Si de tout temps l’Église avait fait des prières pour les défunts, aucun jour particulier ne leur était consacré avant le XIe siècle. C’est Odilon, abbé de Cluny en un temps où ce monastère étendait son influence sur l’Europe entière, qui, déterminé par le récit légendaire de l’existence d’un lieu situé près de Rodez vomissant des flammes et au sein duquel les démons tourmentaient les âmes des pécheurs, instaure cette commémoration et en fixe la date du 2 novembre, lendemain de la Toussaint, par un décret que les historiens placent entre 998 et 1031.
Les écrits des Pères et les anciennes liturgies nous montrent l’Église catholique adressant, dès les premiers temps, des prières pour les morts, et suppliant Dieu de les tirer du lieu où ils expient les fautes commises ici-bas ; mais ces prières avaient un caractère tout individuel. La veille de l’inhumation, le corps du défunt était porté dans l’église, et la nuit se passait à réciter auprès de lui des psaumes et des hymnes. Le lendemain, on célébrait le sacrifice de la messe, puis on confiait les dépouilles mortelles à la terre.
Des services, des anniversaires, des messes célébrées à l’intention d’un ou de plusieurs défunts, tel était à peu près l’ensemble du culte que l’Église consacra dans les premiers siècles aux fidèles trépassés. Vers 827, Almaric, diacre de l’église de Metz, inséra, dans un Traité de fêtes ecclésiastiques, un office spécial pour les morts ; mais cet office ne fut mis en usage que pour les particuliers. Dans la plupart des congrégations religieuses, on avait l’habitude, à certains jours de l’année, de faire la commémoration des défunts inscrits au nécrologue, c’est-à-dire de lire leurs noms, de réciter pour eux des prières, de recommander leur souvenir à leurs frères.
Cette commémoration avait lieu, à Cluny, le second jour après la fête de la Trinité, à Saint-Germain d’Auxerre, le 10 des calendes de février. En Espagne, saint Isidore de Séville, au VIIe siècle, recommanda de célébrer chaque année, le lendemain de la Pentecôte, une messe à l’intention des défunts. Mais ces prières ne s’appliquaient qu’aux membres d’une communauté, d’une église particulière, à ceux qui s’y rattachaient par une association de prières, par des bienfaits ou tout autre lien. Personne n’avait encore eu la pensée de consacrer une fête spécialement destinée à implorer, pour tous les défunts, la miséricorde divine.
Buste reliquaire de saint Odilon de Cluny, cinquième abbé de Cluny
Cette initiative revient à Odilon, abbé de Cluny, qui fixa la fête des Trépassés au lendemain de la fête de tous les saints. Il adressa à ses monastères le décret suivant, pris dans le chapitre de Cluny : « Il a été décrété par Odilon, à la prière et du consentement de tous les frères, que, de même que dans toutes les églises de la chrétienté on célèbre au premier novembre la fête de tous les saints, de même on célébrera, dans nos maisons, la fête commémorative de tous les fidèles défunts, depuis le commencement du monde jusqu’à la fin, de la manière suivante : le jour susdit, après le chapitre, le doyen et le cellerier feront à tous les pauvres qui se présenteront une aumône de pain et de vin, ainsi qu’on a coutume de le faire le Jeudi saint. Tout ce qui restera du dîner des frères, à l’exception du pain et du vin, qui seront mis en réserve pour le souper, sera donné à l’aumônier. Le soir, toutes les cloches sonneront, et on chantera les vêpres pour les défunts. Le lendemain, après matines, toutes les cloches sonneront de nouveau, et l’on dira l’office pour eux. La messe du matin sera célébrée d’une manière solennelle ; toutes les cloches sonneront ; le trait sera chanté par deux frères.
« Tous les frères doivent offrir en particulier et célébrer publiquement la messe pour le repos de l’âme de tous les fidèles. On donnera la réfection à douze pauvres. Afin que ce décret reste perpétuellement en vigueur, nous voulons et ordonnons qu’il soit observé, tant dans ce lieu que dans tous ceux qui lui appartiennent ; et si quelque autre prend exemple sur notre pieuse institution, qu’il devienne par là même participant à toutes les prières adressées à Dieu (particeps omnium bonorum votorum). De même que la mémoire de tous les chrétiens sera rappelée une fois l’an, de même nous ordonnons et tenons pour convenable de prier pour tous nos frères qui militent au service de Dieu, sous la règle de saint Benoît, afin que, par la miséricorde de Dieu, nous fassions chaque jour de nouveaux progrès. »
Venait ensuite l’indication des prières et des psaumes que l’on devait chanter dans les offices de cette fête. On ignore la date de ce décret. Le plus ancien historien qui en ait parlé, Sigebert de Gemblours, la fixe a l’année 998, Trithème à 1010, d’autres la reportent après la mort de l’empereur Henri II, en 1024, certains encore à l’année 1031. A la fin du décret, on peut lire : « Nous statuons également que la mémoire de notre cher empereur Henri sera célébrée d’une manière toute particulière, attendu qu’il nous a comblé de bienfaits. » Mais, cette phrase semble avoir été ajoutée après coup, comme il arrivait souvent. Anselme, auteur des Gestes des évêques de Liège, après avoir raconté l’institution de la fête des Morts, dit que Notger, évêque de cette ville, l’introduisit presque aussitôt dans son Église. Or, Notger mourut en 1008, ce qui reporte la date de sa fondation à une époque antérieure.
Quoi qu’il en soit, l’institution de la Commémoration des Morts gagna, dès le principe, tous les cœurs et frappa les âmes d’admiration pour son fondateur, et on n’hésita pas à la considérer comme une inspiration de Dieu même. La légende l’attribua à une révélation, dont le récit, s’il en faut croire le moine Jotsald, était répandu partout de son temps. On racontait qu’un moine de Rodez, revenant d’un pèlerinage à Jérusalem, fut poussé par la tempête sur les côtes de Sicile, dans une de ces îles volcaniques où les anciens plaçaient le Tartare et les forges de Vulcain. Il y trouva un reclus, auprès duquel il s’arrêta quelques jours, en attendant que la mer, devenue plus calme, lui permît de continuer son voyage.
Ce solitaire lui demanda de quel pays il était. « Je suis Aquitain, répondit le moine. – Connais-tu un monastère qu’on appelle Cluny et son abbé Odilon ? – Je les connais parfaitement ; mais pourquoi me faites-vous cette question ? – Je vais te le dire, et grave bien mes paroles dans ta mémoire. Il y a, près d’ici, des feux souterrains qui vomissent des flammes ; les âmes des pécheurs, par un jugement manifeste de Dieu, y endurent pour un temps déterminé divers supplices. Une multitude de démons est sans cesse occupée à renouveler leurs tourments, à les accroître chaque jour, à les rendre de plus en plus intolérables. Souvent j’ai entendu ces démons se plaindre amèrement entre eux de ce que la miséricorde divine accordait fréquemment à ces âmes souffrantes leur libération par l’intercession des hommes religieux et par les aumônes qui se font dans divers lieux saints.
« Ils se plaignent surtout de la congrégation de Cluny et de son abbé. C’est pourquoi, je t’en adjure au nom de Dieu, lorsque tu seras de retour dans ta patrie, fais part à cette communauté de ce que je viens de te dire ; recommande-lui de redoubler de prières, de veilles, d’aumônes, pour la rédemption des âmes placées dans les peines, afin que la joie se multiplie dans le ciel, et que le deuil règne parmi les démons. »
Rentré en France, le moine de Rodez raconta ces choses à Odilon et à ses religieux, qui en éprouvèrent une grande joie, et s’occupèrent de travailler de plus en plus au soulagement des âmes du purgatoire : de là vint à Odilon la pensée de fonder la Fête des Trépassés.
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