LA FRANCE PITTORESQUE
Carême : évolution de l’interdiction de
manger gras durant cette période
(D’après « Histoire de la vie privée des Français depuis l’origine
de la nation jusqu’à nos jours » (Tome 2), édition de 1815)
Publié le jeudi 23 février 2012, par Redaction
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Jadis observée sous peine de mort, l’interdiction de manger gras durant le carême fut au fil des siècles assouplie : d’abord parmi les soldats, qui comme en témoigne la journée des Harengs en 1429 respectaient scrupuleusement les lois de l’Église avant de commencer à tempêter contre leur rigueur le siècle suivant ; plus tard par la population des villes, dont les contrevenants étaient, telle la marmiteuse, encore sévèrement châtiés au XVIe siècle, avant que le XVIIe ne soit plus conciliant.
 

Si peu prisé aujourd’hui, le maquereau salé l’était beaucoup anciennement. Au nombre des revenus de l’évêque d’Auxerre en 1290, affirme l’abbé Lebeuf dans son Histoire de l’église et de la ville d’Auxerre, nous trouvons une redevance de 3000 maquereaux. D’après une quantité aussi considérable, on peut imaginer combien il en entrait dans la ville, et par conséquent quelle devait en être la consommation.

Si la France, pendant longtemps, a mis un grand prix et attaché beaucoup d’estime au hareng et au maquereau salés, l’on ne doit point en être surpris : ces poissons étaient, pour le carême, une denrée essentielle. Charlemagne, en 789, avait décerné peine de mort contre celui qui, sans raison légitime, enfreindrait le carême. On le pratiquait même, autant qu’il était possible, dans les hôpitaux ; et, ce qui prouve qu’il était pratiqué, c’est la quantité de harengs qu’on y consommait. Il existe une charte de Thibaut VI, Comte de Blois, (année 1215,) dans laquelle le comte accorde annuellement à l’hôpital de Beaugency un demi-millier de harengs.

Parmi les aumônes que faisait tous les ans le roi Saint-Louis aux différents monastères, aux léproseries, et aux hôpitaux de son royaume — aumônes que le souverain, par une ordonnance de 1260, obligea les rois ses successeurs à faire comme lui —, il y avait deux mille cent-neuf livres en argent, soixante-trois mesures de blé, et soixante-huit mille harengs. Enfin, plus proche de nous, l’État des biens et des dépenses annuelles pour l’Hôtel-Dieu de Paris, (année 1660) compte au nombre des objets de dépense, année commune, 9200 livres pour vingt-trois milliers de carpes et 2320 livres pour des paniers de marée et de harengs frais, fournis aux domestiques de l’hôpital, et à une partie des malades.

Scène de bataille lors de la journée des Harengs

Scène de bataille lors de la journée des Harengs

Ce n’est que sur la fin du dix-septième siècle, et au commencement du suivant, qu’on a commencé à secouer les scrupules sur l’observance du carême. Jadis tout le monde la pratiquait, jusqu’aux soldats dans les armées ; et notre Histoire fournit même à ce sujet une anecdote célèbre qui le prouve. Tandis que les Anglais, possesseurs de la partie septentrionale du Royaume, étaient occupés devant Orléans, à ce siège fameux que fit lever Jeanne d’Arc, un des convois destinés pour leur camp fut attaqué par le duc de Bourbon. Ce convoi était en très grande partie composé de harengs salés, parce qu’on était en carême ; et l’action en fut même appelée, comme on sait, la journée des Harengs (12 février 1429).

Au siècle suivant néanmoins, quoique la loi conservât toujours à l’extérieur son ancien rigorisme dans les camps, déjà le soldat commençait à ne plus l’y regarder avec autant de respect, et il l’enfreignait en particulier. Une anecdote rapportée par Brantôme dans Vie des illustres capitaines étrangers, montre les progrès rapides arrivés, sur cet objet, dans les mœurs et dans la façon de penser. L’aventure que cite l’historien se passa aussi en carême, pendant un nouveau siège d’Orléans, quelques jours après l’assassinat du duc de Guise par Poltrot. Mais, avant d’en transcrire l’anecdote, rappelons que ce siège se faisait au commencement de nos guerres de religion ; qu’il se faisait contre les huguenots ; enfin qu’il se faisait par des catholiques, qui par conséquent se piquaient d’obéissance aux préceptes de l’Eglise.

« Apres la mort du duc, dit Brantôme, le gentil et brave seigneur, M. de Sipierre, commanda pour peu de jours à l’armée, parce qu’il n’y avait pour lors plus grand que lui, puisqu’il était gouverneur de la personne du Roi. Cependant les soldats ne pouvaient bien vivre, qu ’avec grandes incommodités, de seul poisson. M. de Sipierre fut prié, de la part des capitaines, de supplier M. le légat, le cardinal de Ferrare, qui était pour lors au camp avec la Reine-Mère, qu ’il donnât dispense de manger de la chair, quelques jours de la semaine. M. le Légat trouva d’abord cette question fort odieuse ; alléguant qu’on faisait la guerre contre les hérétiques, ennemis du carême.

« Mais, après avoir un peu songé, il fit réponse que de chair il n’en fallait point parler, comme de chose abominable ; mais pour du beurre, du fromage, et du laitage, qu’ils en mangeassent en quantité, et tant qu ’ils voudraient ; et leur en donnait toute la dispense. M. de Sipierre, qui était prompt, fort libre, et un des galants seigneurs qui jamais naîtra en France, lui dit franchement : Monsieur, ne pensez pas régler nos gens de guerre comme vos gens d’Église ; car autre chose est de servir Dieu et de servir la guerre. Voulez-vous que je vous dise le vrai ; ce n’est point en ce temps ni en cette armée, composée de plusieurs sortes de gens, que vous devez faire tels scrupules. Car quant à votre beurre, fromage, et laitage, nos soldats français n’en veulent point, comme vos Italiens et Espagnols. Ils veulent manger de la chair et de bonne viande, pour mieux se sustenter. Ils en mangeront aussi bien de çà comme de là, et à couvert et en cachette, quelque défense qui s’en fasse. Par quoi, faites mieux. Ordonnez-leur d’en manger, et donnez-leur une bonne dispense et absolution. Que si d’eux-mêmes ils s’en dispensent, votre autorité en sera plus ravalée ; et au contraire elle en sera élevée, si vous le leur permettez ; et chacun dira, M. le légat, cet homme de bien, nous a donné dispense, et cela sonnera mieux partout.

« M. le légat y ayant un peu songé, il dispensa aussitôt chacun d’en manger, qui pria Dieu fort, aussi bien le Français que l’Espagnol, pour M. le Légat, et surtout pour M. de Sipierre, lequel eut raison de parler ainsi, et d’en prendre bien l’affirmative, comme il le fit, et M. le Légat d’avoir lâché la bride. Car j’ai ouï dire à aucuns grands docteurs, qu il est nécessaire quelques fois aux prélats de dispenser pour ce sujet ; afin de prévenir ces friands mangeurs de chair et infracteurs de lois ecclésiastiques ; et afin que quand ils en viennent là, le monde sache et croie que c’est par dispense du prélat, et non par désobéissance de lui et de l’Eglise. »

On voit par ce récit, que les Français commençaient à être, sur l’abstinence ecclésiastique, moins scrupuleux que les Italiens et les Espagnols ; qu’ils l’enfreignaient déjà dans les camps ; et que la politique même, forcée de tolérer cette infraction, ne cherchait plus qu’à sauver en quelque sorte l’honneur de la Cour de Rome, en obligeant cette Cour elle-même de l’approuver.

Supplice d'une marmiteuse ayant enfreint le jeûne du carême

Supplice d’une marmiteuse ayant
enfreint le jeûne du carême

Il n’en était pourtant pas ainsi des villes. L’opinion sur l’abstinence de chair dans les temps défendus, y garda tout son rigorisme, tandis qu’elle se relâchait dans les camps. En 1534, Guillaume du Moulin, seigneur de Brie, ayant demandé à l’évêque de Paris la permission de faire gras, pour sa mère, qui était âgée de quatre-vingts ans, et qui ne pouvait se passer de viande, celui-ci ne l’accorda qu’à condition que la dame mangerait en secret, loin de tout témoin, et qu’elle ferait maigre, en outre, les vendredis. Le même Brantôme, qui a transmis l’anecdote de Sipierre et du légat, en raconte une autre dans ses Dames galantes, laquelle annonce des mœurs aussi sévères.

« Certaine ville avait fait une procession en carême, dit-il. Une femme y avait assisté, nu-pieds, faisant la marmiteuse plus que dix. Au sortir de là, l’hypocrite alla dîner avec son amant, d’un quartier d’agneau et d’un jambon. La senteur en vint jusqu’à la rue. On monta en haut. Elle fut prise, et condamnée à se promener par la ville avec son quartier d’agneau, à la broche, sur l’épaule, et le jambon pendu au col. »

Une façon de penser aussi sévère s’était fortifiée encore par les principes contraires qu’affectaient sur ce point les novateurs. Comme le mépris et l’inobservance du carême étaient un de leurs dogmes, on soupçonnait tous ceux qui ne l’observaient point, d’être imbus de l’hérésie nouvelle. « On traîne au supplice, presque comme un parricide, celui qui, au lieu de poisson, a mangé du porc, écrit Erasme dans une de ses lettres. Quelqu’un a-t-il goûté de la viande, tout le monde s’écrie , ô ciel ! ô terre ! ô mer ! l’Église est ébranlée, tout inonde d’hérétiques. »

Souvent même le gouvernement employa son autorité pour faire pratiquer l’abstinence dont il s’agit. Il existe un édit de Henri II, année 1549, lequel défend de vendre de la viande en carême à tout autre qu’à ceux qui apporteront un certificat de médecin. Quatorze ans après, Charles IX défendit d’en vendre, même aux huguenots, pendant ce temps. Non content de cet édit, il en publia un autre en 1565, par lequel il accorde aux Hôtels-Dieu le privilège d’en vendre exclusivement ; et ordonne qu’on n’en livrera qu’aux seuls malades. Celui-ci fut confirmé par deux arrêts du Parlement, rendus l’un en 1575, l’autre vingt ans plus tard. Le parlement exigeait, non seulement que celui qui venait acheter apportât une attestation du médecin ; mais encore que le boucher prît le nom et la demeure du malade, afin qu’on pût vérifier si réellement il avait besoin de faire gras.

Bientôt les formalités augmentèrent encore. Au certificat du médecin, il fallut en joindre un second de la main du curé. Dans l’un et dans l’autre étaient spécifiées la nature de la maladie et la qualité de viande qu’il fallait. Encore ne permettait-on que la viande de boucherie ; la volaille et le gibier étaient prohibés.

Cette sévérité se maintint assez longtemps. Elle était encore telle vers le milieu du XVIIe siècle, que ceux des Parisiens qui étaient moins scrupuleux, et qui voulaient faire quelque partie en gras, se rendaient au village de Charenton, où il y avait un prêche de huguenots, et où par conséquent on pouvait trouver de la viande. Le scandale attira l’attention du magistrat préposé à la Police, qui rendit en 1659 une ordonnance qui l’arrêta.

Veut-on connaître d’une manière sûre et précise, quelle révolution, dès lors, s’opéra dans les opinions sur le point de discipline dont il s’agit ici ? Le tableau en sera court, et les résultats concluants. En 1629, il se tua dans l’Hôtel-Dieu de Paris, pendant le carême, six bœufs, et environ soixante veaux. Il ne faut point oublier que cette consommation était celle, non seulement de l’hôpital, mais encore de toute la ville ; puisque l’Hôtel-Dieu avait alors le privilège exclusif de vendre de la viande, mais encore les œufs et la volaille, qui se vendaient alors dans l’enclos, et au profit de l’Hôtel-Dieu. Ce triple droit s’affermait à un boucher ; et dans le temps dont nous parlons , il était affermé trois cents livres.

Vers le milieu du XVIIIe siècle, les administrateurs firent avec le boucher de carême un autre arrangement. Au lieu d’argent, il donna en nature, pour les malades, quelques jarrets de veau, les issues des bêtes qu’il tuait, et journellement, pendant les quarante jours, vingt-quatre volailles ; savoir douze à dîner pour bouillir, et, le soir, douze lardées pour rôtir : car il faut remarquer que tout le rôti qu’on servait le soir, aux malades, dans le cours de l’année, était lardé. Ce seul objet montait même annuellement à cinq cents livres. On peut voir tous ces détails dans l’État des revenus et de la dépense de l’Hôtel-Dieu, publié l’année 1660.

En 1665, on tua deux cents bœufs, et par conséquent deux mille veaux à peu près : car alors telle était ordinairement, dans les boucheries, la balance respective entre les deux espèces, dix veaux ou moutons pour un bœuf. En 1708, on tua cinq cents bœufs : ce qui, dans la proportion dont nous venons de parler, doit faire cinq mille moutons ou veaux. Un des bouchers les plus achalandés de Paris, établi depuis l’année 1750, affirmait que lorsqu’il commença sa profession, il se tuait à l’Hôtel-Dieu environ quinze cents bœufs. Le nombre doubla en peu de temps. Il y eut même plusieurs années où il monta jusqu’à quatre milles. Depuis 1775, les bouchers ayant eu la permission d’étaler en carême comme dans les autres temps de l’année, il a augmenté encore ; et, dans l’année 1782, il a été de 9000. En 1815, on tuait désormais à Paris à peu près autant de bœufs en carême que pendant le reste de l’année.

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