LA FRANCE PITTORESQUE
Louis Fleury : aveugle et sans famille,
il devient un prodige du calcul mental
(D’après « Lectures pour tous », paru en 1928)
Publié le lundi 15 mai 2023, par Redaction
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Né en 1893, victime d’une cécité totale puis abandonné à l’âge d’un an et demi avant d’être recueilli par une famille de petits cultivateurs avec lesquels il passe près de dix ans de son existence dans un effroyable isolement, Louis Fleury intègre une école d’aveugles où il se montre rétif aux mathématiques. Jeté dans un hospice d’incurables, c’est suite au choc épileptique d’un voisin de table qu’il reçoit le don d’infatigable calculateur prodige : l’occasion pour lui de retrouver goût à la vie, de parcourir le monde, avant de rentrer en France où il fera progresser, suivi par le docteur Eugène Osty, la connaissance du calcul mental.
 

La faculté prodigieuse de Louis Fleury avait déjà été observée chez d’autres célèbres calculateurs au cours du XIXe siècle. L’Américain Zorah Colburn fut le premier professionnel du genre qui, dès l’âge de six ans, manifesta des dons exceptionnels et obtint un succès formidable à Londres et à Paris.

Jacques Inaudi, prodige du calcul mental
Jacques Inaudi, prodige du calcul mental

L’Allemand Zacharias Dase fut un prodige parmi les prodiges ; l’astronome Gause le vit en huit heures trois quarts multiplier mentalement l’un par l’autre deux nombres de cent chiffres ! Schumacher rapporte qu’il lui suffisait de cinquante-quatre secondes pour multiplier deux nombres de huit chiffres et de six minutes pour deux nombres de vingt chiffres. Les astronomes de l’époque mirent à profit son exceptionnelle faculté en l’employant à établir les tables de logarithmes des nombres allant de 1 à 1 500 000, travail d’une patience vraiment surhumaine.

Un petit pâtre des environs de Tours, Henri Mondeux, contemporain de Dase et mort en 1862, suscita les mêmes espoirs. Sa mémoire, très médiocre par ailleurs, était, pour les nombres, fantastique et, dans une séance de l’Académie des sciences où il fut présenté, il fit l’admiration de Gauchy et d’Arago. C’est encore un berger, sicilien celui-ci, Vito Mangiamela, amené tout jeune à Paris, en 1837, qui révéla au même Arago, à l’Académie des sciences, les procédés qu’il avait imaginés pour mener à bien des calculs mentaux extrêmement complexes.

Le dernier venu avant Louis Fleury, était un Grec des îles Ioniennes, Diamandi, né d’une famille de commerçants. À sept ans, à l’école, il était régulièrement premier en mathématiques, mais c’est seulement une fois entré dans la maison de commerce paternelle qu’il trouva et perfectionna à merveille des procédés de simplification du calcul. Il avait, pour apprendre les langues – il en possède cinq –, une aptitude admirable. A quatre ans, alors qu’il ne connaissait ni les lettres, ni les chiffres, Ampère résolvait de stupéfiantes opérations de calcul mental. L’astronome américain Truman Safford, qui a laissé dans la science un nom fort estimé, multipliait mentalement, à l’âge de dix ans, des nombres de quinze chiffres chacun.

Le grand physicien Arago fut de même sur ce point un enfant prodige ; son don de calcul mental diminua, d’ailleurs, considérablement dès qu’il s’adonna à l’étude des sciences. L’Anglais George Bidder, fils d’un modeste maçon, est, à six ans, exhibé dans toutes les villes d’Angleterre comme un phénomène sans pareil ; mais, à douze ans, il fait merveille à l’école. Le célèbre Stephenson n’utilise pas seulement ses dons de calcul mental, mais ses qualités réellement scientifiques. Son talent d’ingénieur était considérable : c’est lui qui dirigea les travaux de plusieurs lignes de chemin de fer et fut l’âme de la Compagnie de télégraphie électrique. Contrairement à la plupart des autres calculateurs prodiges qui furent en même temps des savants, George Bidder ne perdit, jamais rien de son extraordinaire faculté. L’Allemand Karl Friedrich Gauss, qui devint grand astronome et grand mathématicien, s’était révélé, à l’âge de trois ans et demi, calculateur étonnant, un jour où son père effectuait à haute voix devant lui une longue et difficultueuse opération dont il signala et corrigea instantanément l’erreur. A dix ans, il étudiait déjà les mathématiques supérieures et, nouveau Pascal, comprenait, à quatorze, Euler, Lagrange et Newton.

Mais bien rares sont en général les calculateurs prodiges qui furent pour la science des recrues d’élite. Presque tous restèrent incultes et sans aucune autre aptitude intellectuelle que celle de construire mentalement de fantastiques opérations arithmétiques. A remarquer aussi que presque tous furent des fils de paysans ou d’ouvriers. Les mieux doués ont été bergers dans leur prime enfance, et on peut supposer raisonnablement que le déclenchement de leur don fut produit par la nécessité où ils étaient continuellement de dénombrer de tête leurs troupeaux. Chez tous, la faculté de calculer mentalement fut spontanée et toujours -précoce : Inaudi, Colburn et Safford, six ans ; Prolongeau, six ans et demi ; Ampère, quatre ans ; Gauss et Watheley, trois ans. L’âge extrême, pour l’apparition du don, est dix ans, par exemple chez Bidder, Mangiamela et Mondeux.

Affiche publicitaire de 1878 pour la prestation de Jacques Inaudi au théâtre Robert-Houdin
Affiche publicitaire de 1878 pour la prestation de Jacques Inaudi au théâtre Robert-Houdin

Sombres débuts
Louis Fleury, né en 1893 près de Belfort, a connu, dès son entrée dans la vie, une double et terrible infortune : la cécité totale et, à l’âge d’un an et demi, l’abandon familial, absolu lui aussi. Une famille de petits cultivateurs le recueille et le garde jusqu’à l’âge de dix ans. Dix années, passées dans un isolement effroyable, assis sur une chaise ou couché. Aucune instruction, bien entendu. A dix ans, l’enfant ne sait même pas s’habiller ; à peine a-t-il appris à marcher sur terrain plat.

Il entre alors dans une école d’aveugles d’Arras où on lui enseigne à lire et à écrire l’alphabet Braille, avec les premiers rudiments d’une instruction sommaire ; mais, difficulté sans pareille pour faire passer dans sa tête les moindres notions de calcul. On eut toutes les peines du monde à lui apprendre l’addition, la soustraction et la multiplication. Quant à la division, à quinze ans, on n’y était pas encore parvenu et il fallut y renoncer.

Ce n’est que dans les premiers mois de sa seizième année, ses maîtres découragés l’ayant rendu à l’Assistance publique qui le plaça dans un hospice d’incurables, que, à la suite d’un choc psychique, le don fit une soudaine apparition. Un jour, son voisin de table, un épileptique, jeta le cri si particulier à cette affection et roula près de lui sur le sol, secoué par une terrible crise. Les soubresauts de l’homme et les clameurs de tous ceux qui assistaient à l’impressionnante scène prirent dans l’esprit du jeune aveugle de terrifiantes proportions. Il tomba malade et garda, même remis, l’obsession invincible du drame qui l’avait, dans sa nuit sombre, ébranlé jusqu’au tréfonds.

Ce fut l’origine de son don de calculateur. Cherchant, en effet, un dérivatif à l’abominable souvenir sous l’emprise duquel il vivait continuellement, Louis Fleury imagina de s’imposer le travail le plus absorbant et le plus difficile pour lui : des exercices de calcul. Aussitôt – comme par miracle – additions, soustractions et multiplications les plus complexes ne furent plus qu’un jeu d’enfant. Et les plus pénibles divisions s’opérèrent comme par enchantement. Il vécut à partir de ce jour dans le monde abstrait des chiffres, il y vécut sans effort, avec joie ; les constructions arithmétiques lui devinrent la distraction suprême, une manière de sport intellectuel, où sa vie d’aveugle trouvait enfin un aliment.

Du même coup, son cerveau qui jusque-là avait été enveloppé d’une brume épaisse comme la nuit qui l’entourait lui-même tout entier, ressentit des besoins nouveaux, le désir de s’instruire. Il supplia qu’on le réintégrât à l’école des aveugles. Son dossier, hélas ! l’avait administrativement condamné à l’asile d’incurables et sa demande fut rejetée. Alors, épouvanté par l’atroce perspective de passer le reste de ses jours dans cette geôle peuplée d’épaves humaines, il résolut d’en sortir par n’importe quel moyen. Il simula une crise de folie furieuse. Dans un asile d’aliénés, pensa-t-il, on finirait bien par s’apercevoir qu’il n’était pas fou. Les médecins s’intéresseraient à lui et, tôt ou tard, les portes s’ouvriraient... Il brisa donc une horloge, menaça tout le monde, commit quelques violences. Son espoir fut vite comblé. On l’expédia en 1911 sur une maison d’aliénés d’Armentières. Il avait dix-huit ans. Le Dr Desruelles, à qui il fait immédiatement ses confidences, s’empresse de l’examiner au point de vue psychique et remarque aussitôt son extraordinaire aptitude à calculer mentalement.

Henri Mondeux (1826-1861). Lithographie du milieu du XIXe siècle
Henri Mondeux (1826-1861), personnage situé du côté droit de la reproduction.
Lithographie du milieu du XIXe siècle

« Pendant que nous l’interrogions, relate-t-il dans son rapport, l’un de nous fit remarquer devant lui que le premier janvier devait se représenter le même jour de la semaine par périodes de sept ou huit ans, et qu’en faisant une correction pour les années bissextiles, on pouvait trouver une méthode permettant de calculer le jour de la semaine, une date étant donnée. Le lendemain, Fleury dit qu’il l’a imaginée et, rapidement, il nous donne le jour correspondant à une date que nous lui indiquons. Nous lui expliquons ce qu’est le carré d’un nombre, il comprend vite et calcule aussitôt des carrés de nombres de trois et quatre chiffres. Nous lui définissons également la racine carrée, sans lui indiquer la méthode d’extraction classique. En quelques jours, il extrait, sans erreur, des racines carrées de nombres de quatre chiffres et donne le reste. »

Les prouesses de Louis Fleury
Sa majorité venue, Fleury quitte l’asile d’Armentières, rencontre un imprésario, donne des représentations publiques dans quelques villes de l’Est. Malheureusement, le barnum improvisé n’a pas le génie du métier et, les tournées ne rendant pas, on les abandonne. Mais, après la guerre où il se dévoue à l’instruction des soldats aveugles, Fleury rencontre enfin l’homme capable d’utiliser pratiquement ses dons. Il court la France, l’Angleterre et les États-Unis où, pendant trois ans, il s’exhibe avec succès tantôt dans des théâtres, tantôt dans des cirques ambulants et des salles d’écoles. Il profite de son voyage outre-mer pour apprendre l’anglais qu’il parle à merveille et compléter son instruction générale.

Dès que, continue le Dr Osty, Louis Fleury me fut présenté, je mis à l’épreuve sa faculté de calculateur. J’avais précédemment assisté aux démonstrations de deux autres prodiges, Inaudi qui poursuit toujours à travers le monde le cours de ses triomphes, Romanof dont je n’ai plus de nouvelles. S’il m’a paru très intéressant d’analyser le processus mental de Fleury et les éléments psychologiques de son don, c’est que, dans la famille des grands calculateurs, il représente un type très particulier, très rare, si même il n’est pas unique, quand on considère les circonstances dans lesquelles la faculté calculatrice a fait son apparition et la manière dont les nombres se représentent mentalement à lui.

Alfred Binet a justement remarqué que tous les grands calculateurs ont été des visuels, c’est-à-dire que les chiffres surgissent devant eux comme s’ils étaient écrits dans l’espace. Seul, Inaudi fait exception à la règle ; c’est un auditif, il entend – mentalement – les nombres et leur mécanisme. Aveugle-né, Fleury ne pouvait pas être un visuel ; mais il n’est pas non plus un auditif. Ayant reçu sa première instruction par la méthode Braille, et pris, auparavant, contact avec le monde extérieur par le toucher, c’est tactilement qu’il se représente chiffres et nombres, comme si réellement il les touchait du bout de ses doigts.

Voici le compte rendu d’une séance publique qui eut lieu le 2 novembre 1927 à l’Institut métapsychique devant une quinzaine de personnes. Elle me paraît tout à fait typique, et vous jugerez par elle de la précision de Fleury et de la rapidité avec laquelle il opère. Un agrégé de mathématiques, M. Saint-Lague, docteur ès sciences, avait accepté le rôle d’examinateur ; il avait à l’avance préparé, à l’aide d’un calendrier perpétuel, une longue liste de dates pour lesquelles Fleury aurait à donner le jour de la semaine ; en outre, il avait apporté un livre de tables de calculs avec questions et réponses. Ceci permit d’offrir pendant une heure, à la sagacité du sujet, une suite ininterrompue d’opérations à résoudre. Quant à moi, je chronométrai le temps. J’ajoute que les énoncés n’ont été donnés qu’une seule fois, sauf dans quelques cas exceptionnels, et à la cadence ordinaire de la lecture.

Le docteur Eugène Osty
Le docteur Eugène Osty

Lorsqu’on pense, par exemple, à l’opération extrêmement longue et laborieuse, même la plume à la main, qui consiste à élever un nombre à une puissance déterminée, c’est-à-dire à le multiplier par lui-même un certain nombre de fois, la rapidité de Louis Fleury est prodigieuse. En une minute vingt secondes, il élève le nombre 89 à la puissance 5, donnant en ce temps incroyablement court le résultat exact : 5 584 059 449.

Quant aux extractions de racines, Louis Fleury les dédaigne comme trop faibles lorsqu’elles ne comportent pas un reste et ne s’attache qu’aux autres. Ici son travail apparaît prodigieux. En des temps variant de 4 à 12, 13 ou 15 secondes, il extrait la racine carrée de 13 250, énonçant sans la moindre hésitation, avec une exactitude absolue, résultat et reste ; les racines cubiques, opération plus longue encore, de 227 003 et de 456 609 ; mieux encore, il donne en trois minutes dix secondes le résultat de la racine cinquième du nombre 1 935 752 415 pour lequel le reste, disant assez la complexité des calculs, est de 834 783.

Lorsqu’on passe aux problèmes, même certitude, même rapidité stupéfiante. Rien n’impressionne davantage le public, vous avez pu le remarquer, et ne lui donne mieux l’idée de la quasi-instantanéité chez les calculateurs prodiges que la détermination du jour de semaine d’une date. J’ignore comment opèrent Inaudi et Romanof dont les réponses sont toujours impeccables et immédiates, quand il s’agit de dates modernes. Fleury, lui, m’a révélé sa méthode ; vous allez voir quelle puissance de calcul mental elle suppose. C’est, je vous l’ai signalé déjà, pendant son séjour à l’asile d’Armentières qu’il entendit parler de ce genre de problèmes et de l’importance comme repère, pour qui les veut résoudre, du jour du 1er janvier de l’année intéressée. Au cours d’une nuit d’insomnie, il découvrit le rapport existant entre les jours de la première semaine de janvier et le premier jour de chaque mois dans la même année, puis il se constitua, si j’ose dire, tout un stock de repères : quand il s’agit d’une date antérieure à 1582, appartenant donc au calendrier Julien, ne pas perdre de vue que le 1er janvier 1582 était un lundi ; pour les dates postérieures, du calendrier grégorien, se rappeler le jour de semaine du 1er janvier de l’année où il opère.

Voici, entre plusieurs, un exemple de la manière dont Fleury utilise ces différents repères. Dans la séance de novembre 1927, on lui posa cette question : Quel a été le jour de semaine du 19 septembre de l’année 139 ? Prenant comme base de départ de ses calculs que le 1er janvier 1582 fut un lundi ; il parcourut, si on le suit au ralenti, les étapes suivantes :

Première, étape. Sachant que dans le calendrier Julien une date retombe le même jour de la semaine tous les vingt-huit ans, il remonte d’un seul coup quatorze cents ans en arrière, au 1er janvier 182 et note lundi. Deuxième étape. Il détermine le jour du 1er janvier 180, distant de deux fois 20 ans de l’année 140, en tenant compte des années bissextiles, soit vendredi. Troisième étape. Il fixe à son jour le 1er janvier 140 : jeudi. Quatrième étape. Le 1er janvier 139, par décalage d’un jour en avance, le mercredi. Cinquième étape. Trouver le 1er septembre en tenant compte que le 1er septembre d’une année tombe toujours le même jour que le 6 janvier, sauf dans les années bissextiles où il faut augmenter d’un jour. Le 1er septembre 139 est un lundi. Sixième étape. Le 19 septembre est un vendredi.

Les temps successifs nécessités par ces diverses étapes se sont en réalité télescopés en quatre secondes, car la vitesse est une des caractéristiques les plus frappantes du travail de Fleury. Dès l’instant où son esprit attaque une opération, il se déclenche pour ainsi dire en lui une course accélérée vers la solution cherchée, j’ajoute : une course sans effort apparent, sauf quand les nombres en jeu sont aux limites de sa mémoire. Il est certainement plus rapide qu’Inaudi dans les calculs portant sur de petits nombres : l’Italien l’emporte de quelques secondes, lorsqu’il s’agit de grands nombres, grâce à l’invraisemblable capacité de sa mémoire.

Arithmétique ou comment jongler avec les chiffres
Arithmétique ou comment jongler avec les chiffres

Le calculateur infatigable
Par ailleurs, Fleury est proprement infatigable. J’en ai fait moi-même l’expérience en lui donnant l’énoncé d’une multiplication dont le produit s’annonçait comme devant être de l’ordre des quintillions. La quantité des nombres à mettre en mouvement et leur importance lui infligèrent un travail considérable, bien entendu. Commencées à 16 heures, les opérations mentales se poursuivaient toujours, sans avoir connu le moindre répit, à 23 heures, où il me fournit le commencement exact du produit : 79 quintillions, 409 quatrillions. Là, il me demande un délai pour achever l’opération. « Arrêtez-vous, lui répondis-je, vous devez être épuisé ! – Pas la moindre fatigue ; je n’ai qu’un regret, c’est de vous avoir fait perdre trois ou quatre heures de votre temps. » Il fut stupéfait d’apprendre qu’il avait calculé mentalement pendant sept longues heures consécutives, et très dépité de n’avoir pu en une seule séance terminer la formidable opération.

A noter que sa puissance de calcul est à son maximum quand il est à jeun. Dans les heures qui suivent les repas, l’effort, est pénible, et les résultats manquent parfois de précision. Un verre d’alcool annihile complètement ses dons. Son point faible – relativement, n’est-ce pas ? – c’est sa mémoire. Là, il n’est pas, comme d’autres calculateurs mentaux, servi par des moyens exceptionnels. Il se trouve désavantagé par rapport à Inaudi, à des hommes comme Jedédiah Buxton, qui réussissait d’impeccables multiplications de nombres de 42 chiffres, comme l’Allemand Zacharias Dase, surtout, le recordman du genre, qui était arrivé à multiplier des nombres de 100 chiffres chacun ! Entre Inaudi et Louis Fleury, nous possédons des points de comparaison. Alfred Binet a noté que le premier peut retenir après une audition unique quarante-deux chiffres isolés, à la cadence de deux à la seconde, quand la moyenne est de 7. Quand on répète l’énoncé, il devient capable d’en retenir jusqu’à 107 en douze minutes. Il a pu, au lendemain d’une séance, dix-huit heures plus tard exactement, et sans avoir été prévenu que l’épreuve lui serait demandée, reproduire sans erreur ni flottement les 230 chiffres qui avaient été utilisés la veille pendant le travail.

Quant à la représentation mentale sous laquelle les chiffres s’offrent à Fleury, rappelons-nous qu’il est aveugle de naissance. Lorsqu’il calcule, déclarait-il au Dr Desruelles, il y a près de seize ans, il se représente l’appareil Braille, composé, comme vous le savez, de carrés de plomb ; ses doigts remuent avec une vitesse extrême. De la main droite, il prend les doigts de la gauche, les uns après les autres, l’un marquant les centaines, un autre les dizaines, un troisième les unités. Il fait courir fébrilement ses doigts sur le bord de son vêtement, suppléant en quelque sorte aux images tactiles par des sensations de même ordre que celles qu’il éprouverait s’il touchait réellement les cubes Braille.

Au point de vue psychique, lorsqu’on scrute les divers aspects du don extraordinaire de Fleury, on voit qu’il est constitué par des qualités multiples poussées à un degré tout à fait exceptionnel et toutes concourant au même but. Moyen dans les autres formes de l’acquisition du savoir, son psychisme trouve instantanément à sa disposition, dès qu’il s’agit de calcul, une puissance insoupçonnée. Ses représentations mentales deviennent d’une intensité extraordinaire, sa mémoire s’amplifie, son intelligence se meut avec une souple maîtrise dans le jeu fuyant des nombres et imagine, d’instinct, des techniques de simplification extrêmement ingénieuses. Tout cela à une allure vertigineuse et dans un sentiment de justesse absolue.

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