Opération destinée non seulement à dénombrer la population, mais encore à fixer notamment la quotité de certaines contributions ainsi que le nombre de conseillers municipaux, le recensement fut mis en œuvre dès l’Antiquité et donna lieu, à Rome, à des pratiques d’où vinrent les mots censeur et lustre, cependant qu’en France il fut accompagné à partir du Moyen Age du dénombrement des terres donnant lieu à l’établissement du cadastre
En 1881, le recensement pratiqué en France donne l’occasion au Journal de la jeunesse de revenir sur l’histoire et les modalités du recensement. Tous les habitants de la France étaient invités, le 18 décembre de cette année-là, à remplir des cadres tout préparés, déposés dans chaque maison par des agents de la mairie nommés recenseurs. Il s’agissait d’opérer le recensement, le dénombrement si l’on aime mieux, de tous les habitants de notre pays, recensement qui doit se faire légalement tous les cinq ans, nous indique le chroniqueur. C’est ce qu’expriment ces mots Recensement quinquennal.
Médaille de 1886 d’agent recenseur de la ville d’Amiens © Crédit photo : Gérard Martel |
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Cette opération a pour but de faire connaître les mouvements qui se produisent dans la population, l’effectif de chaque département, le nombre des individus ayant atteint un âge déterminé, la profession de chacun, etc. C’est d’après le nombre des habitants que l’État fixe la quotité de certaines contributions, établit le traitement d’un grand nombre de fonctionnaires ainsi que le cautionnement des officiers ministériels. Le nombre des habitants sert à fixer dans une commune le nombre des adjoints au maire, le nombre des conseillers municipaux, le contingent à fournir pour le recrutement de l’armée. Dans les villes populeuses, le nombre des députés est déterminé par le nombre des habitants. Enfin les indications sur l’âge, la profession, l’état civil fournissent à la statistique des renseignements précieux.
Il semble que rien ne doive être plus facile que de connaître d’une manière permanente la population d’un pays. Le recensement étant fait une première fois, il devrait suffire d’ajouter chaque année les naissances régulièrement inscrites au jour le jour dans les mairies et de retrancher les décès dont on a le nombre d’une manière plus exacte encore s’il est possible. On comprend, en effet, que s’il est possible, quoique invraisemblable, qu’un père oublie de faire inscrire son enfant, il n’est pas possible d’oublier de faire inscrire un décès puisque, sans cette formalité, on ne pourrait inhumer le mort.
En théorie, tout cela est exact. Et de fait, chaque année les maires dressent le tableau des naissances, mariages, décès, qui ont eu lieu dans le cours de l’année précédente et en envoient un exemplaire au préfet. Le préfet récapitule ces tableaux partiels, dresse un tableau générai pour son département et l’envoie au ministre de l’intérieur. Au bout de cinq années, si l’on recommencé le recensement, on s’aperçoit que les résultats sont très différents de ceux qu’on aurait obtenus en se bornant à modifier le précédent d’après les indications annuelles des mairies.
Les causes de cette différence sont multiples ; elles proviennent d’abord du mouvement d’émigration temporaire ou permanente des Français vers les pays étrangers ; puis du retour en France d’une partie de ces mêmes émigrés avec leurs familles accrues à l’étranger enfin de l’immigration des étrangers sur le territoire français. Le recensement peut donc seul donner une idée exacte de la population d’un pays à un moment donné, car les déplacements à l’entrée et à la sortie ne figurent pas sur les registres d’état civil, et échappent même, il faut bien le dire, pour la plupart aux recherches de la statistique.
Avant de dire comment s’effectue le recensement, rappelons qu’il y a une population dont on n’opère pas le dénombrement individuel. Cette population dite comptée à part se compose de l’armée de terre et de mer ; des détenus des maisons pénitentiaires, des infirmes des hospices ; des élèves internes des lycées, séminaires, écoles spéciales, etc.
Autrefois on se contentait de noter l’âge et l’état civil. En 1851 on ajouta la profession, la nationalité, le culte. Aujourd’hui on ne demande plus à quelle religion appartient le recensé ; mais on note l’âge, la nationalité, la profession, la condition dans la famille, etc. Dans les petites villes et dans les campagnes, les employés de la mairie ont vite fait de déposer les feuilles de recensement et d’aller les rechercher après qu’elles ont été remplies.
Dans les grandes villes, à Paris surtout, cette besogne est longue. Autrefois, les recenseurs devaient aller dans chaque maison, monter à tous les étages et demander individuellement à chaque famille les renseignements dont ils avaient besoin. Les réponses étaient immédiatement consignées sur leurs registres. On comprend quel temps énorme nécessitait cette opération, quelle fatigue éprouvaient les recenseurs qui, bien souvent, devaient à plusieurs reprises se présenter dans la même famille.
Malgré le nombre très considérable des employés, l’opération durait plusieurs semaines et les résultats du recensement étaient singulièrement compromis, puisqu’on ne pouvait, à quelques semaines près, assigner la date exacte à laquelle il correspondait. On a eu l’idée, pour le recensement de 1881, de faire remplir les feuilles par les habitants eux-mêmes et on leur a demandé de donner l’état de leur maison correspondant au 18 décembre. Quelle que soit la durée du dépouillement, il est évident que les résultats obtenus se rapporteront tous au même jour.
Quelques indications historiques trouveront ici leur place naturelle. Le plus ancien recensement dont l’histoire ait gardé le souvenir est celui des Israélites, fait par Moïse et Aaron dans le désert. On compta 604 000 hommes en état de porter les armes. Sous le roi David, un second recensement donna le chiffre énorme de 1 300 000 hommes. Le procédé qu’on employait alors ne doit nous inspirer qu’une médiocre confiance. « L’armée tout entière passait, par divisions de 10 000 hommes, dans une enceinte qui ne pouvait contenir que ce nombre d’individus. » Autant de divisions, autant de fois dix mille hommes.
A Rome, bien que le recensement quinquennal eût été institué par les premiers rois, il ne fut dressé qu’à des intervalles très irréguliers. A Rome, l’opération du recensement s’appelait simplement cens, mot qui nous représente plutôt aujourd’hui la redevance, la contribution que chaque citoyen doit à l’État. Le cens comprenait non seulement le dénombrement de la population, mais encore l’état de la fortune de chaque particulier. Chacun devait venir au jour fixé déclarer son nom, son âge, sa famille et la quantité de ses biens. Celui qui ne se présentait pas en temps utile était battu de verges et vendu comme esclave.
Nos mœurs se sont heureusement adoucies depuis cette époque. Les magistrats qui avaient dans leurs attributions la constatation de la fortune et de l’état civil des citoyens s’appelaient censeurs ; ils étaient également chargés de veiller sur les mœurs publiques. Aussi le mot censeur, qui signifiait simplement appréciateur à l’origine, est-il devenu synonyme de « homme sévère, qui reprend, qui contrôle les actions d’autrui ».
A Rome, le recensement se faisait dans le Champ-de-Mars : « Les censeurs, assis sur leurs chaises curules, et entourés de scribes et d’autres officiers, faisaient ranger tous les citoyens, chacun dans sa classe et dans sa centurie, puis un héraut les citait devant eux pour donner l’état de leur famille et de leur fortune. » Pour l’intelligence de ce qui précède, rappelons que les citoyens, à Rome, étaient divisés d’après leur fortune en cinq classes. Les citoyens qui possédaient moins de 1500 as étaient rangés dans une sixième classe, celle des prolétaires : ils n’étaient appelés à servir comme soldats que dans les cas d’extrême, nécessité. Ceux qui ne possédaient que 375 as n’étaient jamais appelés à la guerre. Chaque classe comprenait un certain nombre de centuries, c’est-à-dire de groupes de cent individus. Les centuries étaient divisées en deux catégories : celles des jeunes et celles des vieux.
Il est assez curieux de remarquer qu’en dehors de toute classe, les armuriers, les musiciens et les charpentiers formaient deux centuries. Les pères de familles étaient seuls appelés. Les citoyens qui se trouvaient en Italie ou dans les provinces, et même ceux qui appartenaient à des colonies de citoyens devaient se présenter en personne à Rome. C’est dans cette occasion qu’on pouvait affranchir les esclaves, lorsque ceux-ci se présentaient avec le consentement de leur maître afin de se faire inscrire parmi les citoyens romains.
Le cens achevé, l’un des deux censeurs offrait un sacrifice expiatoire où il immolait un porc, une brebis et un taureau. Ce sacrifice avait pour objet la purification de la ville et du peuple ; on lui donnait le nom lustratio : c’est de là qu’est venu le mot latin et par suite notre mot français lustre, indiquant une période de cinq années. C’est précisément le temps qui s’écoulait entre deux opérations de recensement et par suite entre deux lustrations. L’empereur Auguste fit faire par trois fois le recensement général de toutes les provinces romaines : il reconnut que Rome pouvait compter sur quatre millions de défenseurs.
En France, au Moyen Age, partout où s’organisait le système féodal, le recensement était accompagné du levé des plans terriers. Ce dernier dénombrement fut l’origine du Cadastre, imaginé par le roi Charles VII. Le vassal était alors tenu de faire à son seigneur le dénombrement de toutes les terres, de tous les droits qu’il tenait de lui. Cet état était remis par le vassal quarante jours après la cérémonie de l’hommage, cérémonie qui consistait à prêter serment au seigneur, soit debout et la main sur l’évangile, soit un genou en terre, tête nue, les mains dans celles du suzerain. Durant quarante jours à partir de la remise du dénombrement, le seigneur avait le droit de blâme, c’est-à-dire le droit de demander à son vassal des rectifications sur l’état qu’il lui avait présenté.
Quelques-uns des dénombrements faits au temps de la féodalité nous donnent de curieux renseignements sur les mœurs de nos ancêtres. « Dans le dénombrement rendu par le baron de Caissac, vassal de l’évêque de Cahors, le noble baron s’avouait obligé, le jour où le prélat entrait pour la première fois dans Cahors, d’aller se poster sur son passage, sans manteau, la tête découverte, la jambe et la cuisse droite nues et le pied chaussé d’une pantoufle. Quand l’évoque était arrivé au lieu où était le baron, celui-ci devait le saluer, prendre la mule du prélat par la bride, le conduire à la cathédrale, ensuite à l’évêché, le servir pendant le repas qui suivait l’entrée. A ce prix le noble baron restait maître de la mule et du buffet de l’évêque. Vers 1717 un évêque de Cahors, ne trouvant pas que les redevances du baron de Caissac fussent un dédommagement équivalent à la perte de la mule et du buffet, s’avisa de faire son entrée incognito et sans avoir fait prévenir son vassal. Le baron fit assigner son évêque suzerain et le fit condamner à un dédommagement de mille écus. »
Ce ne fut qu’à partir de 1800 que les recensements eurent lieu avec régularité. En 1838, les Chambres avaient prescrit un dénombrement des propriétés bâties et des portes et fenêtres afin de fixer les impôts d’une manière plus équitable. Cette mesure fut l’occasion de véritables émeutes ; les partis politiques la dénoncèrent comme attentatoire à la liberté. A Toulouse, le recensement ne put être fait qu’après avoir mis pour ainsi dire la ville en état de siège.
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