Personnage auquel s’attacha longtemps une légende de cynisme puis de faiblesse, auquel on prêta également des mots historiques apocryphes, Madame du Barry fait à la fin du XIXe siècle l’objet de travaux d’étude notamment entrepris par le conservateur du château de Versailles de l’époque, qui brosse le portrait d’une femme injustement vilipendée, en réalité sensible et n’ayant exercé qu’une influence heureuse sur Louis XV
Notre époque révise volontiers tous les vieux procès, corrige toutes les légendes et se plaît à une foule de réhabilitations, écrit le journaliste Jean Frollo. Le mot, cette fois, serait peut-être excessif : mettons qu’il s’agisse seulement d’une atténuation à des opinions couramment reçues sur une femme pour qui l’histoire a été sévère, sans consentir, pendant longtemps, à l’étudier d’un peu près. Elle paya, cependant, par une mort terrible les égarements de sa vie, et cette tragique expiation aurait pu lui valoir, du moins, un peu de pitié.
Depuis un siècle – écrit Frollo, du Petit Parisien, au début du XXe siècle –, le souvenir de Mme du Barry la dernière favorite de Louis XV, s’était résumé en deux mots, constamment répétés, qui ne sont pas moins apocryphes l’un que l’autre, d’ailleurs. C’était la maîtresse du roi, lançant, dans l’intimité d’un déjeuner, l’interjection fameuse : « La France, ton café fout le camp ! » Puis, l’épilogue de cette existence : la du Barry, traînée, le 8 décembre 1793, à l’échafaud, et suppliant l’exécuteur : « Monsieur le bourreau, ne me faites pas de mal ! »
Comme beaucoup de paroles « historiques », celles-là ne furent jamais prononcées. Le roi Louis XV avait au moins conservé une vertu, celle d’une exquise politesse, et un tel langage, en sa présence, eût été invraisemblable. Au demeurant, il existe des billets, et très intimes, de Mme du Barry a Louis XV, et jamais elle ne tutoya le roi.
Marie-Jeanne du Barry en 1769. Peinture de François-Hubert Drouais |
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Enfin, bien que sa naissance eût été hasardeuse — Jeanne était née le 19 août 1743 à Vaucouleurs (Meuse) du commerce du frère picpus Jean-Jacques-Baptiste Gomart de Vaubernier et d’une couturière appelée Anne Bécu, dite Cautigny, laquelle épousa par la suite un commis aux barrières, à la charge par celui-ci de reconnaître la petite Gomart pour sa fille —, elle avait reçu une excellente éducation au couvent de Sainte-Anne, à Paris, et même en des heures aventureuses, elle ne s’en départit point. Les pamphlets du temps ont d’ailleurs fort exagéré ses aventures. Il serait évidemment ridicule vouloir la transformer en une vertueuse personne, mais elle n’était point descendue aussi bas que ses ennemis se plurent à le dire.
Quant à l’autre mot, le mot suprême qui lui aurait été arraché par l’épouvante, il fut inventé de toutes pièces. En réalité, Mme du Barry arriva jusqu’à la guillotine dans un état de torpeur voisin de l’inconscience. Puis, soudain, elle poussa un long cri d’angoisse et ce fut tout.
Notre journaliste rapporte que des travaux récents ont entrepris, en dépit du mépris dans lequel est tenue la mémoire de Mme du Barry, qui eut des ennemis dans des camps opposés, et pour des raisons très différentes, de montrer ce qu’elle fut, au vrai. On fit d’elle la victime expiatoire de toutes les fautes de la monarchie. En réalité, elle paraît avoir été très calomniée. A la fin du XIXe siècle, le conservateur d’alors du château de Versailles, Vatel, entreprenait cette œuvre d’équité, qui fut ensuite reprise par un courant d’idées, de plusieurs côtés à la fois.
Madame du Barry, qui ne se piquait assurément point de principes austères, avait gardé, pour tous, une certaine retenue. Elle n’était pas seulement d’une beauté vraiment captivante ; il y avait en elle un fond de bonté naturelle, qu’elle garda quand les circonstances l’eurent faite toute-puissante. Il est, d’ailleurs, certain, aujourd’hui, que le hasard seul la mit d’abord en présence du roi, qui s’informa d’elle, et qu’on imagina l’histoire d’après laquelle elle lui aurait été offerte, avec la complicité du valet de chambre Lebel, pourvoyeur des plaisirs de Louis XV.
Sensible, intelligente plus qu’on ne voulut le reconnaître, d’esprit cultivé, elle n’exerça sur le souverain qu’une influence heureuse. Elle ne joua guère, en fait, de rôle politique, et c’est à tort qu’on lui attribue la chute du ministre Choiseul. Malgré tout le mal que fit dire d’elle celui-ci, elle n’eut point de ressentiment contre lui, et elle s’employa même à adoucir son exil. La postérité n’en a pas moins retenu, surtout, toutes les fables haineuses lancées par Choiseul.
Après la mort de Louis XV, elle ne supporta pas sans dignité les rigueurs de la nouvelle cour. Plus tard, pendant la Révolution, elle montra du dévouement à un parti qui l’avait pourtant abreuvée d’humiliations, et ses voyages en Angleterre, qui avaient pour but apparent la recherche de ses diamants volés, étaient bien plutôt des missions acceptées avec quelque courage auprès des émigrés.
Un grand amour l’avait purifiée, au reste, et, dans un temps où la passion s’ennoblissait par tous les dangers que l’on courait, sa liaison avec le duc de Brissac eut une sorte de beauté héroïque. Quel épilogue à ces amours ! Un jour, Brissac était massacré, à l’Orangerie de Versailles, et dans la chambre de Mme du Barry, on jetait la tête coupée de l’homme qu elle avait chéri !...
Voici encore qui relève Mme du Barry, dont la vie, naguère, avait été si brillante et si fêtée, et à qui le malheur avait fait une autre âme. Après une longue lutte contre les dénonciations, elle avait fini par succomber. Elle avait été arrêtée elle était la Conciergerie, attendant son jugement. Un Irlandais, un aventurier fécond en ressources, parvint à s’introduire dans sa prison et à lui communiquer un plan d’évasion qu’il avait formé en sa faveur. Ce projet était hardi, mais non irréalisable.
— Pouvez-vous sauver deux personnes ? demanda Mme du Barry.
— Non, une seule, répondit l’Irlandais.
— Eh bien, ce n’est pas à moi qu’il faut songer.
Et elle donna tout ce qu’elle possédait pour que l’homme entreprît de délivrer Mme de Mortemart, la fille de ce Brissac qu’elle avait tant aimé et auquel elle restait fidèle par delà la tombe. Cette abnégation n’est pas, on en conviendra, d’une âme vulgaire. L’Irlandais lui obéit et put, en effet, arracher Mme de Mortemart à l’échafaud. Il réussit à la faire passer en Angleterre. Ce fut donc par un acte de dévouement que Mme du Barry termina son existence. A lui seul, ne rachèterait-il pas bien des fautes ? Il y eut, du moins, un moment où elle fut admirable. On est loin, là, de la légende de cynisme et ensuite de faiblesse, de l’ancienne favorite, tant diffamée, semblant résumer en elle toutes les folies et toutes les erreurs d’une époque.
Quel est l’intérêt des recherches actuelles sur cette femme dont la destinée offre tant de contrastes ? s’interroge Jean Frollo. Simplement celui de la vérité. Et, à tout prendre, n’y a-t-il pas quelque satisfaction à découvrir, fût-ce dans le passé, moins de mal qu’on ne le supposait ? Sait-on que la dernière personne qui avait connu Mme du Barry mourut en 1862 seulement, à Versailles. C’était sa cousine et son héritière, Mlle de la Neuville. Elle avait quatre-vingt-douze ans. Sous le second Empire, elle pouvait parler encore de la maîtresse de Louis XV.
Dans un ouvrage de Claude Saint-André paru en 1909 sous le titre Madame du Barry d’après les documents historiques, l’historien et conservateur du musée du château de Versailles, Pierre de Nolhac, signe une préface mettant en regard de certains jugements faux longtemps accrédités sur la comtesse, quelques témoignages d’époque réhabilitant sa mémoire.
Écoutons les Goncourt, écrit-il, dont le livre célèbre, puéril et faux, a fait longtemps autorité : « Les peuples perdent la foi et l’illusion à entendre cet esprit de fille, allumé par le champagne, casser les vitres de l’Œil-de-Bœuf... Mme Du Barry fait le mal d’une courtisane qui fait son métier et obéit à ses instincts. Involontairement et par sa nature, elle déconsidère tout ce qui l’approche et tout ce qui la touche. Qu’elle pousse les doigts de Zamore dans la perruque du chancelier livré aux hannetons ou, la gorge en l’air, qu’elle se fasse présenter en chemise ses mules au saut du lit par le nonce du pape, elle fait toujours ce rôle et cette œuvre de bafouer, d’amoindrir et de ravaler à son ton et à sa mesure les institutions, les traditions, les caractères. »
Ce sont là des anecdotes ridicules, des niaiseries de pamphlet, lance Pierre de Nolhac. Elles ne gagnent qu’un intérêt littéraire à revêtir le style de flamme d’un Michelet. Pour les prendre au sérieux, il faut tout ignorer de la cour de France au XVIIIe siècle, il faut n’avoir aucune idée juste des hommes ni des temps, et se faire la proie naïve des libellistes et des rhéteurs.
La légende ordurière de Mme du Barry, poursuit-il, est l’œuvre concertée des partisans du Parlement et de M. de Choiseul. Elle a été popularisée par des écrivains, de tout temps applaudis, qui se plaisent à conter des ignominies sous l’hypocrite excuse de venger la morale. On a accueilli leurs racontars avec un empressement malsain, sans se montrer exigeant sur la vraisemblance. Ce n’est pas au seul chapitre des mœurs que notre siècle nourrit ses manuels scolaires d’une indignation convenue ; la vérité nous est cachée par les amis des Choiseul sur une grande partie du règne de Louis0XV. Ce sont gens d’esprit, de méchanceté élégante, et occupant toujours le devant de la scène ; ils ont tant écrit, et menti avec tant d’agrément, qu’on les croit aisément sur toutes choses. Qui de nous n’a donné, sans le vouloir, à ses jugements les couleurs de leur rancune et pris, pour parler de leurs adversaires, le ton dédaigneux de Chanteloup ?
Les vrais témoins de l’existence de Mme du Barry sont ceux qui n’ont eu à servir contre elle aucun parti et qui ont simplement regardé vivre une de leurs contemporaines. Ces témoins-là, sans exception aucune, sont fort éloignés de la mépriser et ce n’est point seulement à la beauté incontestée de la femme qu’ils rendent hommage.
La comtesse du Barry en 1771. Peinture de Jean-Baptiste Greuze |
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Sénac de Meilhan, qui a vu la fin de sa carrière, rend sur son caractère un verdict exempt de sévérité : « Les plus importants événements qui avaient eu lieu pendant sa faveur avaient passé devant ses yeux comme les personnages de la lanterne magique. Elle ne s’en était point mêlée et il ne lui en restait qu’un confus souvenir. Lors de la Révolution, elle se signala par son dévouement et une bonté singulière pour ceux qui étaient menacés d’en être les victimes. Enfin cette femme, que rien n’avait prémunie dans sa jeunesse contre le vice et qui avait été entraînée par la misère et les mauvais conseils, n’a jamais fait de mal avec tout pouvoir de nuire. C’est une modération remarquable dans sa position, et qui lui donne des droits à l’indulgence des gens les plus sévères. »
Le comte d’Espinchal, qui l’a connue avant son élévation et a été plus tard de ses familiers, dépeint en peu de mots la châtelaine de Louveciennes : « Elle est bonne, généreuse, d’une société douce, excellente amie, très charitable et extrêmement obligeante. Elle est, chez elle et dans le public, de la plus grande décence, démentant à cet égard tous les mensonges grossiers que la calomnie s’était plu à répandre sur elle, lors de sa plus grande faveur. »
Le marquis de Bouillé ajoute quelques traits : « Son ton n’avait rien de commun, encore moins de vulgaire ; sans avoir un esprit brillant, elle n’en manquait point autant qu’on s’est plu à le dire ; et sa bonté ainsi que sa simplicité eussent pu porter, d’ailleurs, à y faire moins d’attention. »
Le prince de Ligne, lié de tout temps avec la favorite, excuse Louis XV de sa dernière faiblesse : « Je l’ai vu tous les jours, chez Mme du Barry, la dernière année de sa vie. Il est inouï que ceux qui faisaient ce qu’il faisait le trouvassent mauvais, et les vils courtisans de Mme de Pompadour, petite bourgeoise enlevée à son mari, criaient à la corruption des mœurs pour une maîtresse de plus, qui avait un bien meilleur cœur que l’autre et ne décidait ni de la guerre ni de la paix. »
Elle trouve grâce devant la malignité du prince de Talleyrand, qui la met fort au-dessus de Mme de Pompadour pour le ton et la parole. Celle-ci, dit-il, « différait en tous points de Mme du Barry, qui, moins bien élevée, était parvenue à avoir un langage assez pur. Mme du Barry avait les yeux moins grands, mais ils étaient plus spirituels ; son visage était bien fait et ses cheveux de la plus grande beauté ; elle aimait à parler, et elle avait attrapé l’art de conter assez gaiement. » Nulle trace donc, chez les contemporains sérieux, de cette prétendue grossièreté de langage dont on veut souiller cette jolie bouche.
Quant aux manières, dès la première heure, elles sont parfaites : « Elle a beaucoup de beauté, surtout par le bas du visage », note à Versailles le duc de Croy, « un air très noble, aisé, doux, sans prétention, fort bien faite, et en tout l’air d’une bonne personne. » « Je fus étonné », dit M. de Belleval, « comment, pour n’y avoir point été élevée, elle avait pris le ton et les manières des femmes de la Cour. » Cet « air très noble » qui rehausse jusqu’à la fin une beauté irréprochable, c’est déjà ce qu’ont remarqué les inspecteurs de M. de Sartine, quand ils ont vu, pour la première fois, apparaître à l’Opéra la maîtresse de Jean du Barry.
Elle est instruite ; elle a beaucoup lu. « Sa conversation », selon D’Espinchal, « est intéressante et, depuis sa retraite, la lecture a été, après la toilette, sa principale occupation. » Il ajoute qu’elle a « peu d’esprit » ; mais, s’il lui manque de l’esprit au sens où l’entend le XVIIIe siècle, elle possède l’art de conter l’anecdote et même de glisser, dans l’intimité (car « elle sait son monde »), « ces propos légers que l’on n’avait point l’habitude d’entendre à Versailles ». Sa causerie, que ses amis ont tant aimée, est délicieuse. Dès la première rencontre, elle séduit : « Ses yeux bleus bien ouverts », raconte de Belleval, « avaient un regard caressant et franc, qui s’attachait sur celui à qui elle parlait et semblait suivie sur son visage l’effet de ses paroles. Elle avait le nez mignon, une bouche très petite et une peau d’une blancheur éclatante. Enfin, l’on était bientôt sous le charme. »
La bonté, voilà le trait distinctif du caractère : « Mme du Barry », dit Belleval encore, « était bonne et aimait à obliger, n’avait point de rancune et était la première à rire de toutes les chansons qu’on faisait sur elle. » Tous les témoignages concordent, sans parler des lettres de ses amis, qui ont eu pour cette bonté un culte enthousiaste : « Vous êtes privilégiée de la nature », lui écrit l’un d’eux ; « il en est de votre beauté comme de votre bonté : l’une et l’autre ne finiront qu’avec vous. »
Il suffisait de l’entrevoir une fois pour deviner cette qualité dominante, qu’aucune déception n’avait pu aigrir. « En me rappelant son sourire si plein de grâce et de bonté », dira Brissot, qui lui parla un jour dans l’antichambre de Voltaire, « je suis devenu plus indulgent envers la favorite. » Et le conventionnel raconte une conversation qu’il eut avec Mirabeau, Laclos et Henriette de Nehra sur les maîtresses de Louis XV. La faiblesse et l’infamie du monarque furent flétries, comme il convenait, par ces âmes vertueuses : « Je témoignai en riant », ajoute Brissot, « quelque indulgence pour la Du Barry, aussi vile, mais cent fois moins odieuse à mes yeux que ses rivales, et qui n’eut de commun avec elles qu’une faveur dont elle n’abusa pas despotiquement et des mœurs qui ne me semblaient guère plus coupables. — Vous avez raison, dit Mirabeau ; (...) elle n’a pas lancé de lettres de cachet contre ceux qui médisaient de ses vertus. — Il faut la purifier, répliqua Laclos. » Et l’on reconnut que « le déshonneur de cette femme venait de sa naissance, de son éducation, de ceux qui l’ont prostituée ».
Laclos et Mirabeau ont ensemble publié le portrait d’Elmire, portrait physique et moral dont pas un trait n’est méchant pour elle, et qui institue tout un parallèle pour lui sacrifier Mme de Pompadour : « Elmire avait reçu de la nature un assortiment de beautés dans tous les genres, qui presque jamais ne se trouvent réunies... L’œil enchanté ne quittait l’expression de la physionomie que pour retrouver les mêmes avantages dans les formes si naturellement soutenues, dans une taille si agréablement dessinée, dans les bras si parfaitement arrondis, terminés par des mains voluptueuses. Elmire, faisant un pas immense et quittant son humble toit pour le palais des rois, ne s’y trouva pas déplacée.
[Elle] ne s’enorgueillit point ; elle n’humilia même pas les personnes qu’elle pouvait perdre... Elmire, bien plus sage que celle dont elle occupa le poste, méprisa ces biographies scandaleuses, ces lettres supposées ou embellies qu’on répandait avec affectation. La malignité resta dupe d’elle-même, puisqu’Elmire ne conserva pas moins le cœur de son amant et les égards de ses amis... Elmire ne redoutera point le jugement de la postérité. »
Moralistes et grands seigneurs, gens de cour et révolutionnaires, sont tous d’accord pour tracer de Mme du Barry un portrait sympathique.
La comtesse du Barry ne resta pas inactive pendant les années tragiques où s’écroulait la monarchie. Dès le début de la Révolution, elle mit sa fortune à la disposition de la famille royale. Une vente partielle de ses diamants, faite en Hollande à la fin de 1789, se rattache probablement à ce projet. Fâcheusement introduite jadis dans la noblesse de France et enrichie par le roi, elle sut remplir avec une parfaite générosité, envers les descendants de Louis XV, des obligations que tant d’autres, à sa place, eussent négligées.
Bien plus, cette femme encore belle, toujours aimée, si heureuse dans son repos et dans son luxe, paraît les avoir sacrifiés à ce qu’elle a considéré comme un devoir ; pressée peu à peu par les événements qui faisaient appel à la bonté de son cœur, guidée par des partisans capables d’utiliser sa bonne volonté, elle aurait servi hardiment, de son argent et de sa personne, l’œuvre de la contre-révolution. Sur ce point, les dénonciations qui l’accablèrent et les attaques de son ennemi, le citoyen Greive, seraient suffisamment justifiées ; et le Tribunal révolutionnaire, si aveuglément prodigue de sang innocent, aurait frappé en Mme du Barry une véritable conspiratrice.
On ne connaît pas assez l’action cachée de ce Nathaniel Parker Forth, l’agent anglais mêlé à nos troubles révolutionnaires, mentionné par les brochures du temps et par les correspondances diplomatiques comme chargé de missions importantes. C’est lui qui se trouve, par une coïncidence singulière, prendre la direction de la vie de Jeanne du Barry à partir du vol des diamants de Louveciennes. Ce vol, exécuté par des sujets anglais dans la nuit du 10 janvier 1791, et entouré de circonstances suspectes à l’entourage de la comtesse, parut plus tard à quelques-uns machiné par les soins de Forth lui-même.
Les choses s’expliquent plus simplement ; mais l’événement servit de façon très opportune les desseins d’hommes qui avaient intérêt à munir une personne dévouée de prétextes plausibles pour sortir de France. Ils purent tirer, à ce point de vue, un excellent parti de l’affaire judiciaire qui se déroula à Londres, et l’on ne voit pas ce qui les eût empêchés de jouer un tel jeu, puisqu’il n’était périlleux que pour la comtesse.
Pour reconnaître ses bijoux, les réclamer et déposer dans un procès, qui fut rendu interminable et où il n’est pas vraisemblable que sa présence fût nécessaire à chaque instant, la comtesse du Barry fit quatre fois le voyage d’Angleterre, la dernière fois au moment le plus dangereux de la Révolution, alors que les décrets les plus graves étaient portés contre les émigrés. La nécessité de soutenir à l’étranger ses intérêts privés lui permettait de solliciter des passeports sans éveiller trop de soupçons ; elle en profita pour rendre à ses amis des services de tout genre, leur faire passer des correspondances et de l’argent. Elle se jeta toute entière dans les rangs de l’émigration militante et parmi cette aristocratie anglaise où lui fut accordé un si surprenant accueil.
Départ de Madame du Barry pour l’échafaud. Gravure extraite de The dungeons of old Paris (1897) |
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Les facilités de voyage dont elle usa et la faveur dont elle jouit dans la société anglaise lui ont-elles permis d’être vraiment utile à la politique des princes, auxquels elle était si dévouée ? On l’ignorera sans doute toujours. Mais ses rapports avec les membres du gouvernement anglais, les adversaires les plus haïs des révolutionnaires de France, témoignent tout au moins d’une imprudence grave. La comtesse ne s’apercevait pas qu’elle était suivie, épiée, et que des réunions, où les plaisirs mondains prenaient assurément la plus grande part, seraient contre elle, un jour, une charge accablante et mortelle.
Les relations de Mme du Barry avec les émigrés, ces « intelligences » qui faisaient alors un crime puni par les lois, sont tellement évidentes qu’on s’étonne qu’elle ait pu bénéficier si longtemps d’une indulgence aussi complète. On comprend l’irritation de ces dénonciateurs féroces, tels que Greive et Blache, devinant que des appuis fidèles soutenaient la dame de Louveciennes dans l’administration même. La haine rendit clairvoyants les bandits acharnés à sa perte. Ils surent fort bien quelle place tenait, parmi les « repaires d’aristocrates » des bords de la Seine, le château où tant de richesses accumulées par « la courtisane des despotes » excitaient leur indignation.
C’était peu qu’elle correspondît avec l’étranger, qu’elle gardât de l’argent caché, qu’elle conservât les emblèmes proscrits de la royauté et les publications contre-révolutionnaires. Elle accueillait encore chez elle de nombreux « suspects », dont plusieurs sont assez notoires ; on « conspirait » chaque jour, au début de la Terreur, dans cet asile charmant, que tenait ouvert à tous les « ci-devants » cette femme si jolie encore et qu’on aurait pu croire uniquement occupée de plaire.
Les Français et les Françaises qui traversèrent la Révolution eurent l’occasion de se révéler tout entiers, et le fond de beaucoup d’âmes apparut, qu’avait dissimulé « la douceur de vivre ». La comtesse du Barry montra alors des qualités qui sont inconciliables avec la figure ignoble qu’on nous présenta longtemps d’elle en sa jeunesse. Son destin rencontra, aux derniers jours, celui d’une autre femme célèbre, détenue en même temps qu’elle à Sainte-Pélagie ; mais Mme Roland a dû détourner les yeux de cette compagne de prison, qui n’était pour elle qu’une créature vile, favorite impure d’un roi détesté. On eût étrangement surpris la vaillante girondine, en l’assurant que cette prétendue courtisane avait su montrer, à son heure, du désintéressement, du dévouement, de l’abnégation, qu’elle aussi avait servi son parti avec courage.
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