LA FRANCE PITTORESQUE
Réclame au début du XXe siècle :
quand un gouffre séparait encore
publicitaires américains et français
(D’après « Le Petit Parisien », paru en 1909)
Publié le mercredi 28 juillet 2021, par Redaction
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C’est à la publicité, secteur d’activité encore balbutiant en France, que s’intéresse en 1909 un journaliste du Petit Parisien, comparant les méthodes américaines, à même de produire des dessins accrochant imparablement le client potentiel, à celles mises en œuvre chez nous, privilégiant l’aspect artistique au détriment d’une simplicité incontestablement plus vendeuse
 

II y a une dizaine d’années, explique en 1909 le chroniqueur, quand, venant d’Italie en Suisse, on sortait du tunnel du Gothard, on apercevait, dominant la voie, un magnifique rocher éclatant de lumière, dont la face étincelante resplendissait au soleil. Aujourd’hui, le rocher est toujours là. Mais sa blancheur n’est plus vierge. D’énormes raies noires la zèbrent. Et en y regardant de plus près, on s’aperçoit que ces raies forment des lettres. Par leur intermédiaire un grand charcutier de Francfort ou d’ailleurs vante aux voyageurs l’excellence de ses saucisses.

C’est là un des traits frappants de notre époque. La publicité, la réclame a partout pénétré. Elle a gravi la cime des monts, franchi les mers, envahi les mœurs. Elle a pour elle le succès et contre elle beaucoup d’ennemis, qui, semble-t-il, ne lui rendent pas justice. La publicité, en effet peut parfois être abusive. Mais elle n’est ni illogique, ni immorale. Elle est une conséquence du progrès des affaires, en même temps que l’instrument de ce progrès. Elle est, pour tout dire d’un mot, une science et un art.

Affiche publicitaire de 1910 pour la boisson Byrrh
Affiche publicitaire de 1910 pour la boisson Byrrh

Ce n’est pas, il faut l’avouer, une invention européenne. Et les Américains, après avoir été les initiateurs en cette matière, y restent les maîtres. Un journal d’outre-mer évaluait récemment à cinq milliards de francs la somme que les industriels et commerçants des Etats-Unis dépensent chaque année pour la publicité. Quiconque a séjourné à New York et à Chicago estimera que cette évaluation est encore inférieure à la réalité.

Considérez, en effet, telle grande maison de nouveauté, de celles qu’on appelle Department Stores. Il n’est pas rare que leur budget de publicité atteigne sept ou huit millions, dépense ne représentant jamais moins de 5 ou 7% du montant des bénéfices et qu’elle est en général supérieure du double à celle que comporte le loyer. Détail à noter : toute affaire qui prospère, loin de restreindre sa publicité, l’augmente proportionnellement à la progression de ses affaires.

Il se trouve, surtout en Europe, des incrédules pour dire : « À quoi cela sert-il ? » A cette question sceptique les Américains répondent que la publicité qu’ils font est toujours plus fructueuse que celle qu’on fait en Europe, parce qu’elle est mieux organisée, suivant des méthodes à la fois plus scientifiques et plus pittoresques.

Chez nous, bien que certains fabricants soient aujourd’hui plus audacieux que naguère, la majorité des annonces ou des affiches est encore concise et terne. C’est un simple rappel du nom du producteur et du nom du produit, soit à la dernière page d’un journal, soit sur un pan de mur. Les Américains veulent que l’annonce soit tout autre chose que cela.

Tout d’abord ils entendent qu’elle soit convaincante. L’affirmation pure et simple que telle huile ou telle farine sont les meilleures du monde, the best in the world, comme on dit là-bas, ne suffit plus à personne. Ce genre de réclame est l’enfance de l’art. Et les grands managers américains n’en parlent qu’en souriant. Leur publicité est didactique et démonstrative. Elle attire le client, elle l’atteint chez lui en s’appliquant à lui fournir des motifs de se déterminer. Elle ne s’adresse pas à sa distraction, mais à sa raison. Elle veut persuader pour régner.

Cette méthode est la conséquence naturelle, appréciée par des hommes intelligents, du changement survenu dans la vie matérielle. Autrefois chacun avait ses fournisseurs, proches et peu nombreux, qui le guidaient dans ses achats. A la campagne, le marchand ambulant passait avec son étalage. La faculté de choisir-était restreinte. Aujourd’hui cette faculté s’est étendue presque à l’infini. La concurrence a augmenté dans de formidables proportions. Il faut attirer l’acheteur, retenir son attention, solliciter son intérêt. Et c’est à quoi les Américains réussissent par l’abondance des arguments fournis et l’originalité des moyens employés.

Les Américains excellent, d’autre part, à donner à leurs annonces une forme inattendue, amusante et vivante. Non seulement, quand il s’agit d’affiches ou de journaux, ils font si grand que, bon gré, mal gré, ils s’imposent au regard et à la mémoire ; non seulement ils ont inventé la publicité lumineuse, si largement utilisée, que, le soir, Broadway, à New-York, est couronnée de feux multicolores qui forment dans les airs une voûte flamboyante ; mais ils ont aussi, dans le détail, dans l’exécution de chaque annonce, une ingéniosité, j’allais écrire une coquetterie qui est un gage assuré de succès.

Les réclames américaines, sous quelque forme qu’elles se présentent, ont un mérite : c’est d’être visibles. Nous avons en France de charmants dessinateurs et des coloristes pleins de talent. Mais neuf fois sur dix leurs œuvres, quand elles ont la publicité pour but, manquent ce but par trop de finesse, trop de complication. En Amérique, au contraire, l’annonce peut vous heurter, vous choquer, mais elle ne passe jamais inaperçue. Ou bien vous voyez tout de suite de quoi il retourne. Ou bien, si vous ne comprenez pas, c’est qu’on veut vous intriguer et qu’on se sent capable de retenir votre curiosité.

Affiche publicitaire des premières années du XXe siècle pour la bande de pansement Velpeau
Affiche publicitaire des premières années du XXe siècle pour la bande de pansement Velpeau

Dans une intéressante étude sur cette question, M. Arren rappelait le cas de Sunny Jim, le « rayonnant Jim ». Il s’agissait de vanter l’un de ces « aliments » qu’on qualifie d’« intégraux » pour vanter leur valeur nutritive. Pour cela, une série de dessins, vraiment très amusants, débordants de verve et de fantaisie, racontaient au public l’histoire de Jim. Jim était d’abord pâle et défait. Puis il découvrait, après mainte aventure cocasse, l’aliment régénérateur. Et c’était alors l’épanouissement, le rayonnement de Jim, qui, dans ce nouvel avatar, n’était pas moins divertissant que dans le précédent. Ce personnage fictif gagna à ce jeu une popularité prodigieuse. Il était tellement entré dans les mœurs qu’on le citait au théâtre et dans les discours politiques. Son inventeur, comme bien on pense, n’y perdit rien et fit fortune en peu d’années.

La publicité ainsi comprise est un emploi très supérieur des facultés humaines. Considérez en effet le nombre des connaissances qu’elle suppose ; vous estimerez qu’elle est le métier rêvé pour un encyclopédiste. Elle est en tout cas une carrière à laquelle on se prépare soigneusement, tandis que chez nous on s’y consacre le plus souvent quand on a échoué dans une autre voie.

Les grands entrepreneurs de réclame d’outre-mer doivent connaître et connaissent la statistique, peuvent indiquer à leurs clients les possibilité de vente, n’ignorent pas les conditions propres des industries pour lesquelles ils travaillent. Ils sont maîtres en typographie, savent quels caractères, quels espaces conviennent à tel ou tel genre de réclame. Ils ont le sens de la couleur et doivent être aussi de bons psychologues.

Je ne dis pas cela pour décourager leurs confrères européens, conclut notre chroniqueur. Nous pourrons, avec de l’application, arriver au même résultat. Mais, pour parler franc, nous en sommes loin. Et nous ne soupçonnons même pas les possibilités d’avenir de cette branche nouvelle du commerce.

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