la maîtrise des mers.
La défaite de la Hougue, en 1692, fut loin de terminer la guerre. Elle nous empêcha seulement de la gagner tout à fait. Tourville et Jean Bart portèrent encore de rudes coups aux amiraux anglo-hollandais. Sur terre, la coalition s’épuisait, mais la France se fatiguait aussi. Sur le Rhin, les Alpes, les Pyrénées, elle n’avait été entamée nulle part, mais elle avait souffert. Cet immense effort avait été coûteux. Les ressources créées par Colbert avaient fondu et Louis XIV voyait approcher l’heure, chargée de soucis, où la succession d’Espagne s’ouvrirait. Il cherchait depuis longtemps une paix de compromis, à la fois avantageuse et honorable. Cette paix réfléchie, modérée, fut celle de Ryswick (1697). Si la France restituait beaucoup de choses, elle gardait Strasbourg. Et surtout ces restitutions s’inspiraient du plan qui consistait à nous donner des frontières solides. Le système. de Vauban avait subi victorieusement l’épreuve de la guerre. Mais Vauban avait peut-être tendance à étendre un peu trop son système. Louis XIV pensa qu’on ne perdrait rien à le resserrer. Il n’en fut pas moins blâmé pour n’avoir pas tiré meilleur parti des victoires de Luxembourg et de Catinat, les militaires se plaignirent hautement de cette paix et Louis XIV, au nom duquel on attache aujourd’hui des idées d’excès et d’orgueil, a passé de son temps pour avoir, par timidité, sacrifié les intérêts et la grandeur de la France. Ces contradictions sont la monnaie courante de l’histoire ; quand on l’a un peu pratiquée on ne s’en étonne même plus.
Ce qui avait le plus coûté à Louis XIV, c’était de reconnaître Guillaume d’Orange comme roi d’Angleterre et de renoncer à la cause des Stuarts, car c’était aussi reconnaître que l’Angleterre échappait à notre influence. Mais un intérêt supérieur exigeait de grands ménagements de beaucoup de côtés. L’événement prévu depuis les débuts du règne, depuis le mariage avec Marie-Thérèse, approchait. Le roi d’Espagne Charles II, beau-frère de Louis XIV et de l’empereur Léopold, allait mourir sans enfant. Selon que Charles II laisserait sa succession à l’un ou à l’autre de ses neveux, le sort de l’Europe serait changé. Le danger, pour nous, c’était que l’héritage revînt aux Habsbourg de Vienne, ce qui eût reconstitué l’empire de Charles Quint. D’autre part Charles II ne se décidait pas. D’innombrables intrigues se croisaient autour de son testament. Louis XIV pensait aussi, et avec raison, que si un Bourbon était désigné, ce ne serait pas sans peine et peut-être sans guerre qu’il recueillerait le magnifique héritage : Espagne, Flandre belge, une grande partie de l’Italie, le Mexique et presque toute l’Amérique du Sud. Pour un homme aussi sensé, c’était trop beau. Il savait maintenant que, dans tous ses projets, il devait compter avec les puissances maritimes. En outre, il était clair que l’Angleterre convoitait les colonies de l’Espagne. Louis XIV préféra donc négocier un traité de partage de la succession espagnole et, pendant près de trois ans, la carte de l’Europe fut maniée et remaniée de façon à donner satisfaction à tous les compétiteurs, Habsbourg et Bourbon, Bavière et Savoie. Les plans de Louis XIV étaient toujours dirigés par le principe des frontières et c’était en Lorraine, dans les Alpes, à Nice, qu’il cherchait des compensations à ses abandons de l’héritage espagnol. La mauvaise foi de Guillaume d’Orange, au cours de ces pourparlers, est certaine, car seule l’Angleterre, dans ces projets, ne recevait rien.
Un premier partage fut annulé par la mort du prince électoral de Bavière auquel l’Espagne, pour n’inquiéter personne, avait été attribuée. Tout fut à recommencer. La bonne volonté de Guillaume d’Orange manquait parce qu’une solution pacifique enlevait à l’Angleterre l’espérance de s’enrichir des dépouilles de l’Espagne dans les pays d’outre-mer. Ce qui manquait encore, c’était le consentement de l’empereur Léopold qui travaillait pour que le testament fût en faveur de sa famille. C’était le consentement des Espagnols eux-mêmes qui ne voulaient pas que leur État fût démembré. Le testament de Charles II, toujours hésitant et qui n’aimait pas à prévoir sa mort, lui fut enfin imposé par les patriotes espagnols qui désignèrent le second des petits-fils de Louis XIV, le duc d’Anjou, un prince de la puissante maison de Bourbon leur paraissant plus capable qu’un autre de maintenir l’indépendance et l’intégrité de l’Espagne.
Peu de délibérations furent plus graves que celles où Louis XIV, en son conseil, pesa les raisons pour lesquelles il convenait d’accepter ou de repousser le testament de Charles II, qui mourut en 1700. Accepter, c’était courir les risques d’une guerre, au moins avec l’empereur, très probablement avec l’Angleterre dont le gouvernement n’attendait que le prétexte et l’occasion d’un conflit pour s’attribuer la part coloniale de l’héritage espagnol. Ainsi, l’acceptation, quelques précautions que l’on prît, c’était la guerre. Mais s’en tenir au traité de partage, c’était ouvrir à l’empereur le droit de revendiquer l’héritage entier, car tout partage était exclu par le testament. Alors, et selon l’expression du chancelier Pontchartrain que rapporte Saint-Simon, « il était au choix du roi de laisser brancher (c’est-à-dire élever) une seconde fois la maison d’Autriche à fort peu de puissance près de ce qu’elle avait été depuis Philippe II ». C’était la considération capitale. Elle emporta l’acceptation. Un des ministres présents fut pourtant d’avis que nous ne gagnerions pas grand-chose à installer à Madrid un Bourbon, « dont tout au plus loin la première postérité, devenue espagnole par son intérêt, se montrerait aussi jalouse de la puissance de la France que les rois d’Espagne autrichiens ». Et il est vrai que le duc d’Anjou devint très vite Espagnol. Mais le grand point gagné, ce n’était pas seulement qu’il y eût à Madrid une dynastie d’origine française. C’était qu’il n’y eût plus de lien entre l’Espagne et l’Empire germanique et que la France ne fût plus jamais prise à revers : soulagement, sécurité pour nous. Le mot célèbre et arrangé, « il n’y a plus de Pyrénées », traduisait ce grand résultat, la fin d’une inquiétude et d’un péril qui avaient si longtemps pesé sur la France.
Ainsi, refuser le testament, c’était laisser l’Espagne à la maison d’Autriche, malgré la nation espagnole qui appelait le duc d’Anjou. L’accepter, c’était, en revanche, renoncer aux acquisitions que le traité de partage nous promettait. Il fallait opter. Un intérêt politique supérieur, la considération de l’avenir l’emportèrent. À distance, les raisons qui déterminèrent le choix paraissent encore les meilleures et les plus fortes. Par la suite, nous nous sommes félicités en vingt occasions d’avoir soustrait l’Espagne à l’influence allemande.
À partir du moment où un petit-fils de Louis XIV succédait à Charles II sous le nom de Philippe V, il était inévitable qu’il y eût en Europe de violentes oppositions. Celle de l’empereur évincé fut immédiate. Quant à Guillaume d’Orange, d’avance son parti était pris. Toutefois il devait compter avec le Parlement anglais et avec les États-Généraux de Hollande, également las de la guerre. Eût-il été possible à Louis XIV d’échapper au conflit ? On lui reproche des fautes qui donnèrent à Guillaume III le prétexte qu’il cherchait pour exciter l’opinion publique en Angleterre et aux Pays-Bas. En réalité, Louis XIV devait s’attendre à des hostilités et ses mesures de précaution étaient aussitôt traduites en provocations. Son petit-fils régnant en Espagne, le roi de France était comme chez lui à Anvers et à Ostende et c’était ce que l’Angleterre ne pouvait supporter. Elle ne pouvait supporter non plus que, par son association avec l’Espagne, la France dominât la Méditerranée, devînt peut-être la première des puissances maritimes et coloniales. La Chambre des Communes n’hésita plus lorsqu’elle eut compris, selon l’expression d’un historien, que cette guerre était une « guerre d’affaires » dont l’enjeu serait le commerce des riches colonies espagnoles. Comme dans tous les grands conflits, les considérations économiques se mêlaient aux considérations politiques.
Guillaume III mourut avant d’avoir déclaré la guerre et sans qu’elle en fût moins certaine, tant il est vrai que les hommes n’y pouvaient et n’y changeaient rien. La situation était plus forte qu’eux. Il suffit de penser à une chose : que dirait l’histoire si Louis XIV avait laissé tomber l’Espagne aux mains de l’empereur germanique ? Que dirait-elle d’un gouvernement britannique qui se serait désintéressé de l’opulente succession ?
Il vient sans doute à l’esprit que Louis XIV eût pu rassurer des puissances inquiètes en marquant avec netteté que la France et l’Espagne ne se confondraient pas. Mais déjà l’empereur revendiquait par les armes ce qu’il appelait son héritage et l’Espagne était si faible, si peu capable de se défendre e1lemême (sans compter les embarras qui résultaient du changement de dynastie) que nous dûmes la porter à bout de bras, mettre nos armées, nos généraux, nos ressources au service de Philippe V. Dans ces conditions, nos ennemis avaient beau jeu à prétendre que l’État français et l’État espagnol ne faisaient plus qu’un et les accusations d’impérialisme redoublaient.
Louis XIV, prévoyant que la lutte serait difficile, s’était muni d’alliances : l’électeur de Bavière et celui de Cologne, le duc de Savoie, le Portugal. La tactique de la coalition fut de mettre hors de combat. Le duc de Savoie, adepte de la « versatilité réfléchie » lâcha pied le premier. Au Portugal, les Anglais imposèrent les traités de Lord Methuen qui plaçaient en quelque sorte ce pays sous leur protectorat. Ils profitèrent aussi des circonstances pour s’installer à Gibraltar où ils sont restés depuis, et à Port-Mahon. L’Angleterre se servait, elle assurait sa domination maritime, tout en affectant de mener le bon combat pour la liberté de l’Europe. D’ailleurs, sur terre et sur mer, elle conduisait de plus en plus vigoureusement la lutte, maintenait entre les coalisés une union difficile, ne marchandait pas les subsides à l’empereur et reconnaissait comme roi d’Espagne l’archiduc Charles que sa flotte débarqua en Catalogne. Marlborough et le prince Eugène étaient des adversaires redoutables, nos généraux moins bons et moins heureux, notre marine, négligée depuis la Hougue, réduite à la guerre de corsaires. Après la défaite de l’armée franco-bavaroise à Hœchstœdt, la Bavière fut réduite à merci, l’Allemagne perdue pour nous. Le Milanais et la Flandre belge le furent à leur tour. En 1706, après quatre ans de guerre, les armées françaises étaient refoulées sur nos frontières qu’il fallait défendre en même temps que l’Espagne envahie. Énorme effort où s’épuisait la France, qui arrivait à peine à contenir l’ennemi sur les lignes préparées par Vauban. Les mauvaises nouvelles se succédaient, Le territoire fut entamé et la prise de Lille fut ressentie comme un coup terrible. À la fin de l’année 1708, les coalisés se crurent certains que la France était perdue. Louis XIV avait tenté de bonne heure d’ouvrir des négociations, craignant que les résultats acquis dans la première partie de son règne ne lussent compromis : c’était au fond ce que la coalition voulait. À chacune de ses offres elle répondait par des exigences plus fortes. L’empereur avait d’abord demandé Strasbourg, puis toute l’Alsace. Louis XIV fût allé jusqu’à abandonner Philippe V : la coalition voulut en outre qu’il s’engageât à combattre son petit-fils pour l’obliger à laisser l’Espagne à l’archiduc Charles. Encore, à ce prix, la France n’eût-elle obtenu qu’une suspension d’armes de deux mois, « un armistice misérable et incertain ».
L’intention de ruiner et de démembrer notre pays était évidente. Il fallait résister jusqu’au bout, quels que fussent le désir et le besoin de la paix, et, pour cela, expliquer à l’opinion publique que nos ennemis nous obligeaient à continuer la guerre. On conseillait à Louis XIV de convoquer les états généraux : il ne voulut pas de ce remède dangereux. Il préféra écrire une lettre, nous dirions aujourd’hui un message, dont lecture fut donnée dans tout le royaume et les Français y répondirent par un nouvel élan. Cette faculté de redressement qui leur est propre parut encore à ce moment-là. Les récriminations ne manquèrent pas non plus, ni les gens qui réclamaient des réformes et à qui les revers fournissaient l’occasion de se plaindre du régime.
La résistance ne fut pas inutile, car nos ennemis à leur tour se fatiguaient. En somme, sauf au nord, la France n’était pas envahie et, sur nos lignes de défense, nous ne reculions que pied à pied. La journée de Malplaquet, en 1709, l’année terrible, fut encore malheureuse pour nous, mais elle coûta horriblement cher aux Alliés. Les négociations recommencèrent avec un plus vif désir d’aboutir chez les Anglais, las de soutenir la guerre continentale par des subsides aux uns et aux autres. Les tories, c’est-à-dire approximativement les conservateurs, arrivèrent au pouvoir et le parti tory nous était moins défavorable que le whig, c’est-à-dire les libéraux. Il comprit que le moment était venu pour l’Angleterre de consolider les avantages maritimes et coloniaux que la guerre lui avait rapportés. De plus, un événement considérable s’était produit en Europe : par la mort inopinée de l’empereur Joseph, l’archiduc Charles avait hérité de la couronne d’Autriche. En continuant la guerre à leurs frais pour lui donner l’Espagne, les Anglais auraient travaillé à reconstituer l’Empire de Charles Quint non plus par métaphore mais dans la réalité. La combinaison que Louis XIV acceptait, c’est-à-dire la séparation des deux monarchies de France et d’Espagne, n’était-elle pas préférable ? Il se trouvait qu’au total Louis XIV, en acceptant la succession, avait sauvé l’Europe d’un péril et combattu pour cet équilibre européen, dont la doctrine, pour être moins claire chez les Anglais que chez nous, était mieux comprise du parti tory. Ces nouvelles réflexions furent mûries à Londres par un soulèvement de l’Espagne en faveur de Philippe V et la victoire franco-espagnole de Villaviciosa. Dès lors les pourparlers avancèrent et un armistice franco-anglais fut conclu en 1711. Les Hollandais et les Impériaux restaient intransigeants mais privés de leur appui principal. Il était temps pour nous. La place de Landrecies succombait et les dernières ligues de la « frontière artificielle » qui nous avait permis de contenir l’invasion cédaient à leur tour. Les Hollandais et les Impériaux appelaient leurs retranchements le « chemin de Paris ». Villars réussit à les arrêter et à les battre à Denain, puis à reprendre l’offensive et à délivrer les places du Nord déjà tombées au pou voir de l’ennemi. Les traités d’Utrecht (1713) ne tardèrent plus. Débarrassée d’un vain détail et de louanges aussi superflues que les reproches, l’histoire de Louis XIV revient à ceci : les conséquences heureuses qui étaient contenues dans les traités de Westphalie et des Pyrénées ayant été tirées, une partie de l’Europe s’était liguée pour anéantir ces résultats. À la fin de cette longue lutte, une sorte de balance s’était établie. La France avait perdu la partie sur les mers. Sur le continent, elle conservait à peu de chose près les frontières qu’elle avait acquises, des frontières légèrement plus étendues, en certains points (nous gardions par exemple Landau) que celles d’aujourd’hui, si l’on excepte le duché de Lorraine, qui n’était pas encore réuni au royaume bien qu’il fût sous le contrôle de la France. Mais nous étions écartés de la Flandre belge. Là-dessus, la volonté fixe de l’Angleterre l’avait emporté. La clause principale du traité d’Utrecht était celle qui enlevait la Belgique à l’Espagne pour la donner à l’empereur sous couleur de compensation. Pas plus de Belgique française que de Belgique espagnole sous un prince d’origine française : le motif le plus profond de l’opposition des Anglais à Philippe V avait été celui-là. Si la maison d’Autriche reçut les Pays-Bas, ce fut à la condition de ne jamais pouvoir en disposer en faveur de personne, et personne voulait dire la France. La Hollande, devenue, par Guillaume d’Orange, une simple annexe de l’Angleterre, fut chargée de veiller à l’exécution de cette clause essentielle et elle eut droit de tenir garnison dans un certain nombre de places belges. Le traité dit « de la Barrière » (c’était en effet une barrière contre la France) organisait un condominium austro-hollandais, assez semblable à la neutralité sous laquelle la Belgique a vécu de nos jours. En exigeant que le port de Dunkerque fût comblé, ses fortifications rasées, l’Angleterre montrait l’importance qu’elle attachait à nous désarmer sur la côte qui lui fait face, comme à nous tenir éloignés d’Anvers. La question de la Flandre-Belgique, si longtemps débattue entre la France et l’Angleterre, est une des clefs de notre histoire. Nous l’avons vu et nous le verrons encore.
Ce n’était pas tout ce que l’Angleterre obtenait. Elle eut sa part de la succession d’Espagne. Maîtresse de la mer, elle devait l’être aussi des colonies. Dans l’Amérique du Nord, où nous avions pris pied depuis Henri IV, des territoires peuplés par des Français, Terre-Neuve, l’Acadie, furent perdus pour nous, et le Canada menacé. Dans l’Amérique du Sud, le privilège du commerce, enlevé à l’Espagne, fut transféré à l’Angleterre à qui la suprématie maritime et coloniale revint : la Hollande elle-même, « chaloupe dans le sillage de l’Angleterre », cessa de compter.
Au regard de celles-là, les autres conditions du traité d’Utrecht et de ceux qui le complétèrent peuvent sembler secondaires. La séparation formelle des couronnes de France et d’Espagne, la renonciation de Philippe V à ses droits de prince français allaient de soi. D’autres dispositions eurent toutefois de grandes conséquences que tout le monde n’aperçut pas. Pour obtenir une paix durable par une sorte d’équilibre, tentative que les congrès européens recommencent au moins une fois tous les cent ans, on procéda à de nombreux échanges de territoires. La physionomie de l’Europe en fut transformée.
L’Empereur surtout, pour le dédommager de la couronne d’Espagne, reçut, outre les Pays-Bas, des compensations considérables : la Lombardie, la Toscane, le royaume de Naples. Par ces agrandissements, le centre de gravité de l’Autriche fut brusquement déplacé vers l’Italie et l’Orient, éloigné du « corps germanique ». Les possessions de l’empereur furent désormais disséminées, d’une défense difficile. Alanguie par son extension, impuissante en Allemagne, la maison d’Autriche cessait d’être dangereuse pour nous. Elle devenait en Europe une puissance conservatrice, comme la France elle-même, qui n’avait aucun intérêt à remettre en question des résultats péniblement acquis. Cependant deux États s’étaient élevés, deux États qui auraient leur fortune à faire. L’électeur de Brandebourg était devenu roi en Prusse, et il était écrit que les Hohenzollern, les plus actifs et les plus ambitieux des princes allemands, chercheraient à dominer l’Allemagne et à reconstituer à leur profit l’unité allemande, manquée par les Habsbourg. Le duc de Savoie allait également prendre le titre de roi et sa position était la même vis-à-vis des Habsbourg et de l’Italie. C’était un grand changement dans le système des forces européennes. Louis XIV, tout près de sa mort, comprit que la lutte contre la maison d’Autriche était un anachronisme. Selon le véritable esprit de la politique française et des traités de Westphalie, il fallait surveiller l’État, quel qu’il fût, qui serait capable d’attenter aux « libertés du corps germanique », et, pour un œil exercé, cet État était la Prusse. Tel fut le testament politique de Louis XIV qui n’avait reconnu le nouveau roi de Berlin qu’après une longue résistance. Mais Louis XIV ne devait pas être écouté. C’est sa véritable gloire d’avoir compris que la rivalité des Bourbons et des Habsbourg était finie, qu’elle devenait un anachronisme, que des bouleversements continentaux ne pourraient plus se produire qu’au détriment de la France et au profit de l’Angleterre pour qui chaque conflit européen serait l’occasion de fortifier sa domination maritime et d’agrandir son empire colonial. L’Autriche n’était plus dangereuse, la Prusse ne l’était pas encore, tandis que l’Angleterre, victorieuse sur les mers, nous menaçait d’étouffement. Pour maintenir notre position sur le continent, nous avions dû lui céder de ce côté-là. C’est de ce côté-là aussi que devait se porter un jour, après des erreurs et des diversions malheureuses, notre effort de redressement. Car, ce que cette longue guerre avait encore enseigné, c’était que nous ne pouvions pas lutter victorieusement contre les Anglais si nos forces maritimes n’étaient pas en mesure de tenir tête aux leurs.
La France était très fatiguée lorsque Louis XIV mourut, en 1715. Encore une fois, elle avait payé d’un haut prix l’acquisition de ses frontières et de sa sécurité. Était-ce trop cher ? Il ne manqua pas de Français pour le trouver. Les souffrances avaient été dures. L’année 1709, avec son terrible hiver et sa famine, se passa tout juste bien. On murmura beaucoup. Il se chanta contre le roi et sa famille des chansons presque révolutionnaires. Un jour, des femmes de Paris se mirent en marche sur Versailles pour réclamer du pain. La troupe dut les arrêter.
Il y eut aussi d’honnêtes gens et de « beaux esprits chimériques » pour exposer des plans de réformes. La mort du jeune duc de Bourgogne avait dispersé un petit groupe, qu’inspiraient Fénelon, Saint-Simon, Boulainvilliers. On y formait des plans de retour à un passé imaginaire, une sorte de roman politique que traduit en partie le Télémaque. On y rêvait, contre l’expérience de notre histoire, d’une harmonie délicieuse entre la royauté patriarcale et des états généraux périodiques où la noblesse aurait retrouvé un grand rôle. Ce mouvement « néo-féodal » ou de « réaction aristocratique » n’est pas négligeable parce qu’il reparaîtra sous la Régence, se confondra avec la théorie des « corps intermédiaires » de Montesquieu, se perpétuera dans la famille royale jusqu’à Louis XVI, qui aura été nourri de ces idées.
En même temps, Vauban recommandait la « dîme royale », c’est-à-dire un impôt de dix pour cent sur tous les revenus, sans exemption pour personne. Son système d’un impôt unique, si souvent repris, était enfantin, mais la forme seule de son livre fut condamnée. Dès 1695, Louis XIV avait créé la capitation qui frappait tous les Français sauf le roi et les tout petits contribuables, mais qui rencontra une vaste opposition, tant elle heurtait les habitudes et les intérêts. En 1710, fut institué l’impôt du dixième qui ressemblait fort à la « dîme » de Vauban, et dont se rachetèrent aussitôt à qui mieux mieux, par abonnement ou d’un seul coup, par forfait ou « don gratuit », tous ceux qui le purent, tant était grande, l’horreur des impôts réguliers. Telle avait déjà été l’origine de bien des privilèges fiscaux. Car ce serait une erreur de croire que les privilégiés, sous l’ancien régime, fussent seulement les nobles et le clergé, qui avaient d’ailleurs des charges, celui-ci l’assistance publique et les frais du culte, ceux-là le service militaire. Les privilégiés c’étaient aussi les bourgeois qui avaient acquis des offices, les habitants des villes franches ou de certaines provinces, en général nouvellement réunies, qui possédaient leur statut, leurs états, leurs libertés et qu’on tenait à ménager spécialement. De ces droits, de ces privilèges, les Parlements, « corps intermédiaires », étaient les défenseurs attitrés. Lorsque, après Louis XIV, les « cours souveraines » sortiront de leur sommeil, leur résistance aux impôts sera acharnée. De là, sous Louis XV, ces luttes entre le pouvoir, qui s’efforcera de restaurer les finances, et les magistrats opposés aux « dixièmes » et aux « vingtièmes ». Ainsi les idées dans lesquelles Fénelon avait élevé le duc de Bourgogne allaient contre celles de Vauban. Elles mettaient l’obstacle sur la route. Il importe de noter dès à présent cette contradiction essentielle pour saisir le caractère des difficultés intérieures qui se poursuivront tout le long du dix-huitième siècle.
C’est pour d’autres raisons que Louis XIV, à la fin de son règne, pensa que le retour des désordres qui en avaient rendu les débuts si incertains n’était pas impossible. Dans son esprit, ce qui était à redouter, c’était une nouvelle Fronde. Une minorité viendrait après lui. Son fils et son petit-fils étaient morts. L’héritier ? Un « enfant de cinq ans qui peut essuyer bien des traverses », disait le roi à son lit de mort. Il dit aussi : « Je m’en vais, mais l’État demeurera toujours. »
Si Louis XIV n’a pas fondé l’État, il l’a laissé singulièrement plus fort. Il en avait discipliné les éléments turbulents. Les grands ne songeaient, plus à de nouvelles ligues ni à de nouvelles frondes. Pendant cinquante ans, les Parlements n’avaient ni repoussé les édits ni combattu les ministres ou le pouvoir. Il n’y avait plus qu’une autorité en France. Les contemporains surent parfaitement reconnaître que la force de la nation française, ce qui lui avait permis de résister aux assauts de l’Europe, venait de là, tandis que le roi d’Angleterre devait compter avec sa Chambre des Communes, l’empereur avec la Diète de Ratisbonne et avec l’indépendance des princes allemands garantie par les traités de Westphalie.
Tout ne marchait pas aussi bien dans le royaume de France que l’avait rêvé Colbert dont les vastes projets d’organisation n’avaient pu être réalisés qu’en partie, les grandes tâches extérieures s’étant mises en travers. Du moins la France avait l’ordre politique sans lequel elle n’eût pas résisté à de si puissantes coalitions, ni résolu à son profit les questions d’Allemagne et d’Espagne. On a dit que Louis XIV n’avait laissé que les apparences de l’ordre, parce que, trois quarts de siècle après sa mort, la révolution éclatait. Ce qui est étonnant c’est qu’après les cinquante-quatre ans de calme de son règne, il y en ait eu encore soixante-quinze. Notre histoire moderne ne présente pas de plus longue période de tranquillité. C’est ainsi qu’on put passer par une minorité et une régence qui ne justifièrent qu’en partie les inquiétudes du vieux roi mourant.
Voilà, dans ce règne, ce qui appartient à la haute politique. Nous avons laissé de côté tout ce qui est le domaine de la littérature et de l’anecdote. Et pourtant, Louis XIV a sa légende, inséparable de son histoire et de la nôtre. Versailles, la Cour, les maîtresses du roi, la touchante La Vallière, l’altière Montespan, l’austère Maintenon qui devint sa compagne légitime, sont encore un fonds inépuisable, pour le roman, le théâtre et la conversation. Tour à tour, si ce n’est en même temps, les Français ont admiré ou blâmé cette vie royale, commencée dans le succès et la gloire, achevée dans les deuils de famille et les revers. Ils ne se sont pas lassés de s’en répéter les détails, partagés entre le respect et l’envie qu’inspirent les grands noms et les grandes fortunes. Cette curiosité n’est pas épuisée de nos jours, tant la France, à tous les égards, a vécu du siècle de Louis XIV, tant les imaginations ont été frappées par le Roi-Soleil. Versailles est resté un lieu historique, non seulement pour nous, mais pour l’Europe entière. Ce palais, dont la coûteuse construction arrachait des plaintes à Colbert, où Louis XIV se plaisait d’autant plus que les souvenirs de la Fronde lui avaient laissé une rancune contre Paris, a été le point que des millions d’hommes regardaient, l’endroit d’où partait une imitation presque générale. Versailles symbolise une civilisation qui a été pendant de longues années la civilisation européenne, notre avance sur les autres pays étant considérable et notre prestige politique aidant à répandre notre langue et nos arts. Les générations suivantes hériteront du capital matériel et moral qui a été amassé alors, la Révolution en héritera elle-même et trouvera encore une Europe qu’un homme du dix-huitième siècle, un étranger, l’Italien Caraccioli appelait « l’Europe française ».
Précédent | Suivant
Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.