Remontant au XVe siècle et tenant son nom, d’après certains étymologistes de Ragot, célèbre truand du XVIe siècle, l’argot primitif fut d’abord un langage de Cour... des Miracles, qui eut plus tard ses écoles, ses grammairiens, ses professeurs, avant de s’immiscer au sein des différents corps de métiers et classes de la société, formant un ensemble si considérable de mots et d’expressions que Rigaud n’hésitera pas à affirmer en 1878 qu’il ne faudrait pas moins de 40 académiciens pour les consigner tous
Le jargon parisien est ce langage étrange, libre d’allures, tantôt sombre et bref, tantôt imagé et plaisant, tantôt masqué comme Arlequin, comme lui habillé de pièces et de morceaux, qui court les rues et se recrute dans la rue, dans les prisons, dans l’échoppe, à la boutique, au comptoir, à l’atelier, à la caserne, à l’école, au théâtre, chez les artistes et chez les gens de lettres, chez les banquiers et chez les banquistes.
Chaque caste, chaque corps d’état possède son jargon en propre. Depuis le voleur jusqu’au diplomate, depuis Lacenaire jusqu’à Talleyrand, tout le monde parle plus ou moins argot. Sur l’origine du mot, les étymologistes sont loin d’être d’accord naturellement. Le jour où deux étymologistes s’entendront, il y en aura un, au moins, qui aura perdu l’esprit... de contradiction sur lequel sa science repose. Tandis que Furetière veut qu’il vienne de la ville d’Argos, en Grèce, Le Duchat le tire avec plus de raison, du nom de Ragot, célèbre truand du seizième siècle qui fut le Vaugelas de la langue des gueux. Ragot a fait argot par transposition d’une lettre.
Ceux-ci le font dériver du terme d’école ergo ; ceux-là, avec Cousin, d’argoterie, argutie. D’autres le font sortir du mot grec signifiant fainéant, parce que, disent-ils, les fainéants sont presque tous des mendiants et que l’argot fut la langue des mendiants, des gueux. Quelques-uns soutiennent qu’il descend d’Argus qui est l’emblème de la vigilance, et que la vigilance doit être la qualité dominante des fripons. Quelques autres, d’après Nodier, veulent rencontrer son étymologie dans narquois, nargot, mendiant ; d’où argot, jargon. Enfin, comme il faut qu’il y en ait pour tous les goûts, d’aucuns prétendent qu’il est issu de regout, ragout, bavardage qui a fait ragot et argot.
Quoi qu’il en soit l’argot primitif remonte au quinzième siècle. Ce fut d’abord un langage de cour, de Cour... des Miracles qui devint mieux qu’un langage, une langue, avec ses écoles, sa Faculté, ses grammairiens, ses professeurs, ses recteurs et ses lauréats, à l’époque où le grand Coësré exerçait une autorité absolue sur les truands. François Villon a parlé cette langue et en a laissé de curieux spécimens, entre autres des ballades dont le sens n’est pas précisément facile à saisir. Plus tard, l’argot a compté des lexicographes nombreux qui ont essayé de le suivre dans ses évolutions. Il a eu ses écrivains attitrés ; et, plus proche de nous, les romans de Balzac, d’Eugène Sue, de Victor Hugo n’ont pas peu contribué à en propager le goût parmi le public. Aujourd’hui, quel est le fabricant de romans qui soit assuré du succès s’il ne va pas chercher ses héros dans le monde ténébreux où le langage argotique est monnaie courante...
Vers le commencement du dix-septième siècle, l’argot parlé par la clique des coquins de tous genres, et intelligible pour eux seuls, s’était enrichi et perfectionné à ce point, durant près de deux siècles, qu’il semblait devoir être à peu près fixé et rester pour les gueux ce que devait être plus tard, pour les délicats, langue de Racine ; mais il reçut un coup terrible. Lui qui voulait demeurer voilé comme la statue d’Isis, il vit ses voiles arrachés, ses secrets et son génie livrés aux profanes. La publication d’un tout petit livre : le Jargon de l’art réformé produisit ce mal. Le grand Coësré et avec lui toute sa cour parmi laquelle Coquillards, Callots, Polissons, Marcandiers, Sabouleux, Capons, Piètres-Hubins, Malingreux, l’avant-garde, le centre, l’arrière-garde des estropiés pour rire, toute l’armée des voleurs, des trucheurs et des bélîtres poussa une immense clameur, leva les bras ciel et se répandit en doléances.
Alors commence pour l’argot l’ère des transformations rapides. On le voit tour à tour renouveler, s’augmenter, se copier, se travestir, faire des retours sur lui-même, détourner les mots de leur véritable acception, du droit chemin, comme quelqu’un qui cherche à dérober, qui veut dérouter un adversaire. En effet l’adversaire c’est la police. Néanmoins la tradition argotique des seizième et dix-septième siècles, ce qu’on pourrait appeler le grand répertoire des scélérats, s’était perpétuée jusqu’au licenciement des bagnes, et s’est trouvé des coquins puristes, des classiques de l’argot qui n’ont jamais admis les innovations et sont restée fidèles à la vieille école. Pour eux, le mot argent, pour ne citer qu’un exemple, n’a jamais été ni de l’os, ni de la douille, ni de la braise, ni du quibus, ni du beurre, ni de la graisse, ni de l’huile, ni du poignon, ni des picaillons, ni des sonnettes, ni même du pèse, ni même du carme, l’argent a toujours été du carle.
Pendant longtemps, les vieux forçats, les pères conscrits du crime l’ont conservée cette tradition comme un précieux dépôt, tandis que la traitant avec le mépris dont les romantiques ont accablé les classiques, la jeunesse des bagnes et la jeunesse promise aux bagnes, à la tête du mouvement, forgeaient mots sur mots, expressions sur expressions, accumulaient hardiesses sur hardiesses, si bien qu’on pouvait dire, au milieu du XIXe siècle, que c’est au bagne que se sont rencontrés les plus infatigables lexicographes. Et ce fut le beau temps de l’argot des voleurs, le temps du renouveau. Le départ pour Cayenne et la Nouvelle-Calédonie a arrêté cet élan littéraire. Loin de toute communication les réformateurs de la langue argotique ne peuvent plus puiser aux sources l’inspiration nécessaire à leur œuvre. Ces Bescherelles de la fange manquent d’éléments et ils n’ont pas su faire ou n’ont pas voulu faire d’élèves dignes d’eux.
D’un autre côté vivant moins en corporation, se méfiant davantage les uns des autres, traqués par une police admirablement organisée, les voleurs n’ont ni le temps, ni l’occasion, ni le courage de se livrer, à l’exemple de leurs devanciers, à un travail incessant sur l’argot. Les plus intelligents se tournent du côté de la Grèce ou gravissent les marches qui conduisent à la Bourse. Peut-être encore ont-ils moins d’imagination ? Peut-être aussi n’y a-t-il plus d’assassins de conviction, ces assassins qui, épris de leur art, partageaient leur vie entre l’étude de l’assassinat et celle de l’argot ? Tel fut Lacenaire, le modèle du genre.
De cet ensemble de causes, il résulte que les voleurs d’aujourd’hui en sont généralement réduits à des réminiscences, à des plagiats, à des pastiches plus ou moins heureux. Ils n’ont rien trouvé de mieux, pour donner du fil à retordre aux agents de la sûreté, que d’intercaler entre chaque syllabe de mot argotique un certain nombre de mots convenus coupés par tranches et renouvelés le plus souvent possible. Ce mécanisme peu ingénieux en lui-même n’a d’autre mérite que de rendre une conversation incompréhensible pour quiconque n’en a pas la clé. Ne faisant plus de l’art pour l’art, ils n’en demandent pas davantage. C’est ce qui faisait dire à un policier célèbre, dans un moment de mauvaise humeur : « La pègre n’a plus d’argot, l’argot se perd, l’argot est perdu. » Et il ajoutait : « Est-ce que Lapommeraye, est-ce que Billoir, est-ce que Moyaux parlaient argot ? »
Si l’on en excepte le jargon des grecs qui, sans être très étendu, présente pourtant un certain caractère d’originalité et dénote certaines aptitudes, – les grecs sont les plus intelligents parmi ce monde de coquins –, en général le langage des voleurs d’aujourd’hui, de même que celui des souteneurs qui, la plupart, dînent du vol et soupent de la prostitution, ce langage est sec, hâtif, brutal. Quant aux filles, sauf quelques termes qui leur sont personnels, elles raccrochent – tant est grande la force de l’habitude – la presque totalité de leurs expressions dans le monde des voleurs et des souteneurs.
Mais combien il y a loin de ces jargons à celui des voyous. Nous parlons du voyou jeune, car avec sa jeunesse s’envole cet esprit primesautier et gouailleur qui le caractérise. Vieux à vingt ans, ce Voltaire du ruisseau est déjà vidé, il n’a plus rien dans le ventre, dans la boite à Joanne, comme il dit. Le voilà confondu avec la tourbe des gredins sinistres qui ont pour chantre le ministère public. Ce voyou donc qui, peut-être, ira s’échouer sur la place de la Roquette, après avoir commencé à jouer les utilités en police correctionnelle et fini par les grands premiers rôles en Cour d’assises, c’est lui, cet enfant, qui lance, chaque jour, dans la circulation vingt mots nouveaux, mots-projectiles, venus, dit-on, on ne sait d’où, qui, après avoir circulé de bouche en bouche, après avoir traîné dans la rue, dans les ateliers, sont tout étonnés, sur leurs vieux jours, de faire leur apparition et sur la scène, apportés par quelque joyeux vaudevilliste, et autour des tables des cabarets à la mode, acclimatés par d’aimables viveurs qui ramassent les bouts d’esprit du voyou avec autant de sans-façon que le voyou ramasse les bouts de cigares de l’aimable viveur... Bien plus étonnés encore, sont-ils de voir s’ouvrir devant eux les colonnes d’un lexique français.
De ces enfants trouvés du langage, plus d’un a été recueilli par Littré ; combien d’autres le seront par les Littrés de l’avenir ; et, d’asile en asile, si le voyou ne s’amende pas, si son esprit reste toujours alerte, la langue pourrait bien se trouver refaite de fond en comble, de telle sorte que les anciens mots français courront le risque de passer pour des irréguliers hors d’âge. Alors on verra ce phénomène : le prochain dictionnaire de l’Académie française devenu comme l’hôtel des Invalides de la tradition des Racine et des Bossuet, des Voltaire et des Montesquieu, une réunion, en quelque sorte, de colonnes élevées à la mémoire des vocables morts de paralysie, faute de circulation.
Telle est la révolution littéraire qui se prépare, grâce à l’influence occulte du voyou sur l’idiome national. Ce sera comme un 89 lexicographique auquel auront en masse contribué, pour une part moindre, toutes les classes de la société, tous les corps de métier, car autant de professions autant de jargons plus ou moins riches, plus ou moins pittoresques : l’arpion des chiffonniers – c’est ainsi qu’ils nomment leur argot – est un des plus nombreux et des plus variés. Enfants de la rue, la rue les inspire. Avec lui peut marcher de pair celui des typographes, qui a eu les honneurs d’un livret spécial : Dictionnaire de la langue verte des Typographes, par Boutmy.
Le jargon des ouvriers du fer également très étendu, et a été étudié avec soin par Denis Poulot dans le livre du Sublime, livre auquel nous avons fait plus d’un emprunt. Le vocabulaire des bouchers est des plus complets, mais absolument terne, sans figure et sans le moindre relief. Ils placent à la fin de chaque mot les désinences em ou ave ou fuche ou pi ou muche, qu’ils font, en général, précéder de la première lettre du mot, lorsque ce mot commence par une consonne à laquelle il substituent la lettre L. Exemple : louchébem, boucher.
Les cordonniers, les tailleurs, les couvreurs, les maçons, les ouvriers du bâtiment, les employés des chemins de fer, les cochers, les vidangeurs et bien d’autres n’ont guère que des mots de métier ; pour le reste, ils s’approvisionnent sur la voie publique dont le voleur a été et dont le voyou est le grand pourvoyeur. Aussi combien d’expressions courent l’atelier, qui ont appartenu au jargon des voleurs et même au jargon classique. A l’atelier nous avons retrouvé pèse, argent et l’ancien gyr, girole, oui et les tirants, bas, du quinzième siècle. Les croque-morts n’ont pour ainsi dire pas d’argot. Habit noir et cravate blanche obligent.
Les saltimbanques, outre certaines expressions empruntées à l’argot du théâtre, en ont plusieurs qui leur sont particulières et beaucoup d’autres qu’ils partagent avec les truqueurs et les camelots, dont le langage ordinaire est, pour les premiers, en partie, celui des voleurs, pour les seconds, celui des voyous. Les marchands juifs parlent une sorte de patois juif, dont le secret est assez bien gardé. Les peintres ont un certain choix de mots qui naturellement ne manquent pas de couleur. Il y en a qui brossent leurs conversations comme leurs toiles.
De même les hommes de lettres sont grands forgeurs de néologismes, néologismes qui, enfantés par l’actualité, passent bientôt de mode. Ainsi que le théâtre, le régiment possède un jargon assez vaste, d’une physionomie également caractéristique et dont les côtés les plus saillants ont été dessinés par les zouaves, ces gamins du régiment. L’école, le professorat lui-même ont aussi leur façon de parler tout intime. Saint-Cyr sent déjà son troupier, et l’Ecole polytechnique pratique l’apocope. Les chiffres poussent au laconisme.
Tout cela forme un total considérable. Pris dans son ensemble, le jargon parisien est si multiple, il comprend un si grand nombre de mots et d’expressions, chaque jour son contingent s’accroît tellement que si on voulait le suivre pas à pas, il faudrait, chaque année, lui consacrer un lexique confié aux soins de quarante académiciens d’un nouveau genre, et quarante académiciens suffiraient à peine à ce travail, s’ils ne voulaient omettre aucune des locutions qui surgissent incessamment. Parmi ces locutions, les unes sont appelées, grâce à une certaine empreinte typique, à une certaine tournure heureusement imaginée, à demeurer dans le domaine de l’argot et à obtenir, plus tard, peut-être, leurs lettres de naturalisation. Les autres, ou mal venues, pas assez trouvées ou toutes d’actualité, vivent et meurent, sans sortir d’un certain cercle, avec les événements qui les ont fait naître.
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