Célèbre chimiste, il naquit le 15 septembre 1703 à Mathieu, village du Calvados situé près de Caen. Les traditions du pays veulent que le poète François Malherbe (1555-1628) ait reçu le jour dans le même lieu ; et cette espèce de rapport avec un de nos premiers poètes excita chez le jeune Rouelle une vive émulation.
Doué d’une mémoire heureuse, d’une grande facilité à concevoir les choses et d’une sorte de soif d’instruction, il fit de brillantes études à Caen, au collège du Bois. Dans les intervalles qu’elles lui laissaient, et durant les loisirs des vacances, il manifestait un goût décidé pour la botanique et l’histoire naturelle. Ce goût le détermina, dans le choix d’un état, pour l’une des branches de la science médicale. Ce fut encore à Caen qu’il en étudia les principes, et que se développa en lui l’amour de la chimie.
L’étude pratique de cette science exige un laboratoire, des fourneaux, des vases et des instruments, que les faibles moyens pécuniaires de Rouelle ne lui permettaient pas d’acquérir. Dans son ardeur pour la manipulation, et dans son impatience de s’y livrer, il pria un chaudronnier de lui prêter sa forge ; et ce fut là qu’il établit son premier laboratoire. Bientôt l’esprit de Rouelle, si avide d’instruction, ayant épuisé toutes les ressources que pouvait lui offrir l’école de Caen, il espéra d’en trouver de nouvelles à Paris ; et la médiocrité de sa fortune ne l’arrêta point dans le projet de s’y rendre.
S’associant à deux compagnons animés d’un zèle égal pour l’étude, ils logèrent ensemble, vécurent en commun et se ménagèrent encore, dans leur vie frugale et économique, les moyens de se composer une petite bibliothèque. Dans une pareille retraite exempte de toute distraction, Rouelle eut bientôt atteint le but de son voyage à Paris, et il se mit en mesure d’opter entre les trois branches de l’art médical.
Guillaume-François Rouelle |
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Son inclination pour la chimie le portait naturellement vers la pharmacie : sa sensibilité acheva de l’y déterminer. Il entra chez un pharmacien allemand, nommé Spitzley, qui avait succédé à Lémery. La mémoire de ce savant chimiste y vivait encore et devenait un stimulant pour ceux qui travaillaient dans ce laboratoire. Il y passa sept années, remplissant le vide des travaux chimiques et pharmaceutiques par l’étude de la a botanique et de l’histoire naturelle, qui lui donnèrent occasion d’être connu de MM. de Jussieu et de mériter leur estime. Il consacrait le reste de son temps à la lecture de tous les ouvrages sur la chimie.
Enfin il s’établit à Paris comme apothicaire et commença en même temps ses cours particuliers de chimie. La réputation qu’il s’acquit mit bientôt ses cours en vogue : ils furent suivis par les Français et les étrangers les plus considérables ; et, dans le nombre des premiers, on doit distinguer le comte de Lauraguais et le marquis de Courtanvaux. La place de professeur de chimie au Jardin des Plantes étant devenue vacante en 1742, Rouelle l’obtint sur sa seule réputation, malgré les vives sollicitations de ses concurrents ; et il fut porté, deux ans après, en 1744, par l’Académie des sciences, à une place de membre adjoint.
A peine était-il entré dans cette compagnie, qu’il lui lut un excellent mémoire sur les sels neutres, dans lequel il essaya d’en présenter une division méthodique, fondée sur la théorie de leur cristallisation : il en établit six classes, d’après les caractères combinés de la forme cristalline, de la quantité d’eau de cristallisation retenue par les évaporer les dissolutions salines. L’année suivante (1745), il donna un autre mémoire sur la cristallisation du sel marin en particulier. Bien qu’il ne soit plus en rapport avec les théories modernes, ce mémoire abonde en faits intéressants et en observations ingénieuses.
En 1747, Rouelle communiqua à l’Académie ses recherches sur l’inflammation de l’huile de térébenthine par l’esprit de nitre (acide nitrique) : on connaissait depuis longtemps un procédé proposé par Olaüs Borrichius, chimiste danois, pour parvenir à ce résultat ; mais Dippel, Hoffmann, Geoffroy n’avaient pu obtenir l’inflammation qu’après avoir augmenté l’énergie de l’acide nitrique par son mélange avec une certaine quantité d’acide sulfurique. Rouelle fait connaître dans son mémoire les précautions qu’il convient de prendre pour réussir dans cette opération ; il établit même des procédés à l’aide desquels ou peut enflammer des huiles grasses.
Dans son excellent travail sur les embaumements des anciens Egyptiens, il démontre que le natrum (sous-carbonate de soude naturel) était particulièrement employé pour cette opération ; et cette connaissance, jointe à celles qu’il avait acquises en analysant les matières balsamiques (succin, bitume de Judée, etc.) qui se trouvaient dans les momies, le mit à portée de rectifier le passage d’Hérodote sur cette même matière.
Enfin, en 1754, il lut à l’Académie, dont il était devenu associé dès 1732 son dernier mémoire sur les sels acides. On peut dire que ce travail est un des plus remarquables qui aient paru sur cet objet, surtout si l’on considère quelles faibles ressources Rouelle avait à sa disposition sous le rapport de la science de l’analyse, et quelles erreurs il avait à combattre. Dès que ce mémoire eut paru, il fut en butte aux attaques d’un grand nombre de savants. Baumé se distingua parmi les adversaires de Rouelle ; on l’a même soupçonné de mauvaise fois dans cette circonstance, car il alla jusqu’à affirmer que les sels acides étaient décomposés par leur simple dissolution dans l’eau, assertion démentie par l’expérience.
Un examen long et pénible, que Rouelle fit par ordre du ministre de la guerre d’une nouvelle méthode de fabriquer et de raffiner le salpêtre lui causa un agacement nerveux qui devint le germe de la maladie dont il mourut. Cela ne l’empêcha point de s’occuper ensuite d’un travail considérable pour l’essai des monnaies d’or, travail qu’il fit avec un tel succès qu’on s’engagea de créer une place pour l’en récompenser mais on ne lui tint pas cette promesse. Enfin, sa santé empirant et le forçant de garder souvent la chambre, il ne voulut pas se mettre sur les rangs pour la place d’académicien pensionnaire qui vaqua, en 1766, par la mort de Hellot. Le même motif l’obligea, en 1768, à donner sa démission de la place de professeur démonstrateur au jardin du Roi. Enfin, il succomba le 3 août 1770.
Rouelle était d’une taille médiocre, d’une physionomie pleine de vivacité, et, quoique naturellement bon et obligeant, d’une brusquerie qui dégénérait souvent en accès de violence fort bizarres. Le baron de Grimm en rapporte plusieurs traits dans sa correspondance. Ainsi, plusieurs disciples de Rouelle, profitant de ce qu’il n’écrivait pas et ne constatait point par ses ouvrages ses droits à telles ou telles découvertes, se les approprièrent, mettant sur le compte de leur sagacité le fruit du génie et des recherches de leur maître.
« Rouelle, dit Grimm, se vengeait de leur ingratitude par les injures dont il les accablait dans ses cours publics et particuliers ; et l’on savait d’avance qu’à telle leçon il y aurait le portrait de Malouin, à telle autre le portrait de Macquer, habillés de toutes pièces. C’étaient, selon lui, des ignorantins, des barbiers, des fraters, des plagiaires. Ce dernier terme avait pris dans son esprit une signification si odieuse qu’il l’appliquait aux plus grands criminels ; et, pour exprimer, par exemple, l’horreur que lui faisait Damiens, il disait que celait un plagiaire. L’indignation des plagiats qu’il avait soufferts dégénéra enfin en manie : il se voyait toujours pillé ; et lorsqu’on traduisait les ouvrages de Pott, de Lehmann, ou de quelque autre chimiste d’Allemagne, et qu’il y trouvait des idées analogues aux siennes, il prétendait avoir été volé par ces gens-là. »
La brusquerie de Rouelle et l’impatience avec laquelle il recevait la contradiction, surtout lorsqu’il était question de chimie, lui avaient aussi attiré des désagréments aux premières époques de son établissement. L’inflexibilité de sa vertu, son amour pour la justice, d’où provenait sans doute son animadversion contre les plagiaires, lui causèrent également des chagrins, et ceux-ci, du moins, ne peuvent qu’honorer sa mémoire. « Il était, dit Grimm, d’une pétulance extrême ; ses idées étaient embrouillées et sans netteté ; il fallait un bon esprit pour le suivre et pour mettre dans ses leçons de l’ordre et de la précision. Il ne savait pas écrire, parlait avec la plus grande véhémence mais sans correction ni clarté, et il avait coutume de dire qu’il n’était pas de l’académie du beau partage. Avec tous ses défauts, ses vues étaient toujours profondes et d’un homme de génie ; mais il cherchait à les dérober à la connaissance de ses auditeurs autant que son naturel pétulant pouvait le comporter.
« Ordinairement il expliquait ses idées fort au long, et, quand il avait tout dit, il ajoutait : Mais ceci est un de mes arcanes que je ne dis à personne. Souvent un de ses élèves se levait et lui répétait à l’oreille ce qu’il venait de dire tout haut. Alors Rouelle croyait que l’élève avait découvert son arcane par sa propre sagacité et le priait de ne pas divulguer ce qu’il venait de dire et d’expliquer à deux cents personnes. Il avait une si grande habitude à s’aliéner la tête que les objets extérieurs n’existaient pas pour lui. Il se démenait comme un énergumène en parlant sur sa chaise, se renversait se cognait, donnait des coups de pied à son voisin, lui déchirait ses manchettes sans en rien savoir. Un jour, se trouvant dans un cercle où il y avait plusieurs dames, et parlant avec sa vivacité ordinaire, il défait sa jarretière, tire son bas sur son soulier, se gratte la jambe pendant quelque temps de ses deux mains, remet ensuite son bas et sa jarretière, et continue sa conversation, sans avoir le moindre soupçon de ce qu’il venait de faire.
« Dans ses cours, il avait ordinairement pour aides un de ses frères (Hilaire-Marin) et son neveu, pour faire les expériences sous les yeux de ses auditeurs ; ces aides ne s’y trouvaient pas toujours. Rouelle criait : Neveu, éternel neveu ! et l’éternel neveu ne venant point, il s’en allait lui-même dans les arrière-pièces de son laboratoire chercher les vases dont il avait besoin. Pendant cette opération il continuait la leçon comme s’il était en présence de ses auditeurs, et à son retour, il avait ordinairement achevé la démonstration commencée et rentrait en disant : Oui, messieurs. Alors on le priait de recommencer.
Explosion dans le laboratoire de Rouelle lors de l’une de ses démonstrations |
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« Un jour, étant abandonné de son frère et de son neveu et faisant seul l’expérience dont il avait besoin pour la leçon, il dit à ses auditeurs : Vous voyez bien, messieurs, ce chaudron sur ce brasier ; eh bien, si je cessais de remuer un seul instant, il s’ensuivrait une explosion qui nous ferait tous sauter en l’air ! En disant ces paroles, il ne manqua pas d’oublier de remuer, et sa prédiction fut accomplie ; l’explosion se fit avec un fracas épouvantable, cassa toutes les vitres du laboratoire, et, en un instant, deux cents auditeurs se trouvèrent éparpillés dans le jardin ; heureusement, personne ne fut blessé, parce que le plus grand effort de l’explosion avait porté par l’ouverture de la cheminée. Le démonstrateur en fut quitte pour cette cheminée et une perruque. C’est un vrai miracle que Rouelle faisant ses essais presque toujours seul, parce qu’il voulait dérober ses arcanes, même à son frère, homme fort habile, ne se soit pas fait sauter en l’air par ses inadvertances continuelles ; mais à force de recevoir sans précaution les exhalaisons les plus pernicieuses, il s’est rendu perclus de tous ses membres et a passé les dernières années de sa vie dans des souffrances terribles. »
Il y a sans doute beaucoup de vérité dans ce que Grimm rapporte de Rouelle et de son caractère ; cependant il a semble-t-il chargé le tableau. Le seul fait que Hilaire-Marin Rouelle, Darcet père, Cadet, Macquer et plusieurs autres habiles chimistes ont été formés par les leçons de Rouelle, dépose contre cette excessive défiance que Grimm lui impute. Il est vrai que son amour pour la science faisait qu’il ne pouvait en parler sans enthousiasme, que son geste s’animait à tel point qu’il lui en était resté une espèce de tic nerveux ; qu’enfin il était sujet de nombreuses distractions. Il est encore vrai que les erreurs commises dans la manipulation, et celles qu’on mettait en avant dans la discussion, l’irritaient plus qu’une insulte.
N’ayant encore d’autre laboratoire que la forge de son voisin le chaudronnier de Caen, une opération l’avait conduit assez avant dans la nuit obligé de sortir ; il laisse à un de ses frères la conduite du fourneau. Celui-ci, moins zélé pour la chimie, s’endort, et Rouelle, en rentrant, trouve le feu éteint et l’opération manquée. Saisi de fureur, il s’empare du dormeur et le chasse pour toujours de son laboratoire. En avançant en âge, il conserva son zèle, mais il le contint dans de plus justes bornes. Il devint le patron de ses jeunes parents, que le défaut de ressources attirait dans la capitale, et de ceux d’entre ses élèves qui se distinguaient par leurs talents, leur exactitude et l’honnêteté de leurs mœurs. C’est ainsi qu’il adopta en quelque sorte le savant Darcet père, qui, plus tard, et d’après son vœu, devint l’époux de sa fille unique.
La probité de Rouelle son désintéressement éclatèrent surtout dans ses fonctions d’inspecteur général de la pharmacie de l’Hôtel-Dieu ; et sa réputation à cet égard était si bien répandue en Europe que, en lui envoyant leurs enfants, les étrangers étaient assurés qu’ils se formeraient également chez lui aux sciences et à la vertu.
Quoi qu’il en soit des singularités du personnage, il ne doit pas moins être regardé comme un des hommes extraordinaires qui ont brillé dans la carrière des sciences. Avant lui, on ne connaissait de chimie en France que les principes de Lémery. Au milieu des controverses scolastiques, Rouelle jeta les fondements de sa célèbre école, créa et mit en pratique la chimie, dont Stahl n’avait fait qu’indiquer la théorie. Rouelle doit donc être regardé comme le fondateur de la chimie au sein de notre pays. S’il a eu pour disciples non seulement tout ce que la France a produit d’habiles chimistes dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais encore un grand nombre d’hommes célèbres et de mérite de toutes les classes, c’est qu’il avait, indépendamment de ses excellents principes en chimie, le secret de tous les hommes de génie, celui de faire penser.
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