En 1899, cependant que 30 000 chiffonniers vivent de la libre collecte des chiffons et autres vieux papiers, bouchons, clous ou même cheveux, classant cette activité comme la septième parmi la liste de nos industries d’exportation, un journaliste de La Joie de la maison nous apprend que le conseil municipal de Paris envisage de les évincer au profit exclusif d’entrepreneurs qui, moyennant finances, se verront accorder le droit de récupérer l’ensemble des détritus pouvant être recyclés
Si invraisemblable que cela puisse paraître, on trouve par an sur le pavé de Paris trente-six millions cinq cent mille francs. Trente-six millions, voilà, n’est-ce pas ? une somme qui tiendrait difficilement sous le pas d’un cheval, écrit notre journaliste. C’est le chiffre néanmoins absolument exact de ce qui se ramasse en fait de détritus et de chiffons dans la capitale de la France. Autrement dit, les tas déposés devant les maisons représentent cent mille francs chaque matin.
Cette fructueuse récolte qui fait vivre tout un monde (ils sont trente mille, les chiffonniers) est sérieusement menacée par le conseil municipal de Paris qui étudie en ce moment un projet tendant ni plus ni moins à la disparition totale du chiffonnier. Il serait question, si le système proposé est admis, de ne plus laisser au premier venu le droit de chercher dans les ordures ménagères ce qui peut être traité et transformé, mais de concéder, moyennant finances bien entendu, à des entrepreneurs l’autorisation d’enlever toutes les ordures dans des voitures hermétiquement closes. Ces voitures transporteraient les détritus dans des usines où des machines spéciales broieraient les matières ou bien les traiteraient à la vapeur d’eau.
Chiffonnier-ferrailleur au Moyen Âge
Ce serait, en somme, la mécanique se substituant au travail individuel, d’après la loi économique qui régit notre état social et soumet à sa domination toutes les branches de l’activité humaine. La municipalité de Paris, qui se préoccupe de bien gérer les finances dont l’administration lui est confiée, trouvant un revenu sur le terrain même de la voirie qui lui coûte si cher à entretenir, montre quelque velléité de mettre ce revenu à profit.
La seule préoccupation, et elle est telle que MM. les édiles hésitent à se prononcer, la seule préoccupation qui pourrait faire ajourner le projet à l’étude, c’est que trente mille travailleurs se trouveraient du coup sans gagne-pain et que l’on ne peut pas de gaieté de cœur priver de moyens d’existence une classe aussi intéressante que les chiffonniers.
Sur le chiffre de trente-six millions et demi par an, un tiers, soit douze millions, est constitué uniquement par des chiffons. Or la France exporte par an pour vingt-sept millions de chiffons. L’industrie en question est classée la septième parmi la liste des industries d’exportation que publie le ministère du Commerce. Cela peut paraître paradoxal, explique le journaliste, mais une des grandes raisons de l’exportation du chiffon, est la cherté du transport en France. Pour en donner une idée, un wagon de chiffons expédié de Paris à Angoulême où se trouvent des manufactures de papiers très importantes, coûte 235 francs pour dix mille kilogrammes, alors que la même quantité de chiffons ne coûte pour aller de Paris à New-York que 200 francs.
Il n’y a pas besoin d’autre explication pour justifier le mouvement qui pousse les négociants à envoyer leurs chiffons au dehors. L’Angleterre achète en majeure partie les belles toiles, les calicots neufs, tous ces morceaux que les chiffonniers ramassent à la porte des magasins de lingerie, des chemisiers, des ateliers de confections. L’Angleterre emploie cette sorte spéciale de chiffons à fabriquer ces papiers de luxe connus dans le commerce sous la dénomination de « papiers anglais » et qui, malgré les progrès de la chimie moderne, continuent à n’être faits que de pure toile, tandis que les papiers anglais bon marché, fabriqués ailleurs, n’en contiennent souvent pas un fil.
L’Allemagne emploie plutôt les sortes à bon marché destinées à des papiers de qualité inférieure, à des imitations de papier anglais. Détail curieux, le papier buvard se fabrique avec la cotonnade rouge soigneusement triée, parmi les lambeaux de toile et de calicot ; le papier violet foncé ou noir, papier de mercerie, qui sert à envelopper les aiguilles, est fait avec de la cotonnade noire. L’Angleterre a presque exclusivement le monopole de ce papier spécial ; aussi tout ce qui se ramasse de cotonnade noire parmi les balayures est expédié de l’autre côté du détroit.
Aux alentours des grandes villes maritimes, on recueille les cordages et les toiles des voiliers, qui après de nombreux parcours sur les océans, sont hors d’usage. Qui croirait que ces matières sont très recherchées et payées même très cher ? Car elles servent uniquement à la fabrication du papier à cigarettes.
Le chiffon n’entre pas seulement dans la composition de certains papiers. Le chiffon de laine sert à la fabrication des tissus. Quand il arrive dans l’usine où il va être utilisé, il est d’abord soigneusement lavé, puis il passe à travers des machines appelées effilocheuses, qui ont pour fonction de défiler la laine. Après cette opération, il est trempé dans un bain d’acide qui détruit totalement le coton et ne laisse que la laine. Cette laine est ensuite cardée et forme le fil qui sera employé à la fabrication des tissus.
Pour les chiffons de laine comme pour les chiffons de toile, ce sont les neufs qui ont le plus de valeur. Voici quelques prix qui donnent une idée de la minutie avec laquelle ils doivent être triés : les rognures de flanelle valent 3 francs le kilo ; les rognures d’étoffes diverses recueillies chez les couturières valent 70 centimes le kilo ; enfin les rognures qui sortent de chez le tailleur valent 80 centimes. Si les rognures sont vieilles, elles varient de 180 francs les 100 kilos pour les blancs fins à 8 francs les 100 kilos pour les alpagas vieux.
Rien n’est plus intéressant que d’assister au classement de ces diverses matières chez le marchand de chiffons. Toutes les sortes sont réparties suivant leur destination en d’immenses casiers. On peut voir ainsi, à côté d’un casier où sont contenus dix mille kilos de pantalons de soldats, un autre casier qui renferme dix tonnes de chaussettes noires ou blanches. Le marchand de chiffons a des employés qui arrivent à classer les chiffons pour ainsi dire au toucher ; ces employés n’ont besoin d’ouvrir les yeux que parce qu’il faut grouper les chiffons par nuances. Mais l’on ne peut s’imaginer le nombre infini de sortes que l’on établit ainsi dans ces magasins. En moyenne le chiffon de laine se vend trente-cinq-francs les cent kilos, la moitié moins que le chiffon de papeterie.
Mais ce n’est pas seulement le chiffon qui est ainsi cueilli par le chiffonnier dans la rue. Le chiffonnier ramasse tout : les vieux papiers, qu’il revend aux fabricants de carton, les bouchons, les clous, le verre cassé, qui reviendra sur notre table sous forme de bouteille, les os de cuisine, qui servent à faire de la colle, du suif ou bien des brosses à dents. Il n’est pas jusqu’aux cheveux que nous jetons dans la boîte à ordures qui n’aient leur place marquée dans l’industrie : ne pleurez pas vos cheveux tombés, le chiffonnier les revend au coiffeur ; si vous devenez chauve, si la coquetterie vous pousse à cacher votre calvitie, vos anciens cheveux vous sont restitués sous forme de perruque.
Félix Lemaître dans Le Chiffonnier de Paris, tragédie de Félix Pyat (1847)
Privat d’Anglemont, qui a beaucoup étudié les chiffonniers et qui les a aimés comme sont forcés de les aimer tous ceux qui approchent de ces pauvres gens, écrit encore notre chroniqueur, disait qu’en parcourant les statistiques des bagnes et des prisons on n’y voit pas figurer de chiffonniers. C’est vrai encore aujourd’hui, renchérit-il. N’est pas chiffonnier qui veut : il faut être muni d’une médaille que l’administration ne délivre pas au premier venu.
Le chiffonnier, en effet, est un homme qui, pour exercer son métier, a besoin de plus d’honnêteté que personne. Il est la providence des objets perdus. Il est la dernière autorité à qui l’on puisse s’adresser avant de recourir à saint Antoine, patron des objets perdus. Admettez que par inadvertance vous jetiez votre portefeuille, que votre femme jette ses bijoux ou encore votre bonne vos cuillers d’argent dans le seau à ordures. Le lendemain matin, il y a de grandes chances pour que le chiffonnier vienne vous les rapporter.
Aussi parmi les récompenses accordées par la préfecture de police pour actes de probité figurent bien souvent des chiffonniers. Sait-on ce que gagnent ces industriels ? Ils arrivent au plus à trois francs par jour, à Paris. Pauvre et honnête, tout le chiffonnier est là ; l’atmosphère de laideur dans laquelle il vit devrait, croirait-on, engendrer le mal ; elle est au contraire une école d’honnêteté.
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