Ainsi la monarchie héréditaire était sur le point d’être rétablie, après tant de serments de ne jamais revenir à la royauté. Ce mouvement s’était produit de la façon la plus naturelle du monde et il ne restait en France qu’un nombre tellement insignifiant de républicains de doctrine qu’aucune résistance n’était à craindre.
Il fallait seulement rencontrer les circonstances qui permettraient à Napoléon Bonaparte de faire un pas de plus et de prendre ce titre d’empereur qui était maintenant dans son esprit et qui plaisait aux Français, parce qu’il évoquait le souvenir de l’ancienne Rome et parce qu’il répondait à l’étendue de leurs conquêtes. Il serait cependant aussi faux qu’injuste de prêter au Premier Consul l’idée, qu’il avait besoin de la guerre pour acquérir la souveraineté suprême. Il ne le serait pas moins de lui attribuer une autre ambition, celle de dominer l’Europe. Comme nous allons le voir, l’Empire s’est fondé d’une autre manière. Dès le Consulat à vie, tous les souverains regardaient Bonaparte comme un des leurs. On le voyait « monter peu à peu vers le trône », tout le monde acceptait cette ascension, et les monarchies européennes, montrant encore une fois combien peu elle s’étaient souciées de la cause des Bourbons, s’inclinaient devant cette puissance redoutable. Elles ne cherchaient plus qu’à se concilier ses bonnes grâces et, au mieux de leurs intérêts, s’adaptaient à une situation qu’elles ne pouvaient changer.
En 1802 et 1803, la politique du Premier Consul ne tend qu’à consolider et à organiser pacifiquement l’Europe dans la forme nouvelle que lui ont donnée dix ans de guerre. Lorsqu’il se fait proclamer président de la République cisalpine ou italienne, dont le centre est Milan, lorsqu’il annexe le Piémont à la France, personne ne proteste, parce que, selon le vieil usage, tout le monde a reçu des compensations. L’Autriche elle-même est consentante, parce qu’elle a Venise. Ce principe des compensations, conformément au traité de Lunéville, fut appliqué à l’Allemagne, et le remaniement de 1803, en supprimant un grand nombre de principautés ecclésiastiques et de villes libres, préparait la concentration et l’unité de l’Allemagne. L’Autriche catholique n’hésita pas plus à recevoir de l’héritier de la Révolution des dépouilles des princes-évêques que la Prusse protestante et libérale à prendre des mêmes mains des cités indépendantes. Cette simplification du chaos germanique, qui commençait la ruine du traité de Westphalie et qui faisait la part belle à la Prusse, devait avoir des conséquences funestes pour nous en agrandissant en Allemagne les plus forts aux dépens des plus faibles. Napoléon ne pensait pas plus à ce choc en retour qu’au danger de rapprocher les membres épars de la nation germanique.
Cette combinaison impliquait de la part de Napoléon la croyance à un état de choses durable en Europe. Plus significative encore était sa préoccupation de rendre des colonies à la France : elle attestait sa confiance dans la solidité de la paix d’Amiens. Il avait obligé notre alliée l’Espagne à lui rétrocéder la Louisiane en échange de l’Étrurie constituée en royaume pour un infant. Il entreprenait de reconquérir Saint-Domingue, aujourd’hui Haïti, la perle des Antilles, qui avait si longtemps fourni la France de sucre et de café, et qui, sous la Révolution, après une anarchie et des massacres épouvantables, était passée aux mains des noirs. Tous ces projets n’attestaient qu’un dessein, celui de s’installer dans la paix, celui de jouir des agrandissements immenses que la France avait reçus.
Mais il fallait mal connaître l’Angleterre pour se figurer qu’elle se résignerait à nous laisser reconstituer un empire colonial, reparaître sur les mers, possesseurs des plus belles côtes et des plus beaux ports depuis Rotterdam jusqu’à Gênes. Dès que la France aurait une marine, et elle travaillait à en reconstituer une, elle deviendrait un concurrent redoutable. On dira, et c’est ce que le gouvernement français ne manquait pas de représenter, que ces raisons, ces craintes auraient dû empêcher l’Angleterre de signer la paix d’Amiens, que rien n’était changé depuis 1802. Ce qui avait changé, c’étaient les dispositions du peuple anglais, celles des commerçants surtout qui s’apercevaient que l’expansion de la France leur avait enlevé en Europe une vaste clientèle. Le chômage, ce cauchemar de l’Angleterre, apparaissait et l’effrayait tandis que les politiques, dont Pitt restait le chef, étaient bien résolus à ne jamais accepter les agrandissements de la France. Ils profitèrent de cet état d’esprit pour exercer une pression sur le ministère Addington et, cherchant le prétexte d’une rupture et de la guerre, l’empêchèrent d’évacuer Malte, comme il s’y était engagé par le traité d’Amiens. Pendant plusieurs mois, l’affaire de Malte donna lieu à des négodations orageuses. Le Premier Consul, auquel la reprise des hostilités avait fini par apparaître comme inévitable, aurait voulu au moins les différer. D’accord avec Talleyrand, son ministre des Affaires étrangères, il offrit plusieurs transactions. Le gouvernement britannique resta intraitable : son parti était pris. Même si on lui laissait Malte, ce qui ouvrait une brèche dans le traité d’Amiens, le conflit renaîtrait sur un autre point. Au mois de mai 1803, la rupture était consommée.
Nous touchons ici à l’enchaînement des circonstances qui allaient rendre possible l’établissement de l’Empire. La France et l’Angleterre étaient en état de guerre, mais sans moyens de s’atteindre. Nos côtes étaient inutilement canonnées et le Premier Consul, reprenant le projet, déjà deux fois abandonné, d’envahir l’Angleterre et d’y transporter une armée sur des flottilles de bateaux plats, formait un camp à Boulogne. Ces préparatifs demandaient du temps et, pendant ce temps, la lutte recommençait avec les armes ordinaires. Les royalistes irréductibles reçurent de Londres encouragements et subsides. Georges Cadoudal débarqua en France et, d’accord avec le général Pichegru, complota de tuer le Premier Consul. Il réussit même à compromettre un autre général jaloux de Bonaparte, l’illustre Moreau. Cette conspiration, découverte, irrita profondément le Premier Consul. On peut dire qu’elle fut aussi pour lui un trait de lumière. Il se plaignit tout haut de l’ingratitude des émigrés, affecta un langage républicain, publia qu’on voulait frapper la Révolution dans sa personne. Il conçut même une idée qui était la négation de la politique qu’il avait suivie jusque-là. Les conjurés ayant tous déclaré qu’un prince devait les rejoindre, le Premier Consul résolut de faire un exemple. Quoiqu’il eût en toute occasion marqué son horreur pour l’exécution de Louis XVI, c’est à l’équivalent d’un régicide qu’il recourut à son tour pour donner à son trône un sanglant baptême républicain. Le prince annoncé par les conspirateurs royalistes ne paraissant pas, Napoléon ne voulut pas abandonner le plan qu’il avait formé. Il fit enlever de force le jeune prince de Condé, duc d’Enghien, qui se trouvait à Ettenheim, en territoire badois, et qui fut passé par les armes après un simulacre de jugement.
Ce crime était-il nécessaire pour que Napoléon devînt empereur ? Même pas. La monarchie héréditaire lui venait naturellement, pour les raisons qui lui avaient déjà donné le Consulat à vie. Mais la machine infernale avait aidé au succès du premier plébiscite. Le dernier pas se fit grâce à la conspiration de Georges et de Pichegru. Observant le réveil général de l’idée monarchique en France, les royalistes avaient pensé que la personne du Premier Consul était le seul obstacle à une restauration. Pour que la place fût libre aux Bourbons, il devait suffire de l’abattre. Le Premier Consul ayant échappé aux conjurés, le péril qu’il avait couru servit sa cause. On pensa que le Consulat à vie était fragile et qu’une forme de gouvernement exposée à périr avec son chef n’était pas assez sûre. Du jour au lendemain, Bonaparte pouvait disparaître, tandis que la dynastie de Napoléon lui survivrait et le continuerait. Alors, cet homme, que ses ennemis, qui étaient les ennemis de la Révolution, voulaient détruire, « il fallait, dit Thiers, le faire roi ou empereur pour que l’hérédité ajoutée à son pouvoir lui assurât des successeurs naturels et immédiats, et que, le crime commis en sa personne devenant inutile, on fût moins tenté de le commettre. Placer une couronne sur cette tête précieuse et sacrée, sur laquelle reposaient les destinées de la France, c’était y placer un bouclier qui la protégerait contre les coups des ennemis. En la protégeant, on protégerait tous les intérêts nés de la Révolution ; on sauverait d’une réaction sanguinaire les hommes compromis par leurs égarements (les Jacobins et les régicides) ; on conserverait aux acquéreurs de domaines nationaux leurs biens, aux militaires leurs grades, à tous les membres du gouvernement leurs positions ; à la France le régime d’égalité, de justice et de grandeur qu’elle avait acquis ». Conserver : voilà le grand. mot. La Révolution était devenue conservatrice d’elle-même et de ses résultats. Pour se sauver, pour durer, elle avait eu recours, le 18 brumaire, au pouvoir personnel. Elle avait recours maintenant à la monarchie héréditaire. Pour franchir ce dernier pas, Napoléon avait calculé que l’exécution du duc d’Enghien ne serait pas inutile, parce qu’elle lèverait les derniers scrupules républicains et donnerait une garantie à ceux qui s’étaient le plus compromis dans les excès révolutionnaires et qui se réjouiraient « de voir le général Bonaparte séparé des Bourbons par un fossé rempli de sang royal ».
Un ancien révolutionnaire, connu par l’ardeur de ses opinions, le tribun Curée, fut chargé de proposer l’établissement de l’Empire. Il n’y eut qu’un opposant déclaré : ce fut Carnot, qui se rallia d’ailleurs par la suite. Des manifestations de collèges électoraux dans les départements, des adresses de l’armée préparèrent l’opération. Après un vote unanime du Sénat, un second plébiscite, par des millions de voix, ratifia le troisième changement qui était apporté à la Constitution de Sieyès, d’où venait de sortir un souverain beaucoup plus absolu que les Bourbons : on jurait d’ailleurs encore une fois, et dans les formes les plus solennelles, de ne jamais les rappeler sur le trône. Ainsi s’achevait le mouvement qui avait si rapidement ramené la France vers la monarchie et que Thiers résume en termes frappants : « De cinq directeurs nommés pour cinq ans, on avait passé à l’idée de trois consuls nommés pour dix ans, puis, de l’idée de trois consuls, à celle d’un seul de fait, ayant le pouvoir à vie. Dans une telle voie on ne pouvait s’arrêter qu’après avoir franchi le dernier pas, c’est-à-dire après être revenu au pouvoir héréditaire. » On y revint d’autant plus facilement que, s’il avait fallu, comme le dit encore Thiers, lumineux dans cette partie de son histoire, plusieurs générations après César pour habituer les Romains à l’idée d’un pouvoir monarchique, « il ne fallait pas tant de précautions en France pour un peuple façonné depuis douze siècles à la monarchie et depuis dix ans seulement à la République ».
L’Empire fut proclamé le 18 mai 1804 et le nom d’empereur fut choisi, parce que celui de roi était inséparable des Bourbons. Ce titre semblait aussi plus grand, plus « militaire », plus nouveau, tandis qu’il évoquait d’indestructibles souvenirs. Jusque-là, l’empereur était germanique. Transférer la couronne impériale en France, c’était attester la défaite des Habsbourg qui reconnaissaient le soldat de fortune devenu empereur d’Occident et, désormais, se contentaient pour eux-mêmes du nom d’empereurs d’Autriche. C’était aussi restituer à la France le sceptre qu’avait porté Charlemagne. Comme Charlemagne lui-même, Napoléon voulut être couronné par le pape, et non pas à Rome, mais à Paris. Pie VII, après quelques hésitations, se rendit à son désir et, le 2 décembre, à Notre-Dame, on eut le spectacle extraordinaire du sacre, le soldat de la Révolution devenu l’oint du Seigneur. À ceux qui s’étaient émus du Concordat, qui s’effarouchaient bien davantage de cette apparente subordination à la papauté, Napoléon répliquait qu’il mettait le nouveau régime issu de la chute des Bourbons à l’abri de toute opposition religieuse, qu’il y attachait l’Église au lieu de s’attacher à elle, qu’il le légitimait aux yeux des catholiques du monde entier et se rendait, d’un seul coup, l’égal des souverains des plus vieilles maisons : il eut soin, d’ailleurs, de prendre la couronne des mains de Pie VII et de la placer lui-même sur sa tête. Mais ne pouvait-il oser tout ce qu’il voulait ? Il reconstituait une noblesse, il se composait une cour : il n’était rien que la France n’approuvât.
Né au milieu de cette satisfaction et de ces bénédictions, l’Empire, qui réalisait le mariage des principes révolutionnaires avec les principes monarchiques, semblait aux Français comme le port où ils étaient sûrs de reposer après tant de convulsions épuisantes et terribles. Par le plus étrange des phénomènes, personne ne s’alarmait de ce qui rendait fragile tout cet éclat. L’Empire ne serait vraiment fondé, les conquêtes de la Révolution assurées que le jour où la puissance britannique serait vaincue, et, on l’oubliait presque, nous étions en guerre avec elle.
Napoléon ne l’oubliait pas. Sa pensée, au moment où il distribuait des fonctions et des titres, était tout entière au camp de Boulogne. Il ne doutait pas que, pour venir à bout de l’Angleterre, il fallût frapper un grand coup chez elle, et, pour frapper ce grand coup, être libre, ne fût-ce que pendant un jour, de traverser la Manche. Il voyait distinctement que l’Angleterre travaillait à former une troisième coalition. Cette coalition, il était sûr de la battre ; à ce moment, il ne se dissimulait pas que cette nouvelle victoire sur les puissances continentales ne résoudrait rien de plus que les autres, tant que la grande puissance maritime anglaise resterait intacte. Notre marine avait été ruinée par la Révolution. À peine avait-elle commencé de se relever lorsqu’elle avait été blessée à Aboukir. Napoléon, aidé de Decrès, avait entrepris de la restaurer. Mais la marine est une œuvre qui ne s’improvise pas. Malgré les délais que laissa la coalition, lente à se former tant les craintes que la France inspirait étaient vives, il fallut agir contre elle avant que nos escadres fussent prêtes, se retourner vers l’Allemagne sans avoir même ébranlé l’Angleterre. L’échec du plan de Boulogne allait changer toute la fortune de l’Empire.
Ce plan était simple et hardi. La France avait deux flottes peu importait que l’une fût détruite si l’autre, libre de ses mouvements, pouvait entrer dans la Manche et protéger, pendant vingt-quatre heures seulement, le transport de l’armée de Boulogne. C’est sur ce coup de dés que se jouait cette immense partie, et elle fut perdue. Pas plus qu’à Waterloo Napoléon ne verra venir Grouchy, il ne vit, à Boulogne, venir Villeneuve. Mais cet amiral doutait de l’instrument qu’il avait entre les mains, de son matériel imparfait, de ses officiers et de ses équipages inexpérimentés. La flotte de l’Espagne, notre alliée, avait été très éprouvée et ne valait guère mieux que la nôtre. Villeneuve redoutait un désastre, et la suite des événements ne lui donna pas tort. Le ministre de la marine Decrès partageait ses craintes. « Il est malheureux pour moi de connaîttre le métier de la mer, osait-il dire à l’empereur, puisque cette connaissance ne produit aucun résultat dans les combinaisons de Votre Majesté. » Au mois d’août 1805, ce furent pour Napoléon des journées de cruelle attente. Villeneuve se rendrait-il à Brest pour entrer dans la Manche ? On apprit enfin qu’il avait été trop heureux de se réfugier à Cadix : tous les plans de l’empereur étaient détruits. Il fallait encore une fois renoncer à l’invasion de l’Angleterre, au moins la remettre à plus tard. L’Autriche, qui avait cédé aux sollicitations du gouvernement britannique devenait ouvertement menaçante. La Russie la suivait. La Prusse, malgré des égards inspirés par une illusion traditionnelle, était peu sûre, Il était devenu nécessaire de battre les Autrichiens et les Russes avant qu’ils se fussent réunis. Alors, ayant imposé la paix au continent, Napoléon reviendrait sur l’océan pour obtenir la paix maritime. Il n’avait donc pas, à ce moment, l’idée funeste que l’Angleterre s’avouerait vaincue, lorsque les puissances continentales le seraient. Cette idée, qui nous avait coûté si cher sous Louis XV, Napoléon devait pourtant y revenir, contraint et forcé par la catastrophe dont la crainte avait paralysé ses amiraux : ses victoires magnifiques allaient être anéanties par un désastre naval.
Le lendemain de la capitulation des Autrichiens à Ulm, Villeneuve tentait de sortir de Cadix, où Nelson le tenait bloqué. La flotte anglaise, bien qu’elle fût inférieure en nombre, détruisit la flotte franco-espagnole, après un terrible combat, en vue du cap Trafalgar (20 octobre 1805). Les appréhensions de Villeneuve n’étaient que trop justifiées. Après cette catastrophe, le projet d’une descente en Angleterre n’était plus réalisable, Napoléon l’effaça de son esprit, n’y pensa même plus. La défaite de Trafalgar eut le même effet que celle de La Hougue : la France se désintéressa de la mer, l’abandonna aux Anglais. Tout promettait à Napoléon un triomphe sur les puissances continentales, et il alla le chercher, comptant, après sa victoire, trouver l’Angleterre conciliante. Comme il l’avait dit, il avait battu les Autrichiens avant leur jonction avec les Russes. Les Russes étant venus offrir la bataille, il remporta encore sur eux et sur une autre armée autrichienne, la plus éblouissante de ses victoires, celle d’Austerlitz (2 décembre). En quelques semaines, la troisième coalition avait été écrasée. À la tête de la Grande Armée, Napoléon, maître de Vienne, pouvait imposer sa loi à l’Europe. Dirigées par une seule main, celle d’un génial capitaine qui était en même temps dictateur, les forces de la France semblaient invincibles.
Il fallait seulement choisir le parti qu’on tirerait de ce triomphe militaire. Talleyrand conseillait une réconciliation avec l’Autriche. C’était un retour à l’idée de Louis XIV, de Choiseul, de Vergennes : l’Autriche pouvait servir de contrepoids. Étendue vers l’Orient, le long du Danube, elle serait un élément de conservation et d’équilibre, contiendrait la Russie et, par là, s’opposerait à elle. Napoléon avait d’autres idées. Il comprenait peut-être mieux que d’autres que ses victoires étaient fragiles, aussi fragiles que les conquêtes territoriales de la Révolution qu’il avait pour mission de défendre. Tant que l’Angleterre ne serait pas à sa merci, rien ne serait durable et il avait renoncé à la mer. Un autre projet s’était emparé de son esprit. Il revenait à la conception dont avait procédé l’expédition d’Égypte : atteindre la puissance anglaise et la faire capituler par l’Orient, peut-être par la prise de Constantinople. La paix de Presbourg, signée par l’Autriche accablée, marquait une extension considérable de l’Empire napoléonien vers l’Est. Napoléon avait déjà changé la présidence de la République italienne contre la couronne de la Lombardie. À la place des Bourbons de Naples, il installait son frère Joseph. Il reprenait Venise à l’Autriche et les anciennes possessions de la République vénitienne jusqu’à l’Albanie. L’Autriche assujettie, considérablement réduite, expulsée d’Allemagne, n’était plus qu’un chemin de communication vers Constantinople. L’était là que Napoléon voulait frapper les Anglais.
Alors commençait la tâche impossible. Pour exécuter un si vaste projet, il fallait dominer toute l’Europe. Partie de la conquête de la Belgique, la Révolution était conduite à des entreprises démesurées. Ni le génie militaire de Napoléon ni ses combinaisons politiques ne devaient y suffire. La logique même de ses desseins le poussait à de dangereux remaniements de la carte, à des agrandissements toujours plus considérables de l’État prussien, qu’il espérait retenir dans son alliance en lui promettant le Hanovre enlevé au roi dAngleterre. Disposant à son gré de l’Allemagne, il y détruisait les derniers restes de l’Empire et de sa Constitution élective jadis garantie par la France, y taillait des royaumes distribués à ses parents, comme il mettait son frère Joseph à Naples et son frère Louis en Hollande. Bavière, Wurtemberg, Bade, Hesse-Darmstadt formaient une Confédération du Rhin sous sa présidence, c’est-à-dire une barrière contre les Russes, barrière couverte elle-même par la Prusse, bastion avancé, chargée en outre de fermer la Baltique aux Anglais. Pendant les premiers mois de 1806, maître de l’Allemagne, Napoléon parut si puissant que ses ennemis hésitèrent. L’empereur Alexandre se demandait une première fois s’il ne ferait pas mieux de s’entendre avec l’empereur des Français pour partager avec lui l’Empire turc. L’Angleterre, reprise d’un accès de faiblesse, songeait à la paix. Pitt l’irréconciliable mourait, mais Fox le pacifique mourait à son tour et, de toutes ces velléités, il ne résultait qu’un vaste gâchis diplomatique où Napoléon lui-même s’embarrassait et se créait de nouveaux ennemis.
Alexandre ler, au dernier moment, s’était ravisé. Il avait refusé de signer le traité négocié par Oubril et dont les frais devaient être payés par l’Espagne, les Baléares indemnisant les Bourbons de Naples. Cette tractation fut aussitôt dévoilée par les Russes et les Anglais à la cour de Madrid, déjà démoralisée par Trafalgar et qui, se voyant dupe, fut enlevée à notre alliance : la conquête de l’Espagne s’imposera bientôt au système napoléonien. Pour tenter l’Angleterre, Napoléon avait promis de restituer le Hanovre au roi George. Avec la même perfidie, ce marché fut révélé par les Anglais à la Prusse qui, peu de temps avant, s’était déjà rapprochée du tsar. Alors le « parti français » de Berlin fut emporté, avec les craintes de Frédéric-Guillaume, par un mouvement d’une forme, nouvelle qui annonçait le soulèvement de 1813, un nationalisme de la jeunesse intellectuelle dont les origines se trouvaient dans les idées de la Révolution française. Ainsi, au moment où Napoléon croyait préparer la paix en dominant l’Europe centrale, un autre adversaire se présentait, la Prusse, que la France s’était obstinée si longtemps à considérer comme son alliée naturelle.
La réplique de Napoléon fut foudroyante. Avant que la Russie fût en mesure de la secourir, l’armée prussienne, qui vivait encore sur la réputation de Frédéric, fut écrasée à Iéna (octobre 1806), comme les Autrichiens l’avaient été à Ulm. En quelques semaines, Napoléon fut maître de la plus grande partie de la Prusse, soudainement effondrée, tandis que son roi et sa reine se réfugiaient à Kœnigsberg. Il était déjà entré à Vienne et il entrait à Berlin. Puisque la Prusse refusait de servir sa politique, il ferait de l’Allemagne du Nord ce qu’il avait fait de la Confédération du Rhin : une annexe de son Empire, il fermerait lui-même les ports de la Baltique et, avec eux, toute l’Europe au commerce anglais ; c’est de Berlin que fut daté le blocus continental, destiné à venir à bout de l’Angleterre et qui ne conduirait la France qu’à des efforts démesurés sans que rien fût jamais résolu. Après Ulm, il avait fallu Austerlitz ; après Austerlitz, Iéna. Après Iéna, il fallut s’enfoncer plus loin à l’est, passer la Vistule, aller chercher les Russes qui, cette fois, n’offrent pas la bataille. À Eylau, à trois cents lieues de France, sous la neige, une journée sanglante et disputée (8 février 1807) n’apporte pas encore la paix, Napoléon, qu’une inquiétude commence à saisir, offre alors un marché, une alliance à la Prusse et à l’Autriche qui se dérobent, refusent de remplir le rôle de couverture contre la Russie, et commencent, au fond, comme beaucoup d’Européens, beaucoup de Français même, à douter que son entreprise ait une issue. Ne pouvant employer la Prusse et l’Autriche à isoler la Russie, il faut donc que Napoléon oblige le tsar à se reconnaître vaincu. Un nouvel effort militaire, la levée des conscrits de 1808, est demandé à la France « pour avoir la paix ». À Friedland (juin 1807), la Grande Armée est encore victorieuse. Kœnigsberg et le reste de la Prusse tombent entre ses mains.
Alors Napoléon put croire qu’il touchait au but, qu’il dominait l’Europe, et que, dominant l’Europe, il tiendrait l’Angleterre à sa merci. Le tsar, mobile, impressionnable, dissimulé aussi, « un Grec du Bas-Empire », revint à l’idée qu’il avait abandonnée l’année d’avant. Pourquoi l’empereur de Russie ne s’entendrait-il pas avec l’empereur des Français pour une politique de partage, selon le modèle du dix-huitième siècle, mais un partage plus grandiose que celui de la Pologne, puisqu’il s’agirait de l’Empire ottoman ? Napoléon conçut alors l’espoir qu’allié des Russes contre l’Angleterre, lui fermant toute la Méditerranée, la menaçant jusque dans l’Inde, il la forcerait à s’incliner. En 1807, l’entrevue de Tilsit, le pacte d’amitié conclu entre l’empereur d’Occident et l’empereur d’Orient, parut le prix des victoires coûteuses qui avaient conduit les soldats français jusqu’au Niémen.
La première déception fut que cette alliance franco-russe, au lieu de décourager l’Angleterre, la détermina à soutenir avec toute son énergie une lutte dont l’issue serait pour elle, la vie ou la mort. Le gouvernement britannique déclara la guerre à la Russie et, pour l’enfermer dans la mer Baltique, s’en emparer lui-même, terroriser en même temps les neutres, il ne craignit pas de traiter le Danemark plus durement encore qu’en 1801. Le bombardement de Copenhague causa une grande indignation en Europe, mais une de ces indignations passagères qu’efface le succès. Dans ce défi de la France à l’Angleterre et de l’Angleterre à la France, il est difficile de dire où étaient les torts. Le blocus continental était une réplique à la tyrannie que les Anglais exerçaient sur la navigation, mais le blocus continental lui-même, pour être complet entraînait Napoléon à des occupations et à des annexions de plus en plus étendues, de même que ses projets sur l’Orient. Cette fatalité n’avait pas laissé de repos à la France depuis le jour où la Révolution avait voulu la guerre.
Partout le blocus continental devenait la cause des difficultés auxquelles Napoléon succomberait un jour. Il y avait un pays qui ne mettait aucun empressement à se fermer aux marchandises anglaises. C’était le Portugal. Napoléon se vit obligé d’y envoyer Junot avec une armée. En même temps, il était mécontent de l’Espagne, la sentait peu sûre et n’avait pas confiance dans les Bourbons de Madrid, que d’ailleurs il méprisait. L’idée lui vint peu à peu de les chasser, comme il avait déjà chassé ceux de Naples. Pour que l’alliance espagnole, qui lui était encore plus nécessaire depuis l’expédition de Junot fût sûre et rendît ce qu’il en attendait, il lui fallait à Madrid un gouvernement tout dévoué, actif, et ce ne pouvait être qu’une émanation du sien. Un drame de famille à l’Escorial acheva de le décider. Après avoir hésité entre plusieurs partis, Napoléon choisit celui de donner à l’Espagne un de ses frères pour roi, ce qui semblait logique, puisque, régnant à la place de Louis XIV, il mettrait à Madrid un Bonaparte à la place d’un Bourbon. Il méprisait d’ailleurs les Espagnols autant que leur dynastie et les considérait comme un peuple dégénéré. Au cas où ils n’accueilleraient pas Joseph comme ils avaient reçu le duc d’Anjou, cent mille jeunes soldats français suffiraient pour tenir la péninsule ibérique dont il était indispensable de s’assurer. Au même moment d’ailleurs, après avoir tant ménagé la papauté, l’empereur entrait en conflit avec elle. Le général Miollis occupait Rome pour fermer les États pontificaux, comme le reste de l’Europe, au commerce anglais et forcer Pie VII à devenir belligérant. Ainsi le blocus continental entraînait l’empereur à des violences croissantes et à des efforts excessifs, car bientôt, pour tenir toute l’Allemagne, toute l’Italie avec les deux rives de l’Adriatique, l’Espagne, le Portugal, il lui faudra un million d’hommes à demeure sous les armes et, à mesure que ses forces se disperseront, ses violences comme ses conquêtes seront moins patiemment subies.
La tâche la plus facile en Espagne, ce fut de détrôner les Bourbons. Attiré à Bayonne dans un piège, Charles IV abdiqua et son fils Ferdinand renonça au trône qui fut donné à Joseph Bonaparte qui céda Naples à Murat ; Napoléon distribuait les royaumes comme des duchés et des préfectures. Les troupes qui avaient été réunies sous prétexte de fournir des renforts à l’expédition de Junot devaient appuyer le changement de dynastie. À cette opération, l’essentiel manqua le consentement du peuple espagnol. Une insurrection générale éclata, rapidement soutenue par les Anglais. En juillet 1808, une faute grave, commise par le général Dupont, entraîna la retentissante capitulation de Baylen. Joseph, à peine installé à Madrid, prit, à la suite de ce revers, la décision encore plus grave d’évacuer sa capitale et de se replier avec ses troupes vers les Pyrénées. Cependant, nos communications étaient coupées avec le Portugal dont la population, d’abord soumise, se souleva à son tour et, une armée anglaise ayant été débarquée, Junot, après des combats héroïques, obtint, par une capitulation honorable, que ses soldats fussent rapatriés par la flotte anglaise.
En détrônant les Bourbons pour être plus sûr de l’Espagne, pour l’administrer directement et, comme il disait, pour la régénérer, Napoléon n’y avait pas seulement attiré les Anglais, reçus comme des alliés et des libérateurs. Il ne se condamnait pas seulement à une lutte difficile qui recommençait toujours, contre un peuple insurgé. Le soulèvement de la nation espagnole fut, en outre, contagieux. En Prusse, au Tyrol, en Dalmatie, le patriotisme fut exalté, l’idée de la guerre sainte pour l’indépendance naquit et grandit. L’Espagne fut, ainsi que l’empereur l’a reconnu dans le Mémorial, le premier de ses écueils. En même temps, sa politique se compliquait. L’alliance avec la Russie était languissante. Le partage de la Turquie était abandonné. Napoléon ne pouvait laisser aux Russes ce qu’ils désiraient le plus ardemment, c’est-à-dire Constantinople, qu’ils ne pouvaient pas davantage lui accorder. En 1808, à l’entrevue d’Erfurt, renouvelant celle de Tilsit, les deux empereurs, devant un « parterre de rois », se prodiguèrent les marques d’amitié. Napoléon permit à Alexandre de s’emparer de la Valachie et de la Moravie (la Roumanie actuelle), alors provinces turques. Sur la demande du tsar, il consentait encore à évacuer une grande partie de la Prusse, évacuation que l’insurrection espagnole et les prélèvements de troupes qu’elle exigeait rendaient d’ailleurs nécessaire : la limite de nos forces commençait à être atteinte. Cependant l’Autriche reprenait courage, l’Angleterre, toujours généreuse de subsides, la poussait aux hostilités, et le tsar se réservait quand Napoléon lui demandait de se joindre à lui pour l’intimider. L’entrevue d’Erfurt laissait apparaître que l’alliance franco-russe n’était pas solide, et Napoléon, sentant bien que les affaires d’Espagne nuisaient à son prestige, résolut de franchir les Pyrénées pour installer lui-même son frère Joseph à Madrid.
Il faudrait des volumes entiers pour raconter ces campagnes qui s’engendraient l’une l’autre et dont aucune ne décidait rien. À peine Napoléon eut-il rétabli la situation militaire en Espagne et ramené Joseph qu’il dut laisser ses lieutenants aux prises avec les rebelles. L’Autriche, encouragée par les difficultés de la France, était encore une fois entrée en guerre, et l’empereur dut se rendre des bords de l’Ebre aux bords du Danube. Les préparatifs de l’Autriche avaient été sérieux.
Ce n’était pas un adversaire négligeable. La journée d’Essling fut pénible, la victoire de Wagram coûteuse (juillet 1809). Mais une autre complication sortait de cette victoire. Pour frapper plus sûrement l’Autriche, Napoléon s’était servi contre elle de Poniatowski et des Polonais. Comme au dix-huitième siècle, la Pologne altérait notre politique et nos alliances, et, depuis les partages, elle réunissait toujours la Russie, la Prusse et l’Autriche. Alexandre, resté neutre pendant la guerre austro-française, veillait sur la Galicie, et, déjà déçu par l’abandon des projets sur la Turquie, s’inquiétait d’une résurrection de la Pologne. Alors, si la Russie n’était plus pour Napoléon une alliée fidèle, si elle refusait de s’associer au blocus continental, elle devenait une ennemie et alors il faudrait la battre à son tour. L’idée de vaincre l’Angleterre par l’Europe et l’Asie, la mer par la terre, conduisait à ces conséquences, absurdes à première vue, pourtant logiquement liées.
Ce n’est pas de gaieté de cœur que Napoléon se résolut à franchir le Niémen et à porter la guerre en Rassie. Il espérait toujours ne pas en venir là si l’Espagne était soumise, si les États-Unis, auxquels il promettait la Floride après leur avoir cédé la Louisiane, déclaraient la guerre à l’Angleterre, qui, frappée par le blocus continental dans ses intérêts, dans son existence même, finirait par demander la paix. Sans doute ce blocus portait un coup terrible au comnmerce britannique. Il n’était pas moins grave pour le commerce des autres nations. La Hollande ne s’y soumettait pas et Napoléon dut la reprendre à son frère Louis, qui avait épousé la cause de ses nouveaux sujets. Il l’annexa et la divisa en départements. C’était pour l’Angleterre une raison de plus de ne pas désarmer. Ainsi le blocus continental menait soit à de nouvelles guerres, soit à de tels accroissements de l’Empire que les Anglais, refusant de reconnaître les conquêtes de la Révolution, devaient aussi résolument refuser de reconnaître les conquêtes nouvelles, entraînées par les premières et destinées à les garantir.
La France commençait à s’inquiéter. Le bon sens disait que cette extension du territoire et de la guerre ne pouvait pas être indéfinie, et pourtant on n’en voyait pas la fin. Dans l’entourage même de l’empereur, des hommes perspicaces, comme Talleyrand et Fouché, commençaient à penser que tout cela finirait mal. Et pourtant l’Empire ne parut jamais si grand, l’avenir si sûr qu’en 1810, lorsque Napoléon eut divorcé, renvoyé Joséphine qui ne lui avait pas donné d’enfant, épousé une archiduchesse en copiant le contrat de Marie-Antoinette et de Louis XVI dans la famille duquel il entrait. L’an d’après, Marie-Louise lui donnait un fils, l’Empire héréditaire avait un héritier et cet héritier, il était nommé Roi de Rome comme celui du Saint-Empire s’était appelé roi des Romains. Mais Rome, en 1811, n’était plus que le chef-lieu du département du Tibre, le Pape était déporté à Savone en attendant d’être prisonnier à Fontainebleau. Par le blocus continental, le restaurateur du catholicisme en France avait été conduit à s’aliéner les catholiques du monde entier. Et pourtant, excommunié, ayant, à Naples et à Madrid, détrôné des Bourbons, il avait épousé un fille des Habsbourg. Son extraordinaire fortune bravait tout.
Ce mariage autrichien, défi à la Révolution française elle-même, Napoléon ne s’y était décidé qu’après un mariage manqué avec une sœur d’Alexandre. L’empereur de Russie se dérobait à l’alliance et déjà Napoléon n’y croyait plus. Il jugeait même la guerre inévitable. Se mettant à la place du tsar, il pensait que l’Empire russe n’accepterait jamais l’extension de l’Empire français, qui, par les nécessités du blocus continental, avait fini par annexer les villes de la Hanse, Brême et Hambourg, devenus chefs-lieux de deux de nos 130 départements. La France allait jusqu’à la mer Baltique et plus elle se rapprochait de la Russie, plus un grand conflit était à craindre, parce que les difficultés naissaient à chaque instant de l’Oldenbourg, de la Pologne, de l’Orient, enfin de la répugnance des Russes à cesser le commerce avec les Anglais. Encore alliés, les deux empereurs armaient l’un contre l’autre, ces armements mêmes devenaient un grief. Napoléon, désormais convaincu que cette nouvelle guerre était fatale et qu’il n’arriverait à ses fins qu’après avoir abattu la Russie comme il avait abattu la Prusse et l’Autriche, prépara pour l’année 1812 l’armée la plus vaste qu’on eût jamais vue, l’armée de « vingt nations » où entraient des hommes de tous les pays alliés ou soumis à la France, une sorte de croisade de l’Occident contre la Russie asiatique. À cette croisade, par la pente naturelle de son esprit autant que par politique, Napoléon donnait encore le mot d’ordre de la Révolution, la libération des peuples, dont la résurrection de la Pologne serait le gage, sans prendre garde que déjà les Espagnols luttaient pour leur indépendance et que l’esprit de nationalité, ranimé par les principes révolutionnaires, agitait les masses germaniques. Alexandre, habile à jouer tous les rôles, parlait de son côté un langage libéral, invoquait la justice, intéressait à sa cause les pays conquis et subjugués par la France ou insurgés contre elle, préparait se réconciliation avec la Prusse et l’Autriche par la complicité des trois États dans le partage des provinces polonaises. Napoléon allait donc tout jouer dans cette campagne de Russie à laquelle il ne pouvait échapper. Vainqueur, il serait le maître de l’Orient, de Constantinople, de l’Europe entière, il obligerait enfin l’Angleterre à capituler. Vaincu, il donnera lui-même le signal de la débâcle. Ainsi, la guerre entreprise en 1792, après avoir porté les Français jusqu’à Moscou, reviendra jusqu’aux portes de Paris par un brutal et rapide reflux. Il fallut aller à Moscou pour avoir voulu conquérir en une enjambée la Belgique et la rive gauche du Rhin, et l’un ne fut pas plus insensé que l’autre.
En juin 1812, la Grande Armée franchit le Niémen, et les Russes évitèrent encore de lui offrir la bataille. Alexandre avait dit qu’il se retirerait s’il le fallait au-delà de Tobolsk. Napoléon se figurait que, de Moscou, il dicterait la paix à la Russie. Les Russes brûlèrent la ville et ne firent pas la paix. Alors commença une retraite qui, après le passage de la Bérézina, tourna en débâcle. Au mois de décembre, Ney et Gérard arrivaient presque seuls à Kœnigsberg. La Grande Armée avait fondu. L’empereur lui-même l’avait abandonnée en secret, comprenant l’étendue de la catastrophe, redoutant les effets qu’elle aurait en Europe et en France même, où la conspiration du général Malet, dont la nouvelle lui était parvenue en Russie, lui avait appris combien son pouvoir était précaire et son prestige affaibli.
Désormais, l’histoire de l’Empire, c’est celle d’un rapide retour aux conditions dans lesquelles Napoléon avait pris la dictature en 1799. Pour sauver la Révolution et ses conquêtes, tâche dont les républicains eux-mêmes l’ont chargé au 18 brumaire, il a reçu de la France la permission de prendre la couronne, de fonder une dynastie, de s’emparer de la moitié de l’Europe, de lever et de tuer des hommes sans compter. Tout cela aura été vain. En quelques mois, on va être ramené au point de départ.
Si, en 1809, les succès de l’insurrection espagnole avaient encouragé l’Angleterre à persévérer et ranimé le courage des peuples conquis, en 1813, le désastre de la Grande Armée devait, bien davantage encore, déterminer l’adversaire à en finir. Les Anglais se dirent qu’il ne s’agissait plus que d’ajouter quelques sacrifices à ceux qu’ils avaient déjà faits pour en recueillir le résultat. La déclaration de guerre des l’États-Unis, si longtemps espérée de Napoléon, qui survint à ce moment-là et qui était due à la tyrannie maritime de l’Angleterre bien plus qu’aux efforts de notre diplomatie, ne pouvait même plus changer la résolution du gouvernement britannique. Tout indiquait d’ailleurs un vaste retournement des choses en faveur de la cause dont l’Angleterre était restée, à un moment, le champion presque unique. La propagande nationaliste portait ses fruits en Allemagne. La Prusse, tout en protestant de sa fidélité à notre égard, avait tourné ses obligations et reconstitué en secret ses forces militaires. Un corps prussien mêlé à nos troupes et commandé par le général d’York passa aux Russes. Cette défection causa une sensation immense en Allemagne et hâta le repli des derniers débris de l’armée française qui ne s’arrêta plus qu’à l’Elbe. Alors le gouvernement prussien leva le masque et suivit l’opinion publique qui voulait la guerre de libération et d’indépendance.
Napoléon voulait considérer sa défaite de Russie comme un simple accident. Il pensait qu’en Allemagne il lui serait toujours facile de battre les Prussiens et les Russes. Ayant levé et organisé une armée nouvelle, il les battit, en effet, à Lützen et à Bautzen. La campagne de 1813 commençait bien. Cependant il se méfiait, non sans raison, de l’Autriche, et, au lieu de poursuivre ses premiers succès, il accepta un armistice afin d’être prêt à battre un troisième adversaire. Il ne craignait pas une coalition austro-prusso-russe et il préférait en finir d’un coup’ se disant qu’il avait assez de gages entre les mains pour obtenir, avec l’Angleterre elle-même, une paix générale avantageuse. La victoire de Dresde, le 27 août, parut encore lui donner raison. Mais, l’un après l’autre, mal servis par leurs contingents de la Confédération germanique, plusieurs de ses lieutenants se firent battre et détruisirent ses plans. Revenu sur Leipzig, pour empêcher les coalisés de s’y réunir, Napoléon y livra une bataille de trois jours, au cours de laquelle nos auxiliaires saxons passèrent à l’ennemi. Cette immense bataille perdue et toute l’Allemagne avec elle, il fallut se replier sur le Rhin. En novembre, ce qui avait été la Grande Armée entrait à Mayence après avoir dû s’ouvrir un passage à Hanau sur les Bavarois qui avaient trahi à leur tour.
Sur le Rhin, pouvait-on du moins signer la paix des frontières naturelles ? Mais la question se posait dans les mêmes termes que sous la Révolution. Si la Prusse révélait enfin qu’elle était contre nous la plus acharnée des puissances allemandes, l’Angleterre ne voulait pas céder que nous n’eussions renoncé à Anvers. L’enjeu de cette guerre de plus de vingt ans était toujours là. Or, la Hollande venait de se soulever contre la domination française. La Belgique était lasse de la conscription, des impôts, et, chez elle aussi, un vieux et indomptable sentiment national se réveillait. Renseigné sur l’état de la France, le gouvernement britannique en connaissait l’épuisement. Il savait que tout avait été organisé pour la conquête et rien pour la défense, que la supériorité numérique des coalisés était considérable et qu’à l’intérieur aussi l’Empire napoléonien chancelait. Sa détermination d’en finir fut d’un plus grand poids que la haine de la Prusse, et c’est pourquoi les pourparlers qui eurent lieu avant l’entrée des Alliés à Paris n’étaient pas sincères. Depuis 1793, il était écrit que, si l’Angleterre n’était pas vaincue, la France n’aurait la paix qu’en retournant à ses anciennes limites. Quant à Napoléon lui-même, qui mieux que lui se rendait compte qu’il était, autant que la Convention et le Directoire, prisonnier de la guerre et des conquêtes ? Ces conquêtes, il devait les défendre jusqu’au bout ou tomber avec elles, comme fût tombée la Révolution. La nature même de son pouvoir, les conditions dans lesquelles il l’avait reçu lui interdisaient cette paix honorable et politique, qu’on lui reproche bien vainement de n’avoir jamais conclue : d’abord les Alliés n’en voulaient pas, tout en s’y prenant de manière à laisser croire aux Français que seule l’ambition insensée de leur empereur les empêchait de l’avoir ; ensuite nul gouvernement d’origine révolutionnaire ne pouvait accepter les anciennes limites. « Au point où les choses en sont venues, disait alors Napoléon, il n’y a qu’un Bourbon qui puisse me succéder. »
Toutefois, les Bourbons lui succédèrent pour une autre cause. En 1814, les Alliés avaient envahi la France et ils ne s’entendaient pas encore sur le gouvernement qu’ils préféraient pour elle. Pas plus qu’autrefois, ce n’était pour y rétablir la monarchie qu’ils lui avaient fait la guerre. L’empereur d’Autriche souhaitait la régence de sa fille Marie-Louise qui lui eût donné un contrôle sur les affaires françaises. L’empereur de Russie songeait à un roi de sa main, Bernadotte, par exemple, un des plus heureux parmi les aventuriers de la Révolution, devenu prince royal de Suède par un concours de circonstances extraordinaires et qui avait trahi Napoléon. La Prusse, toute à l’idée de s’agrandir, était indifférente à notre régime, pourvu qu’elle eût une part de nos dépouilles. Alors Castlereagh, qui voulait une France diminuée, mais libre, et non pas soumise à l’Autriche ou à la Russie, fut conduit à penser que la monarchie bourbonienne était seule à remplir les conditions que l’Angleterre désirait, parce que, selon le mot d’Albert Sorel, « ce gouvernement de principes et non d’expédients ne serait ni l’obligé ni le client d’aucun des alliés ». Tel fut le calcul, inconnu ou incompris des Français, par lequel allait se faire une Restauration qu’ils crurent amenée, imposée par l’ennemi, alors que, selon le système d’équilibre de l’Angleterre, elle était destinée à préserver leur indépendance contre l’étranger.
La campagne de France, la plus admirée de toutes celles de Napoléon, fut un chef-d’œuvre inutile. Ses victoires, Brienne, Champaubert, Montnirail, Montereau, Albert Sorel les compare à celle de Valmy : les Alliés hésitaient parfois, se demandaient si ce n’était pas le moment de traiter. Mais, de même que la Révolution avait exigé que l’ennemi sortît d’abord du territoire français, Napoléon voulait la garantie des frontières naturelles, il ne pouvait pas vouloir autre chose et la coalition ne combattait que pour les enlever à la France. « Il faut reprendre ses bottes et sa résolution de 93 », disait-il en février 1814. D’instinct, c’est à la Révolution qu’il se rattachait et il accueillait Carnot, l’ancien collaborateur de Robespierre, resté à l’écart de l’Empire et qui lui apportait son concours. De leur côté, les Alliés n’avaient pas oublié qu’après Valmy l’envahisseur ayant reculé au-delà du Rhin, la Révolution avait décidé de l’y poursuivre. Cette vision raffermit leur détermination et resserra leur alliance. Après avoir conclu entre elles le pacte de Chaumont, les quatre puissances reprirent l’offensive, résolues à dicter la paix.
Cependant tout croulait autour de Napoléon. Avec ses soldats improvisés, presque des enfants, les derniers que la France avait pu lui fournir, il tenta encore d’arrêter l’ennemi, puis de le tourner pour le battre. Faute de forces, ses dernières combinaisons échouèrent. Le 30 mars, les Alliés étaient maîtres de Paris et, de Montmartre, un Allemand écrivait : « Il y avait neuf siècles et demi que notre empereur Othon avait planté ses aigles sur ces collines. »
Le 11 avril 1814, à Fontainebleau, Napoléon abdique. Non seulement son Sénat, issu du Corps législatif de brumaire, qui était lui-même issu de la Convention, l’a abandonné et demande les Bourbons, mais ses maréchaux, dans des scènes violentes, l’ont pressé de renoncer au pouvoir et de partir. On était revenu à la situation qui s’annonçait avant le 18 brumaire et à laquelle le Directoire avait voulu échapper. C’est encore Albert Sorel qui remarque que l’Empire finit, comme avait commencé le Consulat, par une de ces « journées » qui avaient renversé tant de gouvernements révolutionnaires. Le 5 mai, Louis XVIII entrait à Paris, tandis que l’empereur déchu débarquait à l’île d’Elbe.
Son histoire, qu’attend à Waterloo un lamentable épilogue, n’est pas encore finie. Une seule chose l’est, et le retour de l’île d’Elbe n’y changera rien : la Révolution, malgré la métamorphose impériale où elle s’était réfugiée, n’a pas réussi à donner à la France l’extension qu’elle avait rêvée. Elle se termine par une défaite. Il s’agit maintenant, au milieu des bouleversements qu’elle a multipliés en Europe, de rendre à la France vaincue son rang et la sécurité.
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