Peu de héros, réels ou imaginaires, ont obtenu une réputation aussi durable que celle dont jouit l’aventurier allemand Till l’Espiègle, ou plutôt Thyl Ulenspiegel, dont le nom signifie littéralement Miroir de Hibou —, si ce n’est Face ou Figure de Hibou. Si son nom est à l’origine du mot espiègle, son histoire, traduite en de nombreuses langues et s’affranchissant des frontières, met en scène une espèce de Jocrisse riant le premier de sa naïveté voulue, adepte de facéties grossières mais jamais immorales.
L’histoire de Till l’Espiègle, composée vraisemblablement en allemand ou en bas-allemand, ne tarda pas à être traduite en flamand, en français, en latin, en anglais, en danois, en polonais ; on n’a jamais cessé de la réimprimer depuis. Les éditions qui en ont été faites en différentes langues sont innombrables. Lappenberg, dans son D. Thomas Murners Ulenspiegel (1854), dont nous parlerons plus loin, en décrit plus de cent.
L’aventurier allemand a occupé le ciseau et le burin des artistes ; plusieurs fois ses aventures ont été transportées sur la scène ; l’imagerie populaire a reproduit ses moindres faits et gestes ; son nom a passé dans notre langue et a formé les mots espiègle — employé par Ronsard — et espièglerie ; de nombreuses publications périodiques ont paru sous son enseigne ; enfin la Pologne, l’Allemagne et la Flandre se sont disputé l’honneur de l’avoir vu naître.
Au premier, abord, il est assez difficile de saisir la raison de cette popularité. Les Aventures de Til Ulespiègle forment une série de facéties, un de ces recueils comme il en fut composé beaucoup depuis le XIIIe jusqu’au XVIe siècle. Ce qui les caractérise cependant, c’est qu’elles sont attribuées — ainsi qu’il est arrivé en Italie pour les facéties de Gonelle et d’Arlotto — à un personnage unique que l’auteur fait voyager par monts et par vaux à travers l’Allemagne, dans le seul but d’obtenir un cadre assez large pour réunir toutes les anecdotes relatives à son héros.
Et quel est cet aventurier ? Un fils de paysans, un personnage extravagant, coureur de routes et de grands chemins, bohème errant, toujours occupé à imaginer quelque tour pendable qu’il jouera au premier venu, aussi bien à ses compagnons de voyage, aux artisans qui lui donnent du travail, aux hôteliers qui l’hébergent, qu’aux prêtres de la campagne, aux évêques et aux princes qui le prennent comme valet ou qui le reçoivent à leur table.
Les facéties de Till sont plus ou moins plaisantes, plus ou moins bien racontées ; elles ne sont spirituelles que par accident ; mais toujours ou presque toujours, elles se traînent dans la grossièreté et l’ordure. Le héros n’est Till l’Espiègle — au sens français du mot espiègle — que dans de bien rares circonstances ; la plupart de ses actions sont inspirées par une méchanceté naturelle et gratuite, par des instincts pervers qui, bien loin d’exciter le rire, n’amènent que la répulsion et le dégoût. Ces tours n’ont pas même le mérite de l’originalité.
Till l’Espiègle est encore Jocrisse, mais un Jocrisse de convention qui joue son rôle en conscience et qui, dans la coulisse, est le premier à rire de sa naïveté voulue. Ce caractère — naturel ou fictif — est également bien connu du peuple ; c’est celui de Jean le Diot, de Gribouille, des badauds, innocents, pauvres d’esprits de nombre de contes populaires, qui prennent à la lettre les ordres qu’on leur donne ou les recommandations qu’on leur fait. Du reste il n’est guère de trait en ce genre attribué à Til, qui ne se retrouve dans les collections des contes populaires de Luzel, Bladé, Sébillot, Cosquin, ou dans les Contes picards de Carnoy. On ne parle ici que de la France ; mais les traditions étrangères offrent les mêmes analogies.
Ce ne serait point s’abuser que d’affirmer que les aventures de Till l’Espiègle ont dû tout leur succès à ce mélange de grossièreté et de simplicité d’esprit qui nous offusque tant à notre époque. Au temps où fut composé le livre, les facéties et les contes orduriers étaient de mode avec les récits grivois et obscènes. Les moines et les seigneurs, les « honnestes dames » elles-mêmes, se délectaient à l’ouïe de ces histoires qui correspondaient à un degré particulier de civilisation ; les novelliéristes italiens, latins et français, — surtout ceux qui composèrent des recueils de facéties —, ne faisaient que se conformer au goût général.
Aujourd’hui, ce goût s’est épuré — au moins le goût officiel — ; on ne manquerait pas de traîner le Pogge et Beroalde en cour d’assises ; on y a bien traîné naguère un éditeur du Pogge ! Boccace, Amis, Chappuis, Rabelais ne seraient plus que des pornographes, et avec eux Marguerite de Navarre, Charles le Téméraire et le dévot roi Louis XI
Les facéties grossières n’ont point perdu cependant de leur faveur autant qu’on pourrait le croire. Le goût s’en est conservé chez nos paysans et chez nos artisans. Les novelliéristes avaient emprunté au peuple l’idée et le thème de leurs récits ; ces récits sont retournés au peuple. Et maintenant encore, n’entendons-nous pas répéter ces plaisanteries frustes et grossières, tantôt en joyeuse et intime compagnie, tantôt à la fin des réunions d’hommes et des banquets, lorsque le vin qui pétille a mis chacun de bonne humeur ? Till l’Espiègle — et cela le différencie des héros des recueils italiens de facéties — n’est qu’ordurier, mais nullement grivois ni obscène. Les aventures du héros, comme le fait fort bien remarquer Jannet dans Les Aventures de Til Ulespiègle, ne sont jamais immorales.
Les critiques qui se sont occupés des Aventures de Til Ulespiègle, ayant remarqué que les facéties de Til se retrouvaient dans les recueils antérieurs des novelliéristes, en ont conclu que l’auteur de l’ouvrage allemand avait amplement puisé dans ses devanciers et ses contemporains, notamment dans les Fabliaux français, le curé Amis, le curé de Kalenberg, les Cento Novelle antiche, les Repeues franches, les Facéties de Gonella et du Poggio, Morlini, Bebelius, et pour les additions faites après 1519, le recueil de J. Pauli, Schimpf und Ernst.
Or ces facéties se retrouvent, ainsi que nous l’avons dit plus haut — et ainsi qu’il serait facile de le prouver — dans la tradition populaire non seulement de la France, mais encore de pays qui, comme la Russie méridionale, n’ont point connu les recueils des novelliéristes ; il semble possible d’affirmer qu’elles sont antérieures au mouvement littéraire du XIVe et du XVe siècles ; les écrivains précités ne firent qu’utiliser des thèmes anciens, des récits courants qu’ils n’avaient qu’à saisir et à noter au passage pour ensuite les enjoliver avec plus ou moins de grâce, suivant leur talent.
Qu’y a-t il d’étonnant à ce que les novelliéristes et les auteurs de recueils de facéties aient utilisé les mêmes récits et les mêmes traits ? Ils ne se sont pas davantage copiés que ne se copient de nos jours les recollecteurs de contes et de chansons populaires, Bladé, Luzel, Cosquin, Absjornsen, Pitré, Machado, Ortoli, Sébillot, Eugène Rolland, de Puymaigre, Millien, et tant d’autres qui, cependant, donnent les mêmes récits avec quelques simples nuances de détail.
Il est un autre argument historique que nous pourrions donner touchant cette question de l’origine du Till l’Espiègle : les divers recueils cités plus haut par les critiques, datent pour la plupart de la même époque que l’ouvrage allemand, quelques-uns mêmes lui sont postérieurs, par exemple les Cento Novelle Antiche, Bebelius, Morlini, le Recueil de J. Pauli.
Maintenant Till l’Espiègle est-il un personnage imaginaire ou réel ? Lappenberg et Jannet croient à son existence. Tout ce qu’on a pu invoquer pour soutenir cette opinion se réduit à des traditions, à des indications contenues dans des ouvrages relativement modernes, enfin à des monuments apocryphes. Les Allemands, adoptant les données du livre populaire, font naître Till à Kneitlingen et le font mourir en 1350 à Moelln, où l’on montrerait encore la pierre qui aurait recouvert son tombeau.
Mais ce monument ne remonte pas au delà du XVIIe siècle. Les Flamands le font mourir à Damme, où ils ont aussi son tombeau. D’après un érudit polonais, Ulespiègle, slave de nation, aurait été enterré dans une propriété d’un seigneur Molinski, en Pologne. Ce savant, comme le fait remarquer Jannet, n’a pas pris garde que le nom Molinski (Du Moulin), n’est qu’une traduction assez libre du nom de Moelln (mühle, moulin).
Lappenberg croit qu’un aventurier du nom de Till l’Espiègle a vécu dans la basse Saxe dans la première moitié du XIVe siècle, sorte de bouffon qui jouait des tours aux paysans et aux artisans, faisait concurrence aux fous de cour et, comme tel, poussait des pointes à l’étranger, au Danemark, en Pologne, et peut-être jusqu’à Rome. Til n’était-il pas plutôt un héros populaire, tel que Jean le Diot, Jean de l’Ours, Jean sans Peur, et vingt autres, sur le compte duquel s’accumulaient toutes les facéties courantes ?
N’est-ce pas par le même phénomène que se sont formées nombre de légendes, comme celles d’Hercule, de Gargantua, de Jean de l’Ours, et aussi les merveilleuses aventures du héros La Ramée dans les contes de chambrée ?
Ce phénomène est fort bien qualifié par Henri Gaidoz du nom de cristallisation légendaire. Le peuple a ses héros types qui, par leur caractère saillant, groupent les traits traditionnels. En France, Gargantua personnifie la gloutonnerie ; Jean de l’Ours, la force ; l’Ogre, les instincts féroces et les survivances d’anthropophagie ; Gribouille, la sottise et la simplicité d’esprit, etc. Leur histoire, écrite au XVe siècle, telle qu’on pourrait la donner en reliant les épisodes, les contes et les légendes auxquels leur nom est attaché, leur histoire n’embarrasserait-elle pas maintenant nos érudits ?
Quoi qu’il en soit, les facéties de l’Espiègle se retrouvant un peu de partout, d’abord dans les recueils antérieurs et postérieurs, puis dans la tradition populaire, ne sont pas de l’histoire ; le héros ne saurait davantage être historique. L’auteur — ou plutôt le recollecteur — des Aventures de Til Ulespiègle, n’a pas moins embarrassé les critiques. La première édition connue est écrite en haut-allemand ; elle fut imprimée à Strasbourg en 1519.
C’est cette édition qui a été reproduite en 1854 par Lappenberg avec des notes historiques, critiques et bibliographiques qui font de son livre un chef-d’œuvre d’érudition — Jannet a traduit en français l’édition de 1519 —. Lappenberg attribue cette rédaction à Thomas Murner, le célèbre cordelier, né à Strasbourg en 1475, mort vers 1533. A l’appui de cette opinion, il rapporte un témoignage, daté de 1521, qui parait concluant.
Les nombreuses négligences et le style incorrect de cette édition de 1519, ne permettent pas de croire que Thomas Murner ait été autre chose qu’un traducteur. Le célèbre cordelier a transporté en haut-allemand un ouvrage qui existait déjà en bas-allemand — peut-être dans cette édition présumée de 1483 qui est toujours restée introuvable. La préface, au reste, jette un certain jour sur cette question. « Il n’y a dans ce mien méchant écrit ni art ni subtilité, car je suis malheureusement ignorant de la langue latine, et ne suis qu’un pauvre laïque », dit l’auteur anonyme.
Cette préface est datée de l’an 1500 ; la première rédaction se trouve ainsi chronologiquement fixée. L’édition de 1483 n’aurait donc jamais existé. Voici, du reste, un autre passage qui montre que l’auteur de la préface est bien l’auteur de la première recollection : « Moi... ai été prié par plusieurs personnes de réunir et mettre par écrit, pour l’amour d’elles, ces récits et histoires... » Thomas Murner a dû se borner à traduire cette recollection de 1500 qu’il a publiée telle quelle et sans aucuns soins, ce qui se comprend fort bien d’un homme absorbé par des travaux de toutes sortes comme l’était le savant cordelier.
A la lecture, on remarque que les aventures de Til sont rangées d’après un ordre méthodique assez régulier : histoires concernant l’enfance du héros, aventures chez divers souverains, tours joués aux ecclésiastiques, aux artisans, aux paysans, aux aubergistes, enfin récits relatifs à sa mort. D’un autre côté, les renseignements géographiques, topographiques et historiques sont donnés avec une grande exactitude.
Le recollecteur de l’an 1500 connaissait donc bien l’Allemagne qu’il avait dû parcourir dans tous les sens. N’était-il pas un de ces ménestrels errants qui — comme nos jongleurs — allaient de bourg en ville raconter les aventures des héros imaginaires, ou payer l’hospitalité qu’on leur accordait généreusement, en chantant des lieds et des complaintes ?
Ainsi s’expliqueraient ces particularités que nous signalions précédemment. Dans cette hypothèse, le recenseur anonyme, n’aurait, comme autrefois les rhapsodes, que coordonné les récits circulant en Allemagne soit sur le héros Till l’Espiègle, soit sur des héros similaires. Nous remontons ainsi bien plus haut que les premières années du XVIe siècle, à une époque où n’avait encore paru aucun des recueils de facéties dans lesquels on a prétendu que l’écrivain avait puisé. Il faut toutefois en excepter Amis et Kalender cités à la fin de la préface de l’an 1500, vraisemblablement par Thomas Murner.
Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.