Le 22 août 1911 au matin, un gardien venant de prendre son service constate la disparition de La Joconde, trésor du Louvre dont il pense dans un premier temps qu’il a été emprunté par le photographe ayant le monopole de décrocher les tableaux du célèbre musée. Mais il faut se rendre à l’évidence : la peinture mondialement connue de Léonard de Vinci, suspendue seulement par quelques clous et sans cadenas, a bel et bien été dérobée. Le lendemain les hypothèses fusent, de l’œuvre d’un plaisantin à celle d’un « professionnel », en passant par l’acte d’un fou, et dans un article du 23 août, Le Figaro dresse l’état des lieux.
Cette nouvelle s’est répandue, hier après-midi, dans Paris ; et d’abord, elle n’y a trouvé que des incrédules. Puis il a bien fallu qu’on se rendît à l’évidence des faits : la Joconde, de Léonard de Vinci, a disparu. C’est un peu fort, on l’avouera ! Où sont les responsabilités ? Ce n’est pas notre affaire de le savoir. Mais on n’admet pas facilement que nous ayons un musée tel que le Louvre, une administration très complète pour le « conserver » et qu’un beau jour, comme un banquier frivole, la Joconde disparaisse. Cela dépasse les imaginations et les irrite. Une telle aventure paraît, premièrement, si énorme, qu’on est tenté d’en rire ainsi que d’une plaisanterie excessive.
Mais bientôt, on se fâche, et l’on se demande sans douceur si la garde qui veille aux barrières du Louvre n’est pas somnolente par trop. Il y a, dans nos galeries nationales, bien d’autres œuvres d’une inestimable beauté ; il n’y en a guère d’autres qui soient plus célèbres, plus délicieuses et qu’on aime davantage. Nos yeux d’adolescents se sont épris de Mona Lisa, de son regard et du sourire de ses lèvres, à propos duquel les poètes ont tant rêvé. Elle nous était venue de l’Italie heureuse et elle évoquait, pour nous, les chaudes années de la Renaissance. Qui de nous ne se souvient d’avoir, à la contempler, jeune homme, par des journées frileuses de Paris, senti naître dans son âme l’entrain des climats tièdes où les paysages sont bleus et où l’inquiétude sourit ?...
Mona Lisa authentique et légendaire, Mona Lisa telle que le génie de Léonard l’a peinte et aussi telle que l’avait parée le commentaire de l’admiration séculaire, où est-elle à présent ? Et la reverra-t-on jamais ? On mit en avant, dès le premier moment, l’hypothèse d’une énorme plaisanterie. Mais elle apparaissait si détestable et si dangereuse, d’un tel exemple et d’un tel goût qu’on écartait très vite une telle idée. Et, cependant... Hier soir, dans tout Paris, on oublia de parier de M. de Kiderlen-Waechter et du Maroc et du Congo, et du « bec de canard » qui fait un territoire, auprès du Tchad : on ne parlait que de Mona Lisa.
La découverte du vol
Hier matin, à sept heures vingt, le brigadier Poupardin, qui venait de prendre son service, constatait en traversant le grand Salon carré que la Joconde avait disparu. Sa place, au centre du panneau qui fait face à celui des Noces de Cana, était vide. Tout. d’abord le brigadier Poupardin ne s’en émut point : « La Joconde, pensa-t-il, est. sans doute à l’atelier de photographie de M. Braun. On n’aura qu’à l’y aller chercher, tout à l’heure avant l’ouverture du musée au public. » Le brigadier Poupardin savait, en effet, comme tout le monde au Louvre, qu’en vertu d’un traité consenti par M. Spuller, alors que ce dernier était ministre de l’instruction publique et des beaux-arts, M. Braun a le droit et le monopole de décrocher les tableaux du Louvre, de les transporter dans un atelier qu’on a mis à sa disposition dans le palais, de les y photographier, à la condition de les remettre en place aux heures de visite du public.
Mais le moment de l’ouverture du musée approchait, les peintres autorisés à dresser leurs chevalets dans les salles et à prendre des copies ou des vues arrivaient. L’un d’eux, M. Louis Béroud qui devait justement commencer hier un tableautin représentant le Salon carré, remarqua tout de suite l’absence de la Joconde, et s’enquit auprès du brigadier. Celui-ci se décida alors à envoyer le gardien des chevalets à l’atelier de photographie pour y reprendre la Joconde. Mais la Joconde n’y était pas ! Le gardien revint les mains vides, au grand ahurissement du brigadier, de M. Louis Béroud et de tout le personnel des salles du Louvre, où la nouvelle avait fait traînée de poudre.
Le brigadier Poupardin alla aussitôt prévenir M. Galbrun, secrétaire agent-comptable de la Réunion des musées nationaux, qui courant au plus pressé, fit fouiller tous les abords du Salon carré. Bientôt on retrouvait non la Joconde, mais son cadre – le cadre en bois sculpté Renaissance, donné il y a quelques années par la comtesse de Béarn – et sa glace. Le voleur avait abandonné ce poids inutile dans un petit escalier conduisant à la cour Visconti, sur laquelle s’ouvrent les ateliers des moulages et d’où l’on sort par une des portes donnant sur le quai du Louvre.
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On fit évacuer les salles, on ferma les portes du palais, on manda tout le personnel et on l’interrogea, pendant que M. Hamard et ses agents fouillaient le Louvre des caves aux combles. Dans son désarroi l’administration avait seulement oublié de placer aux portes des écriteaux motivant la fermeture anormale du musée. Les visiteurs retardataires étaient évincés de façon sommaire, mésaventure qui arriva à deux archéologues étrangers assez connus et à un membre de la Société des Amis du Louvre.
Quand et comment le vol eut lieu
Le vol de la Joconde ayant été constaté hier matin, mardi, à la première heure, et des rondes assurant la surveillance du musée pendant la nuit, on supposa dès le premier moment que ce vol avait été commis au cours de la matinée ou de la journée de lundi. Jusqu’à neuf heures, lundi matin, la Joconde était à sa place dans le Salon carré. Un gardien qui y passait à cette heure-là l’affirme. Son attention avait été attirée par un groupe d’ouvriers qui stationnaient devant ce tableau, l’un d’eux expliquant à ses camarades que cette œuvre de Léonard de Vinci était considérée comme l’une des plus précieuses de tous les musées du monde. Ce gardien descendit prendre son service à la porte de l’escalier Henri II pour toute la journée, et il déclare qu’aucune des personnes sorties du Louvre lundi par cette porte ne put rien passer qu’il n’eût visité. Nous avons dit plus haut que c’est, en effet, par l’escalier dérobé de la cour Visconti, connu des seuls habitués du Louvre qui savent qu’une surveillance étroite est établie aux autres issues, que le voleur a dû passer emportant la Joconde, dont il avait laissé le cadre en route.
Il convient de rappeler ici que le Louvre est fermé tous les lundis au public. Le lundi est réservé aux travaux de nettoyage. Mais si le public ne pénètre point dans le musée ce jour-là, le palais est au contraire ouvert non seulement à tout le personnel titulaire, aux « Amis du Louvre » et aux artistes copistes, mais aussi aux aides de ces derniers, à de nombreux photographes, qui peuvent, en l’absence des visiteurs, installer leurs appareils, et à divers ouvriers du bâtiment, etc., etc.
Louis Lépine, préfet de police de Paris |
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Ces « habitués » sont plus ou moins connus des gardiens. Ils ne sont pas surveillés. Ce sont des « autorisés », pourvus de tous les « laissez-passer » nécessaires. Toute cette petite population évolue librement dans les salles du Louvre, au milieu des gardiens confiants et d’ailleurs occupés à leurs nettoyages. Elle connaît tous les coins du musée. Elle sait comment les tableaux sont accrochés. Un étranger peut se glisser parmi ces familiers. Le public s’imagine que depuis certains incidents les vitrines sont pourvues de sonneries électriques qui, à la moindre pesée sur les serrures, carillonneraient dans tout le palais. Il est persuadé que les tableaux sont solidement fixés aux murs.
On l’eût bien étonné si on lui avait dit hier que le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, la « Joconde » de Léonard de Vinci, n’était soutenu à la cimaise que par quatre clous à crochet et par quatre pitons, sans barre d’arrêt, sans chaîne, sans cadenas. Il en était pourtant ainsi. Il a suffi au voleur de soulever un peu, de trois ou quatre centimètres seulement, ce tableau pendu, à hauteur d’appui, sur ses quatre clous, pour le détacher. La Joconde n’était pas bien embarrassante. On connaît ses dimensions : 77 centimètres sur 53. Son poids avec le cadre et la glace pouvait être de 20 à 30 kilos tout au plus. Du Salon carré à l’escalier de la cour Visconti, il n’y a pas loin, et dans cet escalier on s’est défait du cadre pour passer avec moins d’embarras à la barbe d’un des concierges du quai, le panneau de Léonard en sandwich entre deux feuilles de carton ou deux planchettes de menuiserie.
La surveillance du musée
Le maître graveur Laguillermie, membre de l’Institut, qui depuis plusieurs années travaille à des planches de reproduction au burin des Noces de Cana dans le Salon carré, juste en face de la Joconde, vient presque tous les jours au Louvre. Il y vient surtout le lundi pour travailler plus à l’aise. Malheureusement, il .n’y était pas venu par extraordinaire avant-hier. C’est un amoureux du Louvre. Il eût été impossible de toucher en sa présence à la Joconde. Il ne partage pas la confiance des gardiens à l’égard des « habitués » du lundi. Les photographes eux-mêmes lui sont suspects. Il peut y avoir de « faux photographes ». Les vrais arrivent ici, nous disait-il hier, avec de grandes boîtes contenant on ne sait quoi, et dans lesquelles on pourrait loger tous les Watteau.
Au demeurant, quel est l’effectif de l’armée des gardiens préposés à la surveillance des nombreuses et immenses salles et galeries du Louvre ? Nous disposons en tout et pour tout de cent trente brigadiers et gardiens, nous a répondu un des administrateurs du Musée. Et cet effectif est toujours réduit soit par le repos hebdomadaire, soit par le service militaire, soit par la maladie, soit par les congés. Bref, il est impossible d’avoir un service permanent de surveillance d’un seul gardien par salle. Il est vrai qu’il y a une surveillance secrète exercée par des agents de la Sûreté sous la direction d’un commissaire spécial. Mais cette surveillance s’étend à tous les musées nationaux et son effectif est de dix agents.
L’avis de M. Lépine
Nous avons demandé au préfet de police son opinion sur ce vol inouï : « J’ai été informé, a-t-il bien voulu nous dire, de la disparition de la Joconde à deux heures après midi. Immédiatement j’ai donné l’ordre à M. Hamard, chef de la Sûreté, de se transporter au Louvre avec de nombreux agents. M. Hamard a pris avec lui soixante inspecteurs. Au musée, les agents ont été immédiatement postés à toutes les issues. Quelques-uns même ont pris position sur les toits afin d’empêcher toute communication, par cette voie, d’un corps de bâtiment à l’autre. Cependant M. Hamard et ses meilleurs inspecteurs se livraient, des caves aux combles, à une perquisition en règle, qui n’a malheureusement donné aucun résultat.
« Le vol a pu être commis lundi, jour où le musée est fermé au public et reçoit des équipes diverses d’ouvriers, menuisiers, balayeurs, maçons ou autres. Cependant, .des témoins affirment avoir vu lundi soir, à sept heures, la Joconde à sa place. D’après certains indices, on peut croire que le tableau, après avoir été enlevé, a été transporté dans un réduit qui se trouve sous l’escalier des Antiques. C’est en cet endroit que le malfaiteur a détaché le cadre, opération qui lui a pris au moins une demi-heure. Le cadre a été retrouvé au pied de l’escalier qui conduit à la Victoire de Samothrace. Quoi qu’il en soit de cette affaire, on ne saura que demain s’il y a véritablement eu vol. »
Cette dernière phrase, textuellement prononcée par le préfet, semble indiquer que M. Lépine ne rejette pas absolument l’hypothèse d’une mystification détestable.
L’enquête judiciaire
Le garde des sceaux, informé de la disparition de la Joconde, a immédiatement saisi le procureur général. Celui-ci a commis M. Drioux, juge d’instruction, qui a commencé, dès cinq heures et demie du soir l’enquête la plus active. Dès hier soir, en présence de M. Lescouvé, procureur de la République, les deux maçons qui avaient été entendus échangeant des propos sur la valeur du chef-d’œuvre de Vinci ont été entendus. Il ne semble pas qu’il y ait lieu de rien retenir d’utile de leur témoignage. L’affaire aura son écho à la Chambre quand elle se réunira.
Vue du Salon Carré au Louvre, vers 1880. Peinture d’Alexandre Brun |
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M. Delaroche-Vernet, député de la Loire-Inférieure, vient d’aviser M. Steeg, ministre de l’instruction publique, qu’il l’interpellerait à la rentrée sur les « conditions dans lesquelles la Joconde a disparu et sur les mesures qu’il compte prendre pour assurer la conservation ides chefs-d’œuvre de nos musées nationaux ».
« La Joconde »
Puisque la voila disparue, peut-être à jamais, il faut parler de cette figure familière dont le souvenir nous poursuivra en nous emplissant de regrets comme d’une personne morte en un accident stupide, et, pour ainsi dire, faire sa nécrologie. Le portrait de Mona Lisa Gherardini, troisième femme de Francesco del Giocondo (d’où le nom de Joconde, dont on désigne communément ce chef-d’œuvre), a été peint par Léonard de Vinci, vers l’an 1500 [entre 1503 et 1506 selon les dernières estimations], et l’on raconte que le peintre y travailla quatre ans : il faisait, pendant les instants de pose, exécuter de la musique, afin de charmer son modèle et d’en obtenir cette expression extraordinaire qui est à la fois tout de charme et de mystère. Vasari a dit tout l’enthousiasme que cette page maîtresse éveillait en lui, dans une phrase qui a sa place ici : « Qui veut savoir jusqu’à quel point l’art peut imiter la nature, qu’il s’en rende compte en examinant cette tête ; cette peinture est plutôt œuvre divine qu’humaine, et on la tient pour une chose merveilleuse et vivante, à l’égal de la nature elle-même ».
François Ier l’avait fait acheter 4000 écus d’or, pour la placer dans le cabinet doré de Fontainebleau. Elle fut transportée à Versailles, selon la volonté de Louis XIV, et ce n’est qu’après la Révolution qu’elle entra au Louvre, d’où elle vient de sortir de si surprenante façon. En songeant à la place vide, on revoit ce visage qui semblait être exprimé à travers une gaze sombre, pour mieux indiquer que ce que le maître avait voulu dire, c’était une pensée inexprimable pour tout autre qu’un peintre de génie, une pensée qui laisse deviner sous un sourire impassible toutes les angoisses de la passion. Pauvre Mona Lisa ! On s’approchait d’elle : on subissait le charme de sa douceur, de sa grâce calme, de son geste de mains reposé, et l’on se sentait pris par une volonté profonde, par la lumière aiguë de son regard, par cette sorte d’ironie qui accueillait la conquête qu’elle faisait de nous tous, depuis des siècles.
Michelet a écrit : « Cette toile m’attire, m’appelle, m’envahit, m’absorbe. Je vais à elle malgré moi, comme l’oiseau va au serpent ». Et Gautier : « Qui n’est resté accoudé de longues heures devant cette tête baignée de demi-teintes crépusculaires, enveloppées de crêpes transparents et dont les traits, mélodieusement noyés dans une vapeur violette, apparaissent comme une création du rêve à travers la gaze noire du sommeil ? » Pour George Sand : « Cette beauté célèbre offre dans son expression un tel problème, que personne ne l’a regardée sans émotion, et que personne, après l’avoir vue un instant, ne l’a oubliée. C’est un idéal de jeunesse, de candeur, d’intelligence et de bonté. » Voilà le chef-d’œuvre qu’on n’a pas su conserver au Louvre.
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Les hypothèses
M. le préfet de police, on l’a vu, croirait presque à l’œuvre d’un mauvais plaisant. C’est la première hypothèse à examiner.
1° La mauvaise plaisanterie. Elle semble assez médiocre. Dans le but de prouver combien nos trésors nationaux étaient mal gardés, certains de nos confrères parisiens avaient déjà pris quelques libertés avec les musées de l’Etat. C’était une manière de preuve plus forte que toutes les réclamations. On avait vite, hier soir, adopté la version du rapt éphémère. On allait même jusqu’à désigner les rédacteurs du Matin et d’Excelsior. Dans ces deux journaux, on proteste, et non sans indignation, contre cette hypothèse d’une fumisterie qui dépasserait les bornes permises, et atteindrait au scandale.
« La Joconde, nous a dit M. Henry de Jouvenel, rédacteur en chef du Matin, fait partie de notre patrimoine national. Devant le mur où sa place reste vide, demain, des gens iront pleurer. Les étrangers qui traversent Paris ne se consoleront pas de ne pouvoir plus l’admirer. Enlever une œuvre pareille, la séparer de son cadre, l’exposer à un dégât, serait un acte criminel. Il n’y a pas un journal français capable de le commettre. Et l’on aurait mille autres moyens d’établir que le Louvre n’est pas suffisamment protégé. » A Excelsior, M. Raoul Barthe, secrétaire général, formule des déclarations analogues. Lui aussi proteste contre une hypothèse offensante. Donc, la Joconde n’est dans aucune salle de rédaction.
Pour M. Lépine, pour M. Bénédite [conservateur intérimaire du musée], il s’agit d’un familier ou d’un professionnel et qui connaissait le Louvre dans ses moindres secrets. Mais ce familier n’est pas un gardien. Le recrutement de ces braves gens assure assez vraisemblablement leur honnêteté. Un gardien peut-être aurait collaboré à une mystification qu’il eût imaginée bien parisienne. Pour un peu ou beaucoup d’argent il eut laissé enlever la Joconde. Mais comme un portier de comédie qui laisse sortir sa jeune maîtresse dans une heure de folie et parce qu’il sait qu’elle reviendra. Il n’eût pas été complice d’un vol.
2° Le larcin imbécile. Puisqu’il n’est guère possible d’admettre une mystification organisée, une deuxième hypothèse se présente. La Joconde aurait-elle été enlevée par un ouvrier ? Au premier examen, cette hypothèse apparaît singulièrement fragile. Quel est le frotteur malhonnête, le maçon avide qui se serait hasardé à dérober ce grand panneau surchargé, d’un cadre de bois plein. Et pourquoi faire ? A vivre dans cette maison, ils savent tous assez la difficulté qu’il y aurait à vendre un semblable trésor. Cette piste semble vaine.
Vincenzo Peruggia, auteur du vol de La Joconde au musée du Louvre |
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3° Une « affaire ». Ici, l’enquête ne peut que rencontrer des probabilités. Mais que fera le voleur de son merveilleux butin ? Le vendre ? A qui ? Quel est le mécène qui serait assez imprudent pour accrocher dans sa galerie une Joconde qu’on lui prouverait être celle du Louvre ? Des copies anciennes, on en connaît : par exemple celle de Woodburn, à Londres, celle de Lyversberg, à Cologne, celle de Munich, celle qui fit partie de la collection du cardinal Fesch, vendue en 1845 et dont quelques accessoires différaient des autres. Mais la Joconde du Louvre, celle dont le dessin original fit partie de la collection Villardi, à Milan, qui donc oserait le geste de l’acheter, si ce n’est pour faire immédiatement pincer le voleur ?
Qu’on se rappelle qu’il n’y a pas de prescription pour les biens de l’Etat. On en eut la preuve il y a deux mois, lors de la vente de la collection de feu le baron R., de Francfort. La collection contenait une petite coupe qui avait fait partie de notre patrimoine national, et la direction des musées nationaux la revendiqua. Je crois même que M. Homolle [conservateur en titre du musée] en est encore séquestre. Par conséquent, si le voleur de la Joconde a l’espoir d’en tirer les millions qu’elle vaut, il lui faudra déchanter : pour la loyauté des amateurs, et pour l’honneur des antiquaires, j’entends les grands antiquaires capables de risquer une fortune sur un objet unique, rare, incomparable, la négociation est tout à fait invraisemblable. Donc, le bénéfice ne pourrait venir que d’une revente à l’Etat. Il faudrait supposer au voleur une âme audacieuse et qui ne craindrait pas les aventures téméraires.
4° Le fou. Faut-il enfin penser au maniaque, au fol amoureux de Mona Lisa ? On ne sait plus. En tout cas, c’est un avertissement pour la conservation de notre grand musée : les coups de canif et de poinçon s’y multipliaient déjà plus que ne le permet une surveillance diligente. L’incident du Déluge et du Portrait d’homme ne sont pas si loin qu’on les ait oubliés. Mais qu’un individu puisse décrocher, sans être inquiété, et cela un jour où la visite n’est pas publique, un tableau de 0m77 sur 0m53, abrité derrière une glace et entouré d’un cadre volumineux en bois sculpté, cela passe les bornes.
Note : le voleur, l’Italien Vincenzo Peruggia âgé de 30 ans, sera appréhendé deux ans et demi plus tard. Vitrier ayant participé aux travaux de mise sous verre des tableaux les plus importants du musée, il conserve en effet à Paris le tableau dérobé, avant d’être confondu lorsqu’il tente de le revendre le 10 décembre 1913 à un antiquaire florentin.
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