À dater du commencement du quatorzième siècle, l’intention comique perce et devient lucide dans certaines miniatures de manuscrits, jusqu’au Livre d’Heures que l’on ouvre à l’église : peintres et illustrateurs caricaturistes, égayant leur besogne de quelque trait plaisant, ridiculisent les tournois, raillent les gens de cour et ironisent sur la toilette des femmes
Les grands dépôts publics sont pleins de richesses d’ornementations grotesques, principalement dans les entourages de pages, et rien que ces détails fourniraient matière à un ouvrage intéressant si la rédaction des catalogues était mieux comprise. Il arrive souvent qu’un manuscrit historié contienne des miniatures sérieuses en regard d’entourages où des bamboches se livrent à mille caprices. Ces motifs, à part quelques exceptions, ne sont pas signalés dans les catalogues de nos grandes bibliothèques.
La Truie qui File
(manuscrit du XIVe siècle)
L’homme de bonne volonté qui voudrait donner un échantillon du Caprice aux divers siècles, en est réduit à compulser au hasard et à fatiguer le zèle des conservateurs. Champfleury, spécialiste en matière d’histoire de la caricature et qui lui consacra de nombreux ouvrages, la décryptant à travers les âges et la traquant sur tous les supports qu’elle occupait (mobilier, manuscrits, bâtiments, faïences, etc.), avertit son lecteur que tout en comprenant l’importance de ces croquis, il a dû aller un peu à l’aventure.
Une idée plaisante, la parodie de l’homme par les animaux, dont on voit les premiers jalons sur les monuments, se complète dans l’esprit des peintres. C’est la truie qui file, dont le symbole s’est perpétué pendant près de six siècles, car on en trouve encore quelques reproductions sur les enseignes d’anciennes villes. C’est un animal, loup ou renard, brouettant un limaçon, comme dans le manuscrit du quatorzième siècle, de Cambrai, dont le motif semble emprunté à une pierre gravée antique.
La chasse est en grand honneur au quatorzième siècle : voilà un chien qui imite ses maîtres ; seulement, par une bizarrerie dont le sens est peu clair, le chien prend des lièvres avec une ligne.
Dans un manuscrit du quatorzième siècle de la bibliothèque de Soissons, le Missale Suessionnense, on trouve un spirituel caprice, qui certainement contient une arrière-idée de ridiculiser les tournois. Un lièvre et un coq, la lance en avant, le bouclier protégeant le corps, se précipitent à toute vitesse l’un contre l’autre et s’envoient de vigoureux coups d’estoc. Le lièvre est monté sur un chien, le coq sur un renard ; à l’exemple du Bertrand de Robert-Macaire se sauvant sur le cheval du gendarme, les deux animaux timides ont enfourché leurs redoutables adversaires.
Ces parodies de tournois furent également sculptées et peintes dans d’autres endroits. On voyait jadis, sur une cheminée de l’hôtel de Jacques Cœur, à Bourges, un carrousel de chevaliers montés sur des ânes. L’archéologue Hazé, qui a dessiné la cheminée avant qu’elle fût détruite, écrit dans ses Notices pittoresques sur les antiquités et les monuments du Berry (1840) à propos des figures : « Malgré le respect que l’on devait avoir pour ces nobles exercices (les tournois), nous trouvons ici la farce la plus grotesque qu’il soit possible de voir ; ce ne sont pas de brillants et valeureux chevaliers, portant de pesantes armures et montés sur de fougueux coursiers, mais de simples paysans, sur de paisibles baudets, ayant pour rondaches des fonds de paniers et des cordes pour étriers.
La Chasse : un chien imitant ses maîtres (manuscrit du XIVe siècle)
« Les valets et les hérauts d’armes sont des garçons de ferme et des porchers ; l’un porte un faisceau de bâtons ; un autre sonne du cornet à bouquin ; l’un des champions a la figure cachée par une espèce de camail et porte à son chapeau une plume de coq : tels étaient peut-être les délassements du peuple, car les hommes du peuple ont toujours cherché à copier les grands. Il est probable aussi que ce ne soit qu’un caprice des sculpteurs qui, à cette époque, mettaient un certain mérite à produire des objets fantastiques, propres à récréer les oisifs. »
Ainsi les tournois perdaient de leur crédit dans l’esprit du peuple. L’idée de parodie n’est-elle pas bien marquée dans un manuscrit du quatorzième siècle – Histoire de Saint-Graal, jusqu’à l’empire de Néron –, où une femme à cheval combat avec son fuseau contre un chevalier ?
Parodie d’un tournoi, d’après le Missale Suessionnense (XIVe siècle)
On trouve également à la bibliothèque de Cambrai, dans le Recueil de chants religieux et profanes, manuscrit flamand, daté de 1542, une miniature représentant, casque en tête, bouclier au bras, des enfants à cheval sur des tonneaux traînés par une bande de galopins, jouant au tournoi.
Les gens de cour, raillés par les miniaturistes et les sculpteurs, sont présentés comme ne rêvant qu’armes et combats, faisant bâtir des salles d’armes à la place de bibliothèques ; ils sont ainsi perçus comme des brutes et des soudards méprisant l’intelligence et ne reconnaissant que la force. Aux nobles coursiers des tournois le sculpteur substitue des ânes, et les chevaliers sont remplacés par des lièvres.
Femme à cheval combattant contre un chevalier (miniature de l’Histoire de Saint-Graal)
De semblables caprices devaient conduire naturellement à l’idée du Monde renversé, un cliché que les caricaturistes ont reproduit si fréquemment. Le bœuf dirigeant une charrue, traînée par deux laboureurs, le lièvre qui emporte triomphalement le chasseur au bout d’un bâton, sont des miniatures du quatorzième siècle, et on en trouvait encore au XIXe siècle des redites dans la collection des images d’Épinal.
Un manuscrit du quatorzième siècle renferme une miniature d’un ordre plus important qui semble le point de départ des railleries contre la toilette des femmes, sujet que les prédicateurs prenaient souvent pour thème : une noble dame donne un dernier coup à ses atours, entourée de femmes de chambre, qui ne sont autres qu’une légion de petits diables accourus pour la servir ; l’un présente un miroir, l’autre peigne sa chevelure. Deux diablotins relèvent la traîne de sa robe ; d’autres, nichés dans l’ouverture des manches, soufflent dans des instruments de musique, en signe des plaisirs auxquels la dame est appelée. Cette miniature est la symbolisation des pompes du monde auxquelles Satan convie habituellement la femme.
La Toilette des Femmes
(manuscrit du XIVe siècle)
Dans un autre manuscrit, du treizième siècle, les enfants paresseux sont représentés sous forme de singes étudiant en classe, pendant que le magister lève un gros paquet de verges sur le plus indiscipliné de la bande.
Rien qu’au point de vue de l’étude des mœurs, l’érudit, le philosophe, le savant, trouvent dans l’étude des manuscrits toute une mine de détails précieux, à la condition de n’y pas attacher plus d’importance que les miniaturistes qui égayaient leur besogne par un trait plaisant. Le meilleur commentateur en pareille matière sera le plus humble. Il devra plus dessiner qu’écrire, et les inductions les plus ingénieuses ne vaudront jamais le calque d’un croquis de ces peintres patients.
Quant à ce qui touche aux choses du métier, et quoique le peintre se laissât aller à sa libre fantaisie, la besogne devait être divisée comme pour les sculpteurs de cathédrales : les uns tailleurs-imagiers ou sculpteurs de statues, les autres tailleurs-folliagers creusant dans la pierre les feuillages, les ornements et les rinceaux. Il y avait sans doute des miniaturistes chargés de traiter les sujets pieux et d’autres ornemanistes pour égayer les sujets bibliques par des caprices. Comment expliquer que le même peintre qui dessinait une Annonciation, la Vierge en prières et un Ange lui annonçant la bonne nouvelle, ait pu ajouter dans l’entourage de la miniature un Fou qui se frappe sur la fesse ?
« Le but, dit Le Roux de Lincy dans la Notice sur la vente Yemeniz, que se proposait, croit-on, l’artiste, était de représenter au lecteur pieux les vices, les mauvaises pensées auxquels il était le plus enclin. » Il paraît cependant difficile à admettre que, dans un Livre d’Heures exécuté spécialement pour la dame de Saluces, le Fou en question fût appelé à dissuader la noble dame de se frapper sur un endroit inconvenant, pour la désignation duquel les Anglais ne trouveraient pas assez de circonlocutions. Du quatorzième au quinzième siècle, époque à laquelle furent exécutées ces miniatures, l’art ne se piquait guère de pruderie, et un pinceau naïf et innocent traçait des bouffons obscœna ne troublant en rien les yeux d’une grande dame ouvrant son Livre d’Heures à l’église.
Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.