Cependant qu’une fronde contre le corset féminin est déjà bien entamée en 1903, certains ne jurant que par la « libération de la taille » et entreprenant de lacérer un accessoire de mode qui semble avoir su se rendre indispensable bien qu’extrêmement contraignant, un chroniqueur du Petit Parisien nous expose brièvement leurs arguments avant de se faire l’avocat du diable...
C’est la question du jour, explique Jean Frollo, du Petit Parisien. Elle est posée devant l’opinion publique. Elle l’est devant les femmes. Elle l’est devant les hommes. Car, sur ce problème délicat, nul de nous ne consentirait à n’avoir pas voix au chapitre. L’heure de la critique est passée. Nous entrons dans une période d’action. Après avoir détruit, on rebâtit. Après avoir taillé, on recoud.
La question du costume féminin, si on la réduit à ses éléments essentiels, se ramène à la question du corset. Le choix du tissu, la coupe même du vêtement n’ont qu’une importance secondaire. Le corset donne au corps féminin sa forme générale, son allure, sa ligne, pour employer le terme technique. C’est lui qui est le support du costume tout entier, simple toilette de voyage ou élégante robe de bal. C’est lui qui conditionne le reste de la toilette. C’est à lui par conséquent que devaient s’en prendre les adversaires de la mode actuelle. Et c’est sur lui qu’ils ont porté leurs coups.
Les arguments ne manquent point d’ailleurs, et beaucoup sont impressionnants, ajoute notre journaliste. Il est certain que la rude armature où s’emprisonne le corps de la femme a de graves inconvénients. Le corset gêne les mouvements. Il comprime l’estomac, le cœur, le foie, les poumons. Il produit une sorte de malaise auquel on s’habitue, mais auquel on n’échappe pas. Il est propice aux étouffements, aux étourdissements, aux crises de nerfs.
Son action mauvaise est aggravée d’ailleurs par les autres parties du vêtement. Le corsage ajusté est la conséquence du corset. Et le corsage ajusté est l’ennemi du libre développement des gestes et des fonctions. Bref, le corset est un grand malfaiteur.
Il a pour lui la tradition. Mais on sait que la tradition n’est que la raison d’être des réformes. Le corset remonte à la plus haute antiquité et les attaques dont il est aujourd’hui l’objet ne sont elles aussi que l’écho des critiques anciennes. Car les ceintures serrées des dames grecques et romaines étaient de véritables corsets.
Alors, comme à présent, on aimait une taille mince et des hanches saillantes. Alors, comme à présent, les moralistes, à la ville et au théâtre, raillaient l’excès de cette mode. Et Térence mettait dans la bouche de l’un de ces personnages l’expression de cette ironie, quand il écrivait : « C’est ridicule de vouloir se serrer la taille au point de la faire ressembler à un jonc. »
Le corset a survécu cependant et, à travers les siècles, il est arrivé jusqu’à nous. Nous le retrouvons au Moyen Age. On l’appelait alors cotte hardie. La Renaissance arrive. Et ce ne sont plus seulement les femmes, ce sont les hommes aussi qui portent sous leur vêtement une sorte de camisole étroite destinée amincir la taille. Ajoutons cependant, à l’honneur du bon sens de nos ancêtres, que les corsets de l’époque ne comportaient ni baleines, ni lames de métal, ni buse. L’usage devait s’en répandre quelques années plus tard, en dépit des protestations des hommes de science comme Rodevic et Ambroise Paré.
Le corset, depuis lors, a suivi les caprices de la mode. Sous l’empire, il dessinait très haut la taille. Sous la Restauration, il l’allongeait en l’affinant. Il est aujourd’hui revenu à des dimensions plus modestes, encore que, de temps à autre, la fantaisie des fabricants lance d’étranges combinaisons destinées à enserrer tout le corps.
Tel qu’il est, il garde tous ses inconvénients traditionnels. Il justifie tous les reproches qu’il est de règle de lui adresser. Et si Cuvier revenait sur terre, il pourrait dire à nos Parisiennes du vingtième siècle ce qu’il disait à l’une de ses contemporaines en lui montrant une fleur qui s’étiolait, liée qu’en était la tige par une ligature circulaire : « Cette fleur, madame, est votre image. Comme vous, elle languit sous une cruelle étreinte. »
Peut-on adoucir la cruauté de cette étreinte ? Peut-on, sans aller jusqu’à la suppression totale difficile pour des raisons qu’il serait peu galant de détailler, arriver à une solution de conciliation, respectueuse de l’hygiène en même temps que de l’élégance ? C’est la question que se sont posée les réformateurs.
Ces réformateurs sont des hommes du Nord. Sera-ce du Nord encore que nous viendra cette fois la lumière ? Ils ne demandent pas que la toilette féminine se simplifie jusqu’à la disgrâce, mais seulement que, suivant le mot de M. Marcel Prévost, elle s’assouplisse et s’humanise. Ils demandent que le corset, point d’appui de tout le costume, cesse d’être une ceinture, pour devenir une brassière, les journaux techniques disent un soutien gorge. Le corset ceinture pesait sur la taille. Le corset brassière portera sur les épaules. « Le premier article de la charte réformiste est la libération de la taille. »
Ni les vêtements de dessous, ni la jupe ne meurtriront plus ce corps féminin « qui tant est tendre » comme disait le vieux poète. Eux aussi s’attacheront à la brassière, ou, si la brassière est insuffisante, de légères bretelles viendront la compléter et la seconder. Mais dans les deux cas, nulle agrafe, nul cordon ne comprimera la ceinture. Le torse restera libre. Les bras, les épaules seront complètement indépendants.
Hygiéniquement, il semble impossible de rien objecter à ces propositions. Mais l’hygiène commande. Et le sentiment dispose. Que répondra le sentiment ? La meilleure preuve d’estime qu’on puisse donner à ses lecteurs étant une sincérité entière, je suis obligé d’avouer que je ne crois guère au prompt succès de la réforme, explique Frollo.
La toilette de la femme n’est pas en effet un simple phénomène extérieur. C’est aussi, c’est surtout, un phénomène psychologique. Elle résulte à la fois et d’un naturel désir d’harmonie et d’un besoin, pour réaliser cette harmonie, de s’imposer à soi-même une contrainte. Cette contrainte est à la base de tous les actes sociaux. Qu’appelons-nous un homme bien élevé ? C’est un homme qui sait se gêner pour les autres. L’homme mal élevé est au contraire celui qui ne se gêne pour personne.
En matière de toilette, c’est la même chose. Si gracieuse que soit une robe de chambre, quelle femme croira jamais que ce soit une toilette qui lui permette de recevoir des étrangers ? Elle n’a le sentiment d’être « habillée » que lorsque l’étreinte du corset, le poids de la jupe, l’ajustement du corsage, la pression du tour de cou lui révèlent qu’elle a fait, pour plaire, l’effort qui est, à son gré, la condition de l’élégance.
Si donc il est possible que, le goût du sport se développant de plus en plus, les femmes adoptent, pour ce genre d’exercices, des vêtements simplifiés, jupes courtes, jaquettes flottantes, chapeaux presque masculins, etc., j’estime qu’en raison même de cette simplification, acceptée en vue d’un but particulier, la toilette de cérémonie conservera les rigueurs que l’on critique si âprement. Par son contraste avec le costume de sport, elle manifestera la volonté de paraître, de faire acte de sociabilité, de s’habiller, non pas seulement pour soi, mais aussi pour les autres. Et la disparition partielle du corset traditionnel aboutira par contre-coup à une victoire de la tradition.
J’ai promis d’être franc. Je le serai donc jusqu’au bout, conclut notre journaliste. Et je confesserai que cette perspective n’a rien qui m’épouvante. Les hygiénistes sont de terribles empêcheurs. Ils ont toujours l’air de croire que, sans eux, la vie serait impossible. Nos parents et nos grands-parents ont vécu cependant. Et nous attestons tous, par notre présence sur cette terre, qu’ils ont pu mettre au monde des enfants bien portants. Gardons-nous donc de nous hypnotiser et, tout en cherchant à concilier l’élégance féminine, cette fleur du pays de France, avec le soin de la santé, laissons à la mode la liberté, qui est la condition même de son épanouissement.
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