LA FRANCE PITTORESQUE
10 septembre 1749 : mort de
la mathématicienne et physicienne
Émilie du Châtelet, amante de Voltaire
(D’après « Les femmes dans la science : conférence faite
au cercle Saint-Simon, le 24 février 1894 » paru en 1894,
« Mémoires de la Société des lettres, des sciences, des arts,
de l’agriculture et de l’industrie de Saint-Dizier » paru en 1892,
« La Revue hebdomadaire » paru en 1925,
« Galerie de portraits du dix-huitième siècle » (1ère série) édition de 1854
et « Revue des Deux Mondes » paru en 1845)
Publié le lundi 9 septembre 2024, par Redaction
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Sensualiste et épicurienne, formée aux disciplines scientifiques depuis son enfance, elle fut l’interlocutrice privilégiée de Voltaire, la divulgatrice de la pensée de Newton et de Leibniz, et l’auteur des Institutions de Physique ainsi que d’une Dissertation sur la nature et la propagation du feu
 

Gabrielle-Émilie naquit à Paris le 17 décembre 1706 — Capefigue affirme que, pour la rajeunir, Voltaire fit imprimer qu’elle était née en 1706, mais que l’on peut voir à la sacristie de Saint-Roch le chiffre de 1702 ; mais les archives de l’église Saint-Roch ayant été détruites en 1871, il est impossible de vérifier cette observation — de Nicolas le Tonnelier de Breteuil, baron de Preuilly, introducteur des ambassadeurs et des princes étrangers près du roi, et de Anne de Froulay, fille du comte de Froulay, maréchal des logis de la maison du roi.

Un de ses biographes nous raconte cette anecdote : « Un assez grand compas de bois, à grosse tête, mais dégarni de ses pointes, tomba sous la main de quelqu’un de la maison. On s’avisa d’habiller ce compas en poupée et de le faire servir de jouet pour la petite Émilie. L’enfant, l’ayant examiné pendant quelque temps, commença par le dépouiller, avec une sorte d’indignation ou d’impatience, des draperies importunes dont on l’avait affublé ; et après l’avoir retourné plusieurs fois entre ses mains débiles, elle vint à en découvrir l’usage ; et, comme par instinct, on la vit tracer, avec cet instrument dégradé, une figure informe, mais dans laquelle cependant on n’eut pas de peine à reconnaître un cercle, qui est, comme on sait, la figure la plus parfaite en géométrie. »

Émilie du Châtelet

Émilie du Châtelet

La première instruction de Mademoiselle de Breteuil fut soignée. Elle apprit le français et en outre le latin, l’anglais et l’italien. Madame de Genlis raconte, dans ses mémoires, que son grand-père, M. de Mézières, donna à la jeune fille les premières leçons de sciences.

Elle épousa, le 25 juin 1725, Florent-Claude du Châtelet, seigneur de Cirey. Le contrat avait été passé le 4 juin à Versailles en présence de Louis XV et de la famille royale. Le père de Florent-Claude donna à son fils, en contrat de mariage, la terre de Cirey, affermée 11 000 livres, et le régiment de Ponthieu, dont il était pourvu. Il se réserva l’usufruit du château. Nicolas de Breteuil donna 150 000 livres à sa fille. Il fut convenu que 25 000 livres entreraient en communauté, et Florent-Claude assura à sa future épouse, en douaire, dans le cas où il mourrait avant elle, 6 000 livres de rente et une demeure dans son principal château.

On a fait plus d’un portrait de madame du Châtelet, tant au physique qu’au moral, les uns peu flattés, les autres d’une extrême bienveillance. Ni pour la physionomie, ni pour l’esprit, il ne faut s’en rapporter aux silhouettes qu’ont données Mme de Créqui, sa parente, et Mme du Deffand, son ancienne amie. Ce ne sont pas des portraits, mais d’atroces exécutions dictées par la jalousie.

« Ma cousine Émilie, écrit Mme de Créqui, avait trois ou quatre ans de moins que moi, mais elle avait au moins cinq ou six pouces de plus... C’était un colosse en toutes proportions ; c’était une merveille de force et un prodige de gaucherie. Elle avait des pieds terribles et des mains formidables. Elle avait la peau comme une râpe à muscades. Enfin la belle Émilie était un vilain cent-suisse, et, pour avoir souffert que Voltaire parlât de sa beauté, il fallait que l’algèbre et la géométrie l’eussent fait devenir folle ».

Plus mordante encore est celle qui fut surnommée la méchante du Deffand. « Représentez-vous, dit-elle, une femme grande et sèche, sans hanches, la poitrine étroite,... de gros bras, de grosses jambes, des pieds énormes, une très petite tête, le visage aigu, le nez pointu, deux petits yeux vert-de-mer, le teint noir, rouge, échauffé, la bouche plate, les dents clairsemées et extrêmement gâtées. Voilà la figure de la belle Émilie, figure dont elle est si contente qu’elle n’épargne rien pour la faire valoir : frisures, pompons, pierreries, verreries, tout est à profusion. Mais, comme elle veut être belle en dépit de la nature et qu’elle veut être magnifique en dépit de la fortune, elle est souvent obligée de se passer de bas, de chemises, de mouchoirs et autres bagatelles. » Il paraît que ce portrait est extrêmement adouci. Saint-Beuve dit qu’on n’ose transcrire l’original, de peur de brûler le papier ; qu’il semble avoir été tracé par une Furie à froid qui trempe sa plume dans le vitriol.

Mme du Deffand avoue qu’Émilie avait assez d’esprit, mais que « le désir de paraître en avoie davantage lui fit préférer l’étude des sciences les plus abstraites aux connaissances agréables... Elle a voulu être princesse : elle l’est devenue, non par la grâce de Dieu ni par celle du roi, mais par la science. »

Mme de Graffigny nous la peint à la campagne, dans le parc de Cirey : « Elle a une robe d’indienne, un grand tablier de taffetas noir ; ses cheveux noirs sont très longs, ils sont relevés jusqu’au haut de la tête et bouclés comme ceux des petits enfants : cela lui sied très bien. » Latour, Maupertuis et Mme Denis, qui cependant ne l’aimait guère, nous la représentent grande, svelte, brune, un peu osseuse, avec de grands yeux rayonnants sous d’épais sourcils, un front vaste et intelligent, de l’expression, de l’harmonie dans les traits et une allure quelque peu virile.

Chez la marquise du Châtelet, les goûts masculins n’excluaient point les goûts de son sexe. Femme autant que possible, elle aimait la parure et les colifichets. Voltaire disait d’elle :

Son esprit est très philosophe
Et son cœur aime les pompons.

Formée de bonne heure au chant, à la musique, à la danse, elle était folle de fêtes, de spectacles et de plaisirs. Ame vive et facilement éprise, cœur ardent, nature enthousiaste, tempérament de feu, vivant à une époque sans scrupule et dans un monde où débordait la licence, presque toujours éloignée de son mari, pour qui elle ne ressentait d’ailleurs qu’une affection très limitée ; sans foi, par conséquent nullement protégée par le frein qu’imposent aux âmes croyantes les convictions religieuses, la marquise du Châtelet donna libre cours aux entraînements de sa nature et vécut de la vie licencieuse des cours du XVIIIe siècle.

Un des historiens les plus sérieux de Voltaire, l’abbé Maynard, a fait de la « divine Émilie » le portrait suivant : « Femme sans foi, sans mœurs, sans pudeur. Dans ses Doutes sur la religion, elle a donné les éléments de sa philosophie incrédule ; dans ses Réflexions sur le bonheur, le programme de sa morale grossièrement matérialiste ; dans toute sa vie, qui pourrait se résumer en deux mots, vingt-cinq ans d’adultère, elle a mis en rapport parfait la pratique avec la théorie. »

Et, de fait, il y a dans cette vie certains traits qui font descendre la « céleste amante » au-dessous des femmes perdues. Ainsi, lorsqu’on jouait la comédie soit à Cirey, soit à Paris ou à Lunéville, Mme du Châtelet, d’ailleurs excellente comédienne, avait soin de se réserver les rôles de poissarde. « Pour lui être agréable, dit Maynard, Voltaire trempait sa plume dans l’écritoire de Vadé et en tirait des polissonneries. » Le rôle qui avait ses préférences était celui de « mademoiselle de la Cochonnière » dans Boursouffle. Et, lorsque la scène n’était pas assez lubrique à son gré, elle y suppléait par les gestes et par des traits inventés par elle pour la circonstance.

Voltaire et Émilie du Châtelet. Peinture de Louis de Carmontelle (1750)

Voltaire et Émilie du Châtelet. Peinture de Louis de Carmontelle (1750)

Longchamp, qui fut pendant quelque temps à son service, raconte que, le lendemain de son arrivée chez la marquise, elle changea de linge en sa présence avec un sans-gêne parfait et se montra devant lui en déshabillé de statue. Comme il exprimait son étonnement à la femme de chambre, celle-ci lui dit que leur maîtresse n’avait pas l’habitude de se gêner avec ses gens, et elle l’invita à faire semblant de ne pas s’en apercevoir. Elle réclamait le secours de ses laquais lorsqu’elle était au bain, et son valet fut réprimandé pour avoir eu un instant d’hésitation. Dans des soupers licencieux avec un groupe d’amies, soit au Moulin-Rouge de Chaillot, soit dans une guinguette quelconque des environs de Paris, elle déposait son costume et jouait ainsi devant ses serviteurs. Le même Longchamp prend soin de nous dire que c’était l’usage, dans les « pique-nique » que ces dames organisaient, de regarder les serviteurs comme des automates, et que Mme du Châtelet, à l’âge de quarante ans, était encore la première à égayer ainsi la société.

Florent-Claude du Châtelet s’était marié au milieu de sa carrière militaire, et, comme il ne jouissait pas encore de la terre de Cirey, il venait ordinairement avec sa femme passer à Paris les instants de loisir que lui laissaient les mouvements de la guerre. Il habitait rue Jacob. C’est là qu’Émilie de Breteuil se lia avec Voltaire. L’époux d’Émilie partageait sur les devoirs et le rôle d’un mari l’opinion des grands seigneurs de son temps. Par délicatesse autant que par indifférence, il laissait à sa femme une entière liberté. « C’est l’homme le plus respectable et le plus estimable que je connaisse, écrivait-elle un jour à d’Argental ; et je serais la dernière des créatures si je ne le pensais pas. »

Sa première aventure se nomma le marquis de Guébriant. Abandonnée par lui, elle avait avalé une dose d’opium qui avait failli la tuer. Elle crut trouver une consolation auprès du duc de Richelieu. Toutes les femmes étaient amoureuses de lui. Pour une fois, Émilie ressembla à toutes les femmes. Elle s’aperçut très vite de son erreur. Mais de cette passade naquit une réelle amitié. « Je m’applaudis d’aimer en vous, lui écrira-t-elle plus tard, l’ami de mon amant. Ce sentiment ajouterait encore à la douceur que je trouve dans votre amitié si je ne l’avais empoisonné. Je ne pardonne pas d’avoir eu pour vous des sentiments passagers, quelque légers qu’ils aient été. Assurément le caractère de mon amitié doit réparer cette faute, et si c’est à elle que je dois la vôtre, je dirai, malgré tous mes remords : felix culpa ! »

Voltaire avait aperçu quelquefois l’aimable et studieuse enfant chez le baron de Breteuil, son père, puis il l’avait perdue de vue et il ne la retrouva qu’en 1733. C’est un nommé d’Aigueberre, écrivain d’office à la cour de Sceaux, qui se chargea de les présenter l’un à l’autre. La marquise avait alors vingt-sept ans et Voltaire en avait trente-neuf.

Les premières traces de leurs relations naissantes se trouvent dans la correspondance de Voltaire à la date du 3 juillet 1733. Il écrit de Paris à son ami Cideville : « Hier, étant à la campagne, n’ayant ni tragédie, ni opéra dans la tête, pendant que la bonne compagnie jouait aux cartes, je commençai une épître en vers dédiée à une femme très aimable et très calomniée. » Cette femme était Mme du Châtelet. Voltaire lui adressa son épître avant de partir pour Londres, et c’est seulement après ce voyage qu’ils se lièrent intimement. Le poète occupait, à cette époque, un modeste appartement rue du Long-Pont.

Un jour, Émilie du Châtelet s’entend avec son amie la duchesse de Saint-Pierre et le comte de Forcalquier, le fils du maréchal. D’un commun accord on décide d’aller surprendre l’ermite en sa solitude. Cette première apparition dut être des plus sensibles à Voltaire, car il l’a célébrée en termes émus dans une lettre où il compare ses trois visiteurs aux trois anges qui se montrèrent à Abraham. Pour cette fois, on n’accepta pas le souper qu’offrit le poète. Dans l’espoir d’être plus heureux un autre jour, Voltaire écrivait :

Ciel ! que j’entendrais s’écrier
Marianne ma cuisinière,
Si la duchesse de Saint-Pierre,
Du Châtelet et Forcalquier
Venaient souper en ma tanière !

C’était déjà l’intrigue, mais encore à demi cachée. Émilie ne tarda pas à s’aguerrir. Bientôt elle se passait du chaperonnage de ses témoins et se rendait rue du Long-Pont sans escorte. Le mariage était décidé et l’on ne songea même plus à dérober la liaison aux yeux du public ; on l’avoua sans réticence. Voltaire alla s’installer dans le château de Cirey vers le milieu de 1734. Ce fut, à dater de cette époque, la vie commune ouvertement pratiquée ; ils ne se quittèrent plus pendant quinze années consécutives. Pour le public, on présenta l’intimité comme fondée sur des rapports d’étude et sur une admiration réciproque.

Assurément l’inclination ne fut pas étrangère aux débuts de leur liaison. Ce mélange de petits soupers et de madrigaux indique le rapprochement de deux cœurs qui ne sont pas seulement épris d’un beau zèle pour la science. Il faut reconnaître toutefois que des sentiments autres que la volupté ont pu inspirer les premières démarches. Chétif, malingre, d’un physique peu avantageux, Voltaire n’était pas fait pour le rôle d’un don Juan, et surtout n’était pas homme à combler le vide laissé dans le cœur de la marquise par le brillant maréchal de Richelieu.

« Savez-vous, demandait Suard à un jeune homme, quelle est la passion caractéristique de notre époque ? — Il me semble que c’est la licence. — Non, c’est la vanité. » La vanité paraît, en effet, avoir été la passion dominante de la marquise du Châtelet. Environnée d’un monde de femmes qui toutes visaient à la science ou à la littérature, rivalisant entre elles avec une singulière ardeur, Émilie du Châtelet, qui avait le sentiment de sa supériorité, comprit qu’il lui était facile de prendre la tête du mouvement à la mode et d’éclipser ses émules.

Pouvait-elle rencontrer un meilleur compagnon d’études et un guide plus sûr que le poète à la verve éblouissante qui subjuguait alors tous les esprits ? Il y avait tout à gagner pour elle à son contact. En même temps, avec ce flair qui la distinguait, elle avait deviné en lui « l’homme du siècle » et elle espérait que l’éclat d’un nom appelé à une si haute célébrité rejaillirait sur sa propre personne.

Ces divers sentiments qui s’agitaient dans son âme ardente et vaniteuse, cette tendance à trancher de la savante, cette prétention à jouer le personnage, ce désir de partager « des lauriers qui suivaient partout Voltaire », semblent avoir été les véritables mobiles qui la poussèrent rechercher l’amitié du grand homme, puis à l’accaparer tout entière à son profit quand elle l’eut conquise, à écarter tout rival, homme ou femme, tenté de la lui ravir, enfin à tenir son ami claquemuré dans la solitude de Cirey.

Voltaire aimait la solitude, si favorable aux lettres, sa grande passion. « Mon Dieu ! écrivait-il à Cideville, que ce serait une vie délicieuse de se trouver logés ensemble trois ou quatre gens de lettres, avec des talents et point de jalousie ; de s’aimer, de vivre doucement, de cultiver son art, d’en parler et de s’éclairer mutuellement ! Je me figure que je vivrai un jour dans ce paradis. » Ce paradis, il l’avait constamment recherché, d’abord pour sa santé, qui ne s’accommodait point du bruit ni de l’atmosphère dévorante des grandes villes ; puis pour sa bourse, car il était d’une excessive ladrerie, et, dans la retraite de Cirey, à la table de la marquise, l’existence était moins coûteuse.

D’autre part, il se sentait mal à l’aise parmi la haute société. La bourgeoisie ? Il l’avait dédaignée pour devenir « le familier des princes ». La noblesse ? Il l’avait persiflée de ses mots cruels, indisposée par ses sarcasmes insolents et ses outrecuidances. Il se sentait haï de tous et gardait le souvenir cuisant de cette soirée où le chevalier de Rohan, qu’il avait raillé, le fit saisir chez Sully par deux hommes vigoureux et rouer de coups. Pour toute réparation, il n’avait obtenu que la Bastille, puis l’exil en Angleterre. Il fallait, de plus, que la solitude lui offrît un abri, non seulement pour « penser et écrire en liberté, plaisir qui lui tenait lieu de tout », dit Sainte-Beuve, mais afin qu’il pût, de loin et sans péril, cribler de ses traits acérés les victimes de sa haine et échapper aux poursuites de la police.

Cirey était admirablement placé pour cela. Loin de Paris, près de la frontière, il s’y trouvait en sûreté, et le gouvernement du roi feignit souvent d’ignorer sa présence en Champagne, ou même lui enjoignit d’y rester (Correspondance du président Bouhier, décembre 1739). Le château de Cirey présentait donc tous les avantages qu’il pouvait souhaiter : abri, solitude, science, amitié, économie, grand air. Aussi, quand la marquise du Châtelet vint le lui offrir, il en accepta avec empressement la douce hospitalité. Une fois qu’il en eut goûté, il déclara que son père, son frère, son fils, fussent-ils ministres, ne l’arracheraient pas à sa terre libre de Cirey, où il vivait caché, enseveli dans les montagnes, un pied en Lorraine et l’autre en France, « moitié en philosophe et moitié en hibou », écrit Sainte-Beuve qui hasarde le mot « amitié » ; c’est « intérêt » qu’il devait écrire.

Il trouva donc à la vie de Cirey, premièrement son intérêt personnel. Mais il est certain que, vivant avec la marquise en tête-à-tête, constamment, parmi les joies du travail, les succès de la scène, les fêtes brillantes qui s’y donnaient, en butte aux suggestions de cette femme emportée par les ardeurs de son tempérament et dénuée de tout sens moral, d’autres sentiments succédèrent, moins avouables que celui de l’étude en commun, et qu’ils ne restèrent point platoniques.

L’attachement de Voltaire pour Émilie du Châtelet n’avait rien de profond. Il en fit bon marché quand son intérêt ou ses visées politiques furent en jeu. Le jour où il la découvrit infidèle, il céda au premier mouvement d’indignation, il enfonça une porte, il brisa une porcelaine, il voulut partir au risque de faire une esclandre. Puis sa colère tomba soudain devant les considérations utilitaires. Il faisait si bon dans le château si bien capitonné de Cirey ! Mieux valait y rester après tout, même en concurrence avec Saint-Lambert.

Il y avait un troisième personnage à qui sa position ne permettait pas de demeurer étranger à cette cohabitation : c’était le mari, qui, après tout, était le maître du logis et le maître de sa femme. Mais il ne prit point ombrage de cette intimité, ce en quoi il se montra le vrai fils de son siècle.

Si la volupté ne fut pas le but exclusivement recherché par Voltaire et la marquise, la licence, comme nous l’avons insinué, ne tarda pas à se mêler à leurs relations et à s’installer sous le toit de Cirey. Malgré tous leurs efforts pour conserver à ce rapprochement étrange les dehors d’un mariage purement scientifique, il est impossible de ne pas y reconnaître un commerce adultère. Voltaire n’eut pas les fleurs du printemps de la belle Émilie. Elle avait vingt-sept ans quand il la rencontra ; et comme nous l’avons mentionné, il s’était déjà fait quelque bruit à propos de ses intimités avec le marquis de Guébriant, le duc de Richelieu et d’autres.

Caractère ombrageux, dominateur, absorbant, Émilie du Châtelet s’était attribué sur Voltaire un empire absolu. On a dit d’elle, sans doute pour justifier les faiblesses du grand homme à son égard, qu’elle était « un cœur plein d’enthousiasme, capable d’immoler son repos et sa considération uniquement pour la gloire de son ami » (Desnoiresterres) ; « qu’elle s’oubliait elle-même pour s’occuper constamment de Voltaire, de sa gloire, de ses intérêts, lui sacrifiant avec joie son temps, son esprit, sa fortune » (Colet, dans la Revue des Deux Mondes, 1845).

Si cela est vrai, si son empressement autour de Voltaire avait le dévouement pour principe, et non l’égoïsme, comme on est en droit de le penser, il faut avouer que cet empressement aboutissait à gêner considérablement les mouvements de son ami. Voltaire lui-même mandait en effet à Marmontel qu’elle était « comme une furie attachée à ses pas ». Mme Denis écrivait de son côté à Thiériot : « Il est lié de façon qu’il me paraît presque impossible qu’il puisse briser ses chaînes. » « Elle lui rend la vie un peu dure, disait Mme de Graffigny ; je le plains, le pauvre Nicomède . » Enfin, d’après Mme de Staël, qui paraît avoir trouvé le mot juste, « elle était la souveraine, et lui l’esclave » (Lettre de Msup>me de Staël à Mme du Deffand du 15 août 1747).

Tout porte à croire qu’il n’y avait pas d’exagération dans ces propos. L’obstination d’Émilie à retenir le philosophe auprès d’elle, ses démarches, ses menaces pour qu’il ne se rende point à Paris, surtout à Berlin, prouvent à l’évidence que la marquise avait la souveraineté et qu’elle en exerçait les droits.

Quelques citations nous indiqueront quelle était la vie habituelle au château. « L’un fait des vers, dit Hénault, l’autre des triangles. » Le valet de chambre, Longchamps, une venimeuse commère, constate que « Madame du Châtelet passait une grande partie de la matinée au milieu de ses livres et de ses écritures. » Mme Denis : « Non seulement Émilie travaillait le jour, mais elle passait les nuits à son secrétaire et n’entrait dans son lit qu’à cinq ou six heures du matin. » Enfin Mme de Graffigny : « Elle tourne la tête à Voltaire avec la géométrie, elle n’aime que cela. » Pourtant, la marquise faisait quelquefois une longue course aux environs, sur l’Hirondelle, sa jument favorite.

Le soir était consacré à la conversation, comme nous l’apprennent les petits vers de Voltaire :

Mais je vois venir, le soir,
Du plus haut de son aphélie
Notre astronomique Émilie,
Avec un vieux tablier noir.
Et la main d’encre encor salie ;
Elle a laissé là son compas
Et ses calculs et sa lunette.

On peut dire que Voltaire était, pour les sciences, l’élève de Mme du Châtelet, et, il faut l’avouer, un élève assez médiocre. Toujours en désaccord, sur la théorie de Leibniz, sur la théorie du feu et sur la force vive, ils ne se réconcilièrent qu’en Newton, qu’ils popularisèrent ensemble en France. Quelque part, Voltaire s’étonne, à propos de la réfraction de la lumière, de ce que le sinus, qui est la mesure de l’angle (sic), ne lui soit pas proportionnel ; ailleurs, il refuse d’admettre qu’on puisse mener d’autres lignes, entre une circonférence et le cercle tangent. Voilà l’homme qui voulait être, dit-on, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, malgré Clairaut lui disant : « Laissez les sciences à ceux qui ne peuvent pas être poètes ! »

Émilie du Châtelet. Peinture de Maurice Quentin de la Tour

Émilie du Châtelet. Peinture de Maurice Quentin de la Tour

Les deux principaux maîtres et correspondants d’Émilie du Châtelet furent Maupertuis et Clairaut, deux mathématiciens de valeur, dévoués aux doctrines de Newton. Citons aussi Jean Bernoulli, Koenig et le père Jacquier. La marquise appelait volontiers sa cour de savants les Émiliens, et se proposait d’écrire dess mémoires qu’elle aurait intitulés Emiliana.

Les travaux scientifiques de Mme du Châtelet sont au nombre de quatre principaux. L’Académie des sciences avait proposé « Le feu », comme sujet d’un de ses concours. Voltaire avait composé un mémoire, mais la marquise n’en fut pas satisfaite et résolut d’étudier à son tour la question, secrètement. Aucun des deux mémoires n’obtint le prix, parce qu’il y avait un troisième concurrent qui s’appelait Euler. « Le numéro 6, dit le rapport, est d’une dame du plus haut rang, il est rempli de vues et de faits. » « Le travail d’Émilie, dit à son tour Arago, n’est pas seulement un élégant tableau de toutes les propriétés connues alors des physiciens : on y remarquait encore divers projets d’expériences, une entre autres qu’Herschel a fécondée. » Dans son Mémoire sur le feu, la marquise y soutient que la chaleur et la lumière ont la même cause.

Le second ouvrage s’appelle Institutions de physique. Nous retrouverons le mot pris dans son sens étymologique de fondements ou de principes. Le livre est dédié par Mme du Châtelet à son fils. « J’ai toujours pensé que le devoir le plus sacré des hommes était de donner à leurs enfants une éducation qui les empêchât dans un âge plus avancé de regretter leur jeunesse, qui est le seul temps où l’on puisse véritablement s’instruire ; vous êtes, mon cher fils, dans cet âge heureux où l’esprit commence à penser et dans lequel le cœur n’a pas encore des passions assez vives pour le troubler. » La physique positive n’était pas encore découverte. La marquise exposait la philosophie de Leibniz et dissertait sur le temps, l’espace et la force.

Faut-il mesurer la force par le produit de la masse et de la vitesse ou par le produit de la masse et du carré de la vitesse ? Cette discussion entre la quantité de mouvement et la force vive divisait les bons esprits : d’un côté, Descartes, Newton et en sous-ordre Voltaire ; de l’autre, toute l’École de Leibniz et d’Émilie du Châtelet. Certains effets dépendent de la première expression, mais les plus importants dépendent de la seconde, en particulier le travail mécanique. L’avenir devait donner raison à la marquise : dans le monde physique, la quantité de matière et la quantité de force vive sont permanentes et ne font que se transformer.

On appelait philosophie naturelle au XVIIe et au XVIIIe siècles, l’étude physique, mécanique et mathématique de la nature. Dans le livre de Newton, intitulé Principes de la philosophie naturelle, resplendissent les deux plus grandes découvertes du génie humain . le principe de l’attraction universelle qui règle l’équilibre et le mouvement des astres et des atomes, et le principe des fluxions ou du calcul des infiniment grands et des infiniment petits. Le livre des Principes, comme on dit pour abréger, n’a que cinq cents pages, d’une synthèse géométrique très serrée. Pour traduire ce livre du latin, comme l’a fait Émilie du Châtelet, il fallait le comprendre à fond pour le faire comprendre aux autres. Cette traduction ne parut qu’en 1759, dix ans après la mort de la marquise.

Celle-ci reconstitua, d’après les idées de Clairaut, le travail primitif de Newton et l’intitula : Solutions analytiques des principaux problèmes du système du monde. Elle composait chaque chapitre, dont elle faisait tous les calculs, puis le soumettait à la révision de Clairaut.

Mlle Delaunay, scientifique elle aussi, raille dans ses mémoires la savante Émilie, alors à la petite cour de Sceaux. « Elle fait actuellement la revue de ses Principes : c’est un exercice qu’elle réitère chaque année, sans quoi ils pourraient s’échapper et même s’en aller si loin qu’elle n’en retrouverait pas un seul. Je crois bien que sa tête est pour eux une maison de force et non pas le lieu de leur naissance. »

Émilie du Châtelet laissa quelques menus écrits et sa correspondance. Le petit Traité du bonheur est sec et positif. Les conditions nécessaires et suffisantes sont énoncées d’abord, puis démontrées par ordre. Voici deux citations assez piquantes : « Nous n’avons rien à faire en ce monde qu’à nous procurer des sensations agréables » ; et ailleurs : « À l’égard des malades, des cacochymes que tout incommode, ils ont d’autres espèces de bonheur : avoir bien chaud, bien digérer leur poulet, aller à la garde-robe est une jouissance pour eux. » Son ton s’élève pourtant, lorsqu’elle célèbre les bienfaits de l’étude, pour les femmes surtout : « Quand, par hasard, il s’en trouve quelqu’une née avec une âme assez élevée, il ne lui reste que l’étude pour la consoler de toutes les exclusions et de toutes les dépendances auxquelles elle se trouve condamnée par état. »

Les Lettres de Madame du Châtelet furent publiées par Asse, avec une préface, des notes et des index. On y voit avec quelle passion la marquise cherchait à s’instruire auprès de tous les savants compétents. Enfin le petit écrit intitulé Preuves de l’existence de Dieu est un exposé des preuves classiques. La marquise est déiste, mais elle est aussi sensualiste et épicurienne.

Très intellectuelle et très sensuelle, elle avait ce fond de sécheresse des esprits affranchis dont une haute situation ou l’orgueil de la naissance renforce le sentiment de leur supériorité. Dure envers ses inférieurs, prenant devant ses valets des libertés qui leur témoignaient crûment qu’une femme de sa caste ne les tenait point pour des hommes, elle s’imposait à son monde par sa valeur et ses talents bien plus que par son amabilité et ses prévenances. Elle n’était attentive à plaire qu’à ceux qui l’intéressaient vivement ; mais elle pouvait être une amie sûre et dévouée.

La raison la gouvernait en tout, sauf en amour : du moins elle le croyait. Elle se punissait de la gourmandise en s’obligeant à des diètes rigoureuses. Ces jours-là elle dînait de mathématiques et soupait de philosophie. « J’ai un tempérament de feu, écrivait-elle : je passe la matinée à me noyer de liquides. » Cette femme savante, admirablement douée pour les sciences, était cependant très femme, aussi passionnée de colifichets et de plaisirs que d’études abstraites. On l’appelait lady Newton ; mais que Newton eût été surpris d’avoir une pareille lady : joueuse enragée, danseuse infatigable, chanteuse et comédienne, elle est toute dans ces vers que Voltaire prêta généreusement à Mme de Boufflers et que Musset s’est peut-être rappelés quand il composa son sonnet : « Il faut dans ce bas monde aimer beaucoup de choses... »

Tout lui plaît, tout convient à son vaste génie :
Les livres, les bijoux, le compas, les pompons,
Les vers, les diamants, le biribi, l’optique,
L’algèbre, les soupers, le latin, les jupons,
L’opéra, les procès, le bal et la physique.

Elle était aussi ambitieuse de renommée que Voltaire lui-même. « On ne s’avoue pas toujours le désir vague de faire parler de soi quand on ne sera plus ; mais il est toujours au fond de notre cœur », disait-elle. En revanche, ils différaient sur quelques points assez importants : elle avait peu de fantaisie, n’aimait pas beaucoup les vers et surtout apportait dans l’amour, avec un caractère impérieux, autant de passion que Voltaire, avec sa mobilité nerveuse, y mettait d’esprit.

Les deux amants ne vivaient pas toujours en parfaite intelligence. Voltaire était capricieux et boudeur ; Émilie, absorbante et autoritaire. Des querelles éclataient pour un verre de vin du Rhin qu’il désirait boire ou pour un habit qu’il refusait de changer. Mais quand ils en venaient aux propos vifs, ils parlaient en anglais. Quelquefois cependant Voltaire excédé n’avait pas le temps de recourir à la langue anglaise, comme le jour où, devant la maréchale de Luxembourg, à table, il saisit son couteau et cria : « Ne me regarde pas tant avec ces yeux hagards et louches ! » Il est vrai que le sujet de la dispute était grave : il s’agissait de vers. Mme du Châtelet affectait souvent pour les vers le dédain qui n’est pas rare chez les esprits scientifiques.

Les hôtes du château de Cirey allaient de temps en temps faire leur cou au roi Stanislas. Lunéville était alors le Versailles de la Lorraine : la marquise de Boufflers était la Pompadour du lieu ; elle avait choisi ses courtisans dans les lettres, et comptait parmi ses poètes Jean-François de Saint-Lambert et le comte de Tressan. Émilie du Châtelet, malgré toute sa philosophie, se laissa prendre aux madrigaux de Saint-Lambert. Elle avait quarante-deux ans, le soleil des beaux jours allait se coucher pour elle : comment ne pas chercher un peu de lumière encore quand le dernier rayon s’affaiblit et s’éteint ?

Elle rejeta toutes les guenilles de la philosophie pour saisie d’une main imprudente l’écharpe de flamme de la volupté, et paya cet amour de sa vie. Elle délaissa Voltaire en 1746 et, trois ans plus tard, donna un enfant à Saint-Lambert, accouchant d’une gille le 4 septembre 1749, dans le palais même du roi Stanislas. Ne prévoyant pas la douloureuse issue de cet événement, Voltaire l’annonce fort gaiement au comte d’Argental : « Mme du Châtelet, cette nuit, en griffonnant son Newton, s’est sentie un petit besoin. Elle a appelé une femme de chambre qui n’a eu que le temps de tendre son tablier et de recevoir une petite fille qu’on a portée dans son berceau. La mère a arrangé ses papiers, s’est remise au lit, et tout cela dort comme un liron à l’heure que je vous parle. »

Voltaire annonçait la même nouvelle à peu près dans les mêmes termes à l’abbé de Voisenon : « Mme du Châtelet, étant cette nuit à son secrétaire, selon sa louable coutume, a dit : Mais je sens quelque chose ! Ce quelque chose était une petite fille qui est venue au monde sur-le-champ. On l’a mise sur un livre de géométrie qui s’est trouvé là, et la mère est allée se coucher. »

Quatre jours après sa délivrance, Émilie du Châtelet n’éprouvait qu’une extrême faiblesse, mais pas de souffrance. La chaleur était très forte et l’incommodait ; la fièvre de lait qui survint augmenta ce malaise ; elle demanda à boire de l’orgeat à la glace ; sa garde-malade s’y opposa ; elle insista et voulut être obéie, mais à peine en eut-elle bu un grand verre que sa tête devint brûlante et que tous ses membres furent engourdis. Le médecin du roi de Pologne accourut, jugea le cas très grave et demanda de s’adjoindre les meilleurs médecins de Nancy.

Après deux jours d’étouffements et de suffocations, on parvint à rappeler à la vie Émilie du Châtelet. Elle paraissait hors de dangers et reposait doucement. C’était le 10 septembre. Voltaire et le marquis du Châtelet quittèrent quelques instants la malde pour aller souper chez la marquise de Boufflers. Saint-Lambert et Mlle Duthil — dame de compagnie qui avait jadis été fort attaché à Émilie — restèrent auprès d’elle ; Saint-Lambert s’était approché de son lit, et ils avaient échangé de tendres paroles ; puis, craignant de la fatiguer et s’apercevant que le sommeil la gagnait, le poète alla s’asseoir à quelque distance.

Dix minutes plus tard, une sorte de râle s’échappa de la bouche de la malade ; Mlle Duthil et Saint-Lambert accoururent, la soulevèrent sur son séant, lui firent respirer des sels ; ils croyaient qu’elle s’était évanouie : tous les secours furent impuissants, elle était morte.

Les deniers mots qu’elle avait prononcés avaient été des paroles d’amour à celui qu’elle avait tant aimé. Voltaire et le marquis du Châtelet, qu’on se hâta de prévenir, se précipitèrent dans la chambre suivis de tous les convives consternés. Voltaire et Saint-Lambert passèrent une partie de la nuit auprès de ce corps inanimé ; on ne pouvait les arracher à ce funèbre spectacle. Voltaire surtout était profondément ému ; quand il sortit de la chambre, égaré, hors de lui, il gagna la porte du château et alla se heurter contre l’escalier extérieur. Sa tête frappa sur le pavé. Un domestique et Saint-Lambert vinrent à lui ; en reconnaissant ce dernier, il lui dit en sanglotant : « Ah ! c’est vous qui me l’avez tuée ! »

Émilie du Châtelet fut inhumée dans la chapelle du palais du roi Stanislas ; on lui fit de magnifiques funérailles. La cour, le monde des sciences et des lettres, s’émurent de la fin prématurée. Clairaut, son ami et son maître, la pleura longtemps, et porta son deuil. Quelques jours après cette mort, Voltaire, ramené à Cirey, écrivit à d’Argental de ses lieux qu’elle avait embellis pour lui, et dont désormais elle était pour toujours absente :

« Je ne sais, mon adorable ami, combien de jours nous resterons encore dans cette maison que l’amitié avait embellie, et qui est devenue pour moi un objet d’horreur. Je remplis un devoir bien triste, et j’ai vu des choses bien funestes... Je meurs dans ce château... j’y remplis mon devoir avec le mari et avec le fils. Il n’y a rien de si douloureux que ce que j’ai vu depuis trois mois, et qui s’est terminé par la mort... Je ne crains ma mon affliction ; je ne fuis point ce qui me parle d’elle. J’aime Cirey ; je ne pourrais pas supporter Lunéville, où je l’ai perdue d’une manière plus funeste que vous ne pensez ; mais les lieux qu’elle embellissait me sont chers. Je n’ai point perdu une maîtresse, j’ai perdu la moitié de moi-même, une âme pour qui la mienne était faite, un ami de vingt ans que j’avais vu naître. Le père le plus tendre n’aime pas autrement sa fille unique. J’aime à en retrouver partout l’idée ; j’aime à en parler à son mari, à son fils ; enfin les douleurs ne se ressemblent point, et voilà comme la mienne est faite. Comptez que mon état est bien étrange... Je viens de lire des matériaux immenses de Mme du Châtelet qui m’effraient. Comment pouvait-elle pleurer, avec cela, à nos tragédies ? C’était le génie de Leibniz avec de la sensibilité. Ah ! mon cher ami, on ne sait pas quelle perte on a faire ! »

L’appartement que Voltaire occupait à Cirey fut démeublé ; il ne resta plus que les murs de cette galerie et de ce cabinet de travail où chaque jour elle s’asseyait auprès de lui, inspirant ses ouvrages et lui donnant des conseils. La douleur de Voltaire fut très vive pendant plusieurs mois ; sa santé, déjà si faible, s’en ressentit ; mais le temps, les distractions de Paris, l’amour du travail et de la gloire, adoucirent ses regrets. Il conserva toujours pour elle un profond sentiment de reconnaissance et d’affection, et chaque fois qu’il en parla dans ses écrits, ce fut avec respect et enthousiasme.

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