En 1924, dénonçant une politique agricole se résumant en l’octroi de subventions plutôt qu’en la mise en place d’un dispositif permettant au monde de l’agriculture de percevoir la juste rémunération de son labeur, un chroniqueur de La Terre de Bourgogne s’interroge sur une « hérésie économique qui place le paysan en dehors de l’économie générale du pays », et estime qu’à force de sacrifier éternellement celui-ci, nous ne verrons plus « que volets clos et masures en ruines » dans nos villages
Certes, nous aurions mauvaise grâce de nous plaindre car nous avons nous autres, paysans, depuis longtemps déjà les honneurs de la presse et même de la tribune ! lance-t-il. Aussi pour nos étrennes n’avons nous pas été oubliés et l’année 1924 s’ouvre sous d’heureux auspices. Nous réclamions les Chambres d’Agriculture nous en sommes gratifiés ! Nous réclamions la protection de nos blés pour nous permettre une juste rémunération de notre labeur, on parle... de la suppression des droits de douane !
Comme cadeaux de Nouvel An, ceux-ci sont d’importance et nous serions vraiment insatiables si nous n’étions pas satisfaits ! Que sont-elles ces Chambres d’Agriculture constituées selon la nouvelle loi ? Malgré les paroles de consolation de notre dévoué sénateur le Dr Chauveau et de notre distingué Directeur des Services Vétérinaires, je reste sceptique sur les résultats que peut donner ce nouvel engin « d’administropoliticulture » qui vient de nous être lancé pour nous clore le bec ! « Acceptez cette modeste offrande ! C’est peu de chose, mais c’est mieux que rien et sans aucun doute la gent agricole avec ses qualités foncières d’ordre, de travail, de soumission, s’en contentera ! » Encaisse, paysan !
Le commerce, l’industrie ont leurs chambres libres et indépendantes, mais toi « petit enfant » de la société tu es incapable de te conduire seul. Tu as besoin de tuteurs ; ces tuteurs nous te les offrons : ici le politicien... Là le fonctionnaire... ! Je ne médis ni de l’un ni de l’autre, mais chacun à sa place et... Tu veux pouvoir prélever des centimes additionnels pour établir ton budget. Un budget ? Mais tu n’en as pas besoin, tu donneras ton avis, tu émettras des vœux et si tu es bien sage tu auras des subventions. Si le ministre de l’Agriculture s’était souvenu des paroles du député Vincent au banquet de Châtillon : « Ne craignez pas, M. le ministre, les organisations paysannes, libres et indépendantes, mais prenez leur avis, c’est celui du bon sens ». S’il s’était souvenu de l’émotion qu’avait produite le vibrant appel de M. Desliens demandant pour le paysan une place au soleil... Peut-être n’aurait-il pas soutenu avec tant d’âpreté le projet qui voulait des Chambres sous la férule de l’Etat !
Pourquoi donc en France, nos parlementaires ont-ils coutume, comme le disait si justement M. Roux au dernier Congrès, de mettre au monde des monstres avec l’idée qu’il est toujours possible de les retoucher ? Pourquoi ne pas créer, de suite des êtres viables et sains ? Ce sont sans doute des secrets de la politique... et je n’y entends rien. Mais ce que je sais c’est que les Chambres d’Agriculture conçues dans le sens de la loi, ne donneront pas plus de résultats que les Comités de retour à la terre, parce que ni l’un ni l’autre n’ont de moyens d’action. Émettre des vœux n’est rien, les réaliser c’est tout. Pas de moyens pas de fin ! Cependant la cause n’est pas perdue, écoutez les appels de ceux qui ont entrepris l’ingrate tâche de défendre vos intérêts. Groupez-vous dans vos syndicats, rendez-les libres et indépendants. Venez à la Fédération qui ayant le nombre aura la force. Venez à la Coopération pour vos ventes, votre intérêt matériel en profitera et votre intérêt moral plus encore. Unis, vous prendrez un rang parmi les puissants et la justice changera d’arme.
« Pour le paysan : huit jours de prison, trois mille francs d’amende pour avoir augmenté le prix du lait de deux sous ». Pour les sucriers : non lieu. Parmi les faits reconnus exacts par l’enquête judiciaire, on a démontré que pendant que le cours du sucre était de 305 francs (raffiné à l’usine) la Société Say, par exemple, le vendait à 525 fr. 85 les 100 kg. Et ce sucre provenait de betteraves à 122 fr. 65 la tonne. « Licite » le bénéfice de plus de 200 francs par quintal. Jugez. Paysans, tant que vous resterez prostrés dans votre stérile individualisme vous serez les sacrifiés de la société.
Quelques semaines plus tard, le même chroniqueur abordait la question de l’abaissement des droits de douane, poursuit notre chroniqueur. « Non, on n’osera pas ! » me disait récemment encore un agriculteur de mes amis. Je souriais, sceptique, pensant en moi-même : envers nous, que n’oserait-on pas ? Les événements me donnent malheureusement raison. Après avoir essayé d’avilir le cours du blé, par des statistiques fantaisistes, notre ministre vient, malgré ses ronflants discours et ses grandes promesses, de déclencher contre les producteurs de blé une attaque brusquée. Je dis fantaisistes car à la date où M. Chéron lança à la Commission ministérielle l’annonce de la miraculeuse récolte, la moisson en France n’était pas terminée.
Le 23 août, les battages sont à peine commencés ! Sur quelles données solides peut-on baser à cette époque une statistique ? L’exactitude de ma remarque est d’ailleurs confirmée par la comparaison avec les années précédentes, les statistiques de récolte n’ayant jamais été publiées avant fin septembre. Ce « croc en jambe » fut déjoué par les coopératives de vente et les syndicats qui, recommandant à leurs membres le calme, et la mise sur le marché de leur récolte par petit lot, empêcheront la spéculation d’agir et de réaliser ainsi aux dépens des producteurs et des consommateurs d’énormes bénéfices. Cette manœuvre ministérielle n’ayant pas donné de résultats, sinon de permettre à certains d’acheter du blé à 76 francs pour le vendre 100 francs ! Bénéfice licite ? Il faut tenter le grand coup. Il faut abandonner la protection du paysan français !
Mauvais remède qui fera empirer le mal ! Mais il faut l’avaler. Un décret du 7 janvier réduit de 4 à 7 francs le droit de douane sur les blés. Mes prévisions se réalisent, le blé ne baisse pas ! Paysans pas d’affolement ! Comme le dit « Liber » : l’épi n’a pas sauvé le franc mais le franc sauvera peut-être l’épi. Des discours ! des promesses ! nous en sommes comblés. Les actes, eux, sont contraires aux promesses et ce qui est plus grave, contraires aux intérêts de l’agriculture, contraires aux intérêts de la France. Oui ! je le crie bien haut en sacrifiant éternellement les intérêts des paysans, vous ferez que demain, les campagnes seront un vaste désert ! Vous ferez, qu’en parcourant nos petits villages, temples sacrés de la famille française, vous ne verrez plus que volets clos et masures en ruines ; à moins que l’immigration grandissante n’en fasse une terre étrangère !
Tout se lasse... même la patience du paysan. Tout casse même son courage et il s’enfuit vers la ville où il sait trouver une vie meilleure et plus facile. Qui oserait l’en blâmer ? Il est injuste de ne prendre que le prix du pain comme étalon du prix de la vie, comme le faisait remarquer M. Roux dans un précédent article, la dépense du pain n’entre que pour une part minime dans les dépenses journalières du ménage. De plus, si l’on compare le rapport du prix du kilo de pain à celui de l’heure de travail, nous constatons avec plaisir d’ailleurs que ce rapport s’est élargi. En 1914 l’ouvrier gagnait par journée de 10 heures de travail 14 kg. 3 de pain. En 1924 l’ouvrier gagne par journée de 8 heures de travail 16 kg. 6 de pain.
Il n’y a donc pas à prétendre que le prix du pain est prohibitif et que le paysan en est la cause. La cause elle est dans votre gaspillage ! Gent de l’assiette au beurre ! Comprimez vos dépenses ! Supprimez les fonctionnaires inutiles ! Surveillez les louches financiers qui rôdent autour de vous pour épier l’occasion de réaliser une fortune sur le malheur de la France ! Et protégez l’agriculture ! Nous serions les premiers à nous réjouir de l’abaissement des droits de douane sur le blé si les droits sur les autres matières importées baissaient dans les mêmes proportions, mais il n’en est rien !
Pourquoi continuer à croire à cette hérésie économique qui place le paysan en dehors de l’économie générale du pays ? Pourquoi toujours oublier que pour faire sortir du sol de France ces superbes blés d’or il faut que le paysan fasse appel aux produits d’importation machines et engrais, pourquoi oublier qu’il paye une main-d’œuvre susceptible de donner un demi-rendement 4 à 5 fois plus cher ?
Pour le chroniqueur de La Terre de Bourgogne, la raison de cette soi-disant vie chère ou plutôt de la diminution de la valeur réelle du moyen d’échange crève les yeux. Qui a remplacé le million de gros paysans tombés glorieusement sur les champs de bataille ? Personne ! Où sont partis tous nos jeunes gens qui ont quitté la terre ? Où partiront demain les quelques rares qui y restent si l’injustice qui frappe la classe paysanne continue ? À la ville ! Nos cités regorgent de monde. Pour permettre à cette masse de travailleurs de ne pas connaître les horreurs du chômage, il faut que nos industries marchent et pour cela il faut importer 14 milliards de matières premières.
Il faut de plus, éviter à tout prix la surproduction, d’où la nécessité de la journée de 8 heures. Il faut enfin, que le travail soit grassement rémunéré afin de permettre l’achat des denrées de première nécessité, malgré les hauts prix demandés par les trop nombreux intermédiaires. La France meurt de son déséquilibre entre sa population rurale et sa population urbaine.
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