LA FRANCE PITTORESQUE
Fauteuil (Le) de Molière à Pézenas, témoin
de ses premières inspirations
(D’après « Musée des familles », paru en 1867
et « Notice sur le fautueil de Molière », paru en 1836)
Publié le mercredi 20 août 2014, par Redaction
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Tout le monde sait que Molière quitta Paris durant quelques années, de 1646 à 1658, et parcourut nos provinces méridionales avec une petite troupe composée d’acteurs de son choix. Ce serait à Pézenas, chez le barbier Gelly où il prit l’habitude de s’installer sur un fauteuil désormais célèbre, que l’illustre auteur aurait trouvé quelque inspiration pour composer ses pièces à succès. Un fauteuil désormais choyé et considéré comme pièce de collection.
 

On s’en allait ainsi, quelque peu au hasard, dans les villes et dans les châteaux, tantôt en carrosse et tantôt en charrette, récoltant parfois plus de bravos que d’écus. Molière avait alors environ vingt-cinq ans ; il composait ses premières comédies ; ilmordait à belles dents dans le fruit vert de ses premiers succès. Ce furent peut-être les plus heureuses années de sa vie. Déjà même il s’y rencontrait de glorieuses journées : à Lyon, en 1653, la première représentation de l’Etourdi ; en 1654, à Montpellier, celle du Dépit amoureux.

A cette même époque, Armand de Bourbon, premier prince de Conti, était gouverneur du Languedoc. Il s’était rencontré à Paris avec le jeune Poquelin, suivant tous deux la même classe au collège des Jésuites. Le prince, qui s’ennuyait peut-être un peu dans sa petite cour provinciale, fut enchanté de retrouver son condisciple dirigeant une troupe de comédiens. Il l’accueillit avec empressement, le fit venir à Pézenas, sa résidence favorite, et lui assigna des appointements pour prendre la direction des fêtes qu’il donnait dans son château de la Grange-des-Prés, surtout durant la tenue des Etats.

Molière

Molière

Durant son long séjour au château de la Grange-des-Prés, pour exercer sa troupe, Molière allait donner des représentations dans les petites villes voisines, telles que Marseillan, Montagnac, Agde, etc., etc. On montre encore dans les archives de Pézenas l’ordre de mettre en réquisition les charrettes nécessaires pour transporter ses décors et ses comédiens. C’est dans une de ces excursions qu’il perdit sa propre valise, et s’écria : « Quand on vient de Gignac, qu’on est en face de Lavagnac, et qu’on aperçoit Montagnac, au milieu de tous ces gnic et gnac, impossible qu’on retrouve rien ! »

En dépit de toutes ses occupations, Molière trouvait encore le temps d’ébaucher ses chefs-d’œuvre. N’ayant pas encore de servante à consulter, il consultait tout le inonde et s’en allait lire des fragments dans maintes réunions, mais de préférence chez le barbier Gelly.

A cette époque, et surtout en province, il n’existait ni cercles ni cafés ; c’était dans la boutique du barbier le mieux achalandé du lieu que se réunissaient les beaux esprits, les flâneurs et les conteurs d’anecdotes. Molière allait donc là dans l’après-dînée, toutes barbes étant faites. Vers le milieu de la boutique, il y avait, sans doute enchâssé dans la boiserie, un grand fauteuil en bois de noyer, peint en brun foncé : une vieille chaise à bras, dont le dossier mesurait six pieds quatre pouces et demi, et le siège, formant coffret, vingt pouces de haut, seize de profondeur, vingt-deux de large.

On réservait ce fauteuil à Molière ; il y faisait des lectures en petit comité. Puis, tous les samedis, jours de marché et de barbe, il venait s’y asseoir, observant les hobereaux et campagnards qui se faisaient calamistrer par son ami Gelly. En regardant encore au XIXe siècle ce bon vieux fauteuil, celui dont vous voyez ci-contre la pourtraicture, on croirait y revoir Molière, une jambe chevauchée sur l’autre, le coude sur le genou, le menton dans la main, l’œil aux aguets, le sourire aux lèvres. Et posant devant lui, comme pour lui, tous les campagnards, bourgeois, robins et gentillâtres du Pézenas d’alors. Bien des types ont dû s’esquisser là dans son esprit.

C’est là qu’il a pris sur nature le patois qui se parle dans Pourceaugnac. C’est une remarque qui a échappé aux auteurs de sa vie. L’idiome dont il s’est servi, est bien celui de Pézenas et nullement celui des autres villes du Bas-Languedoc. On ne saurait croire, en effet, combien le patois offre de variations dans les divers endroits où il est parlé ; une distance d’une lieue suffit pour y introduire des différences tellement notables, qu’il est facile, lorsqu’on est au courant de ces modifications, d’assigner aux divers individus le lieu de leur naissance, d’après leur manière de parler.

Plusieurs auteurs ont rapporté dans leurs écrits la tradition sur cette réunion et sur l’usage du fauteuil. De Jouy dans l’Hermite en Province est entré dans quelques détails à cet égard. Beffara et Jules Taschereau en ont parlé dans les écrits remarquables qu’ils ont publiés sur la vie et les œuvres du père de la Comédie Française. Nous rappellerons seulement une lettre sur ce sujet, que Cailhava a insérée dans ses études sur Molière, page 307, et qui lui fut adressée par un de ses amis de Pézenas :

« Pézenas, le 7 ventôse an 7 [25 février 1799]

« Il est certain qu’il existe dans notre petite commune un grand fauteuil de bois auquel une tradition constante a conservé le nom de fauteuil de Molière. Sa forme atteste son antiquité. L’espèce de vénération attachée au nom qui lui fut donné par les contemporains de Molière, l’a suivi chez les divers propriétaires dans la maison où on le montre encore aux dévoués admirateurs du père de la comédie Française. Voici ce que les Nestors du pays racontent : ils disent qu’au temps où Molière habitait Pézenas , il se rendait assiduement tous les samedi, jour de barbe et de marché, dans l’après-dîné, chez un barbier de cette ville, dont la boutique était la plus achalandée.

« Cette boutique était le rendez-vous des oisifs, des campagnards du bon ton de l’époque, et des agréables qui allaient s’y faire calamistrer. C’est d’ailleurs un fait incontesté, qu’avant l’établissement des cafés dans les petites villes, c’était chez les barbiers que se débitaient les nouvelles, que l’historiette du jour prenait du crédit , et que la politique épuisait ses combinaisons. Le susdit grand fauteuil occupait le milieu d’un lambris qui revêtait à hauteur d’homme l’intérieur de la boutique de Gelly. »

Plusieurs années s’écoulèrent ainsi, puis Molière s’en retourna à Paris, et ne tarda pas à devenir célèbre. Voyez-vous le bruit de ses triomphes arrivant jusqu’à Pézenas, et les anciens compères se montrer le vieux fauteuil en s’entre-disant : C’est pourtant là qu’il venait s’asseoir, là qu’il nous a lu pour la première fois telle scène du Bourgeois gentilhomme ou de l’Ecole des Maris. Eh ! eh ! c’est peut-être grâce à nos conseils qu’il va devenir immortel. Et le barbier à son tour d’ajouter : Grâce à mon fauteuil !

A l’époque dont nous parlons, l’état du barbier était soumis aux statuts des corporations, et sa boutique tenait à une maîtrise qui, comme propriété, se vendait ou se transmettait par voie d’hérédité. Le fauteuil de Molière faisant partie de la boutique de Gelly, passa successivement dans les diverses familles achetant ou héritant de son état, et sa conservation n’en fut pas moins due à la profession exercée par ses propriétaires, qu’au prix attaché déjà à ce meuble qui augmentait beaucoup la valeur de la maîtrise du sieur Gelly.

Fauteuil de Molière à Pézenas

Fauteuil de Molière à Pézenas

Guillaume Gelly, contemporain de Molière, transmit son état avec le fauteuil à Jacques Gelly, son fils ; celui-ci maria sa fille Suzanne Gelly à Mathieu Jalvy ; de ce mariage naquit Catherine Jalvy qui épousa Pierre-Paul Thomas, docteur en médecine. Voyez-vous le fauteuil de Molière qui devient la propriété d’un médecin ! Et, comme par une malicieuse persistance du destin, deux autres médecins devaient le posséder ensuite. Des médecins d’esprit, car ils eurent grand respect de cette précieuse relique, et surtout grand soin de faire certifier son authenticité, d’abord par de notables personnages qui y avaient vu Molière assis, ensuite par toutes sortes de magistrats et fonctionnaires.

Pierre-Paul Thomas vendit le fonds de boutique de son beau-père à Pierre Brun, qui à son tour le céda à Pierre Astruc, le fonds passant ensuite à son fils, François Astruc. Pierre Astruc, chirurgien de l’hôpital civil et militaire, des prisons et de la charité de la ville de Pézenas, conserva pendant plus de quarante ans, avec un soin religieux, ce vénérable meuble. Un grand nombre d’étrangers passant dans cette ville, s’empressèrent de rendre visite à l’illustre fauteuil, pour lequel plusieurs firent même des offres avantageuses.

En mars 1836, une délibération solennelle du conseil municipal de Pézenas statua sur l’authenticité du fauteuil en ces termes :

« Le Conseil Municipal légalement assemblé, M. Jean Maux, docteur en médecine, membre dudit Conseil, ayant demandé la parole, a fait et développé la double proposition dont la teneur suit :

« MM. Il n’est aucun de vous qui ignore, qu’à l’époque où Armand de Bourbon, premier prince de Conti, était gouverneur sous le roi Louis XIV de la province de Languedoc, J.-B. Pocquelin, si illustre sous le nom de Molière, fit un long séjour dans notre ville, où il avait été appelé par le susdit prince de Conti.

« Il ne peut être indifférent à aucun de nous, qu’il soit constaté par une délibération expresse de notre Administration Municipale, que c’est au sein de notre ville que ce grand homme continua ses premiers essais, dans cette carrière où les productions de son génie seront à jamais mises au rang des plus beaux titres de gloire de la France. Jusqu’à ce jour, une condamnable insouciance nous a fait négliger de donner la plus grande publicité à cette circonstance si honorable pour nous de la vie de Molière.

« Il est temps de nous laver d’un tel reproche. Paris s’honore de l’avoir vu naître dans son sein ; pourquoi ne tiendrions-nous pas à grand honneur de l’avoir eu pour hôte, dès les premiers pas qu’il fit vers cette haute renommée à laquelle personne avant ni après lui n’a pu atteindre. Telle est, Messieurs, la première proposition dont j’ai l’honneur de vous prier de faire l’objet de la présente délibération.

« Il en est une autre, que vous jugerez digne d’être également prise en considération. Tout ce qui rappelle le souvenir de ces êtres supérieurs, dont la nature est si avare, ne peut qu’être un objet de vénération aux yeux des peuples reconnaissants. Ce n’est ni la richesse, ni le travail précieux de l’objet vénéré, qui attire les regards et fixe l’attention. Tout son mérite lui vient de l’emploi qu’en aura fait un homme, dont de vrais titres de gloire immortalisent l’existence.

« Chacun de vous, Messieurs, m’a déjà prévenu et a nommé le fauteuil de Molière. Oui Messieurs, c’est ce meuble antique, que j’ai en vue, et dont la conservation doit nous être précieuse. Vous savez qu’ayant passé successivement des mains de Gelly, père et fils, Jalvy, Thomas, Brun et Pierre Astruc, chirurgien, il se trouve maintenant au pouvoir du fils de ce dernier, François Astruc jeune, de cette ville. Ce qu’en ont dit MM. Jouy dans l’Hermite en Province, Cailhava dans ses études sur Molière, est l’expression de la vérité. Ne nous contentons pas que cette vérité passe à nos derniers neveux par une simple tradition ; consacrons-la par un acte formel qui la rende irréfragable. En conséquence, j’ose vous prier, Messieurs, de prendre ma demande en considération, et d’en ordonner la transcription sur le registre de vos délibérations.

« Nous soussignés maire, adjoints et conseillers municipaux de la ville de Pézenas, certifions (en attendant l’époque de la session ordinaire pour faire de la présente attestation le sujet d’une délibération expresse), qu’il a toujours été de notoriété publique dans le pays, que le fauteuil que possède aujourd’hui M. François Astruc, Md [marchand] de grains de cette ville, et qui est connu sous le nom de fauteuil de Molière, est celui sur lequel ce grand homme s’asseyait avec une espèce de prédilection pendant les années 1653 à 1655, dans la boutique du barbier Gelly, où il allait passer ses moments de loisir pour y étudier les mœurs et les caractères du pays. Depuis cette époque, la tradition la plus incontestable lui a conservé cette illustre dénomination à laquelle se rattache un si grand souvenir.

« Ce grand fauteuil en bois de noyer, dont la hauteur est de six pieds quatre pouces et demi métriques, a passé successivement des mains de Guillaume Gelly, contemporain de Molière, à son fils Jacques Gelly, celui-ci le transmit à son gendre Mathieu Jalvy, qui à son tour le fit passer à son gendre Pierre-Paul Thomas, docteur en médecine, qui s’en défit quelque temps après en faveur de Pierre Brun, chirurgien, qui le céda aussi à Pierre Astruc, chirurgien, père du possesseur actuel François Astruc.

« Fait à Pézenas le 18 mars 1836.

« J. Coste ; A. Mathieu ; Gondard ; A. Alazard ; Issac ; F. Maurel ; Cassan ; P. Bedos ; Paulinier, fils ; Cassa, jeune ; Hyppolite Tabouriech ; Prévot ; Ponsonnailhe ; Mazel ; A. de Brignac ; J. Maux ; Bourbon ; E. Bonnet, adjoint ; J. Vidal, adjoint.

« Nous maire de la ville de Pézenas , département de l’Hérault,

« Certifions sincères et véritables les attestations et signatures des dix-neuf conseillers municipaux ci-dessus.

« Pézenas, le 22 mars 1836.

« Le Maire. F. JUVENEL. »

Cette authentification fut entérinée le 25 mars suivant par Victor Bessin, sous-préfet de l’arrondissement de Béziers.

Quelque vingt ans plus tôt, Picard, un des plus spirituels émules de Molière, étant venu à Pézenas, un banquet lui fut offert. On avait emprunté le fauteuil, on l’avait mis à la place d’honneur ; on voulut y faire asseoir Picard. L’auteur de la Petite Ville eut la modestie de décliner cet honneur. D’autres, moins modestes, s’y sont assis.

Après un parcours chaotique au cours duquel il passa à Paris, ce fauteuil a aujourd’hui regagné la ville de Pézenas.

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