S’il fut question, au lendemain de la Révolution française, d’élever place de la Bastille un monument commémoratif à la place de la vieille forteresse, c’est Napoléon qui opta en 1810 pour le projet d’y dresser un éléphant, dont l’Empire n’accouchera pas et auquel on préférera une colonne « des immortelles journées » de juillet 1830
De graves préoccupations ajournant le projet d’implantation d’un monument en lieu et place de la défunte prison, Napoléon le reprit et voulut y ériger l’Arc de Triomphe de la Grande-Armée, avant que l’Institut ne l’en dissuadât : dans une lettre écrite de Saint-Cloud le 9 mai 1806 à Champagny — ministre de l’Intérieur de 1804 à 1807 —, Napoléon explique qu’ « après toutes les difficultés qu’il y a à placer l’Arc de Triomphe sur la place de la Bastille, (il consent) qu’il soit placé du côté de la grille de Chaillot, à l’Étoile, sauf à remplacer l’Arc de Triomphe sur la place de la Bastille par une belle fontaine, pareille à celle qu’on va établir sur la place de la Concorde. »
La pensée de l’empereur se précise dans le décret du 9 février 1810 : « Il sera élevé sur la place de la Bastille, une fontaine de la forme d’un éléphant en bronze, fondu avec les canons pris sur les Espagnols insurgés ; cet éléphant sera chargé d’une tour et sera tel que s’en servaient les anciens ; l’eau jaillira de sa trompe. Les mesures seront prises de manière que cet éléphant soit terminé et découvert au plus tard le 2 décembre 1811. » Napoléon ignorait, semble-t-il, le projet de Ribart en 1758 : « L’éléphant triomphal, grand kiosque à la gloire du roi (Louis XV) ».
La fontaine de l’éléphant de la Bastille : projet d’Alavoine |
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Faut-il penser, avec Gourlier, que « lors de son entrée à Berlin, il aurait été frappé d’une pendule composée sur ce motif, et placée dans le cabinet du roi de Prusse ? » Il est plus naturel de voir dans ce monument un souvenir de la campagne d’Orient, une allusion à des rêves de conquêtes aux Indes, et une réminiscence classique. Voici, à ce sujet, une autre lettre de Napoléon, en date du 21 décembre 1808 : « Monsieur Cretet (ministre de l’Intérieur de 1807 à 1809, posa la première pierre de la fontaine, le 2 décembre 1808), j’ai vu par les journaux que vous avez posé la première pierre de la fontaine de la Bastille. Je suppose que l’éléphant sera au milieu d’un vaste bassin rempli d’eau, qu’il sera très beau et dans de telles dimensions qu’on pourra entrer dans la tour qu’il portera. Qu’on voie comme les anciens les plaçaient et de quelle manière ils se servaient des éléphants. Envoyez-moi le plan de cette fontaine. » Il recommande ensuite que les architectes « se mettent d’accord avec les antiquaires et les savants ».
A l’Institut, les avis étaient divisés sur ce nouveau projet. Denon l’approuvait, Fontaine le combattait. Les travaux furent cependant commencés dès 1806, sous la direction de l’architecte Cellérier. Alavoine, qui le remplaça en 1808, s’adjoignit le sculpteur Pierre-Charles Bridan et lui fit exécuter en plâtre un modèle de l’éléphant, qui mesurait 50 pieds de long et 45 de haut. Un décret du 24 février 1811 ordonna d’employer au monument les canons pris dans la campagne de Friedland. On allait entreprendre la fonte, quand survint la Restauration. L’éléphant, emblème impérial, fut aussitôt condamné. Le 4 juillet 1815, le ministre de l’Intérieur ordonna à Alavoine de suspendre les travaux, et à Bridan de lui soumettre de nouveaux projets pour l’embellissement de la place de la Bastille, devenue place Saint-Antoine. Bridan proposa successivement :
1. L’enlèvement d’Europe par Jupiter, entourés de l’Amour, qui les conduit, et d’un triton, qui annonce aux habitants de la mer leur bonheur.
2. Latone, avec ses deux enfants, changeant des paysans en grenouilles, pour l’avoir empêchée de se désaltérer.
3. Sa Majesté Louis XVIII, sur son trône, distribuant des couronnes et des récompenses aux sciences, à l’industrie et au commerce.
Il y avait encore onze autres projets de ce genre. Le ministre les refusa l’un après l’autre. Alavoine fit, de son côté, trente et un plans ou projets, qui ne surent pas mieux plaire, et finit par proposer de reprendre l’éléphant. Si on l’exécutait, disait-il, non plus en bronze, mais en cuivre repoussé, « à l’instar du quadrige de Berlin », le devis total monterait à la somme de 389 716 fr. 16, sur lesquels 91 000 francs étaient déjà dépensés. Le ministre refusa encore et, le 7 décembre 1825, abandonna la fontaine à la Ville de Paris, à charge d’achèvement. De Chabrol, préfet de la Seine, accepta, car il avait son idée, qui était d’élever une statue de Paris, entourée de six vaisseaux et de six fleuves. On réduisit des crédits : il supprima les vaisseaux et se contenta de quatre fleuves. Pradier fut chargé d’exécuter le Rhône, Roman la Garonne, Petitot la Seine et Nanteuil la Loire. Quatremère de Quincy dirigeait l’ensemble. Alavoine restait l’architecte. Le 5 juin 1830, la maçonnerie fut adjugée. Un mois après, la révolution de Juillet remettait tout en question.
Après la chute des Bourbons, les souvenirs de Napoléon redevinrent de mode, et avec eux l’éléphant. Le ministre du Commerce, d’Argout, s’y intéressait particulièrement. Le préfet, les ministres, le roi recevaient en sa faveur des lettres pressantes ; elles émanaient, pour la plupart, d’un sieur Hervier, qui se disait artiste peintre, élève de feu David et de l’Académie royale des Beaux-Arts. Il avait exposé au Salon de 1833 un projet de sa composition, et prétendait l’exécuter par une souscription nationale volontaire de 50 centimes et au-dessous.
« Un tel monument, lisons-nous dans son prospectus, sera loin d’être stérile ; il concourra au bonheur de tous... Que l’aspect de la place mémorable, sur laquelle il repose encore inachevé, s’anime d’un noble et pur enthousiasme. A ce tableau éclairé par le pur flambeau de la concorde, Français ! votre coeur palpitera d’un noble orgueil. » Vient ensuite la description du monument : « Sur le front du colosse se trouve une étoile de quinze pieds de circonférence éclairée par le gaz ; elle ferait jaillir la lumière pendant la nuit, et, alternativement avec le dieu du jour, présiderait à la conservation de nos institutions constitutionnelles. » Tour à tour lyrique, sublime, ému, au bout de dix pages l’auteur conclut par cette véhémente apostrophe : « Et toi, colossal représentant de la noble et puissante union des Français, majestueux géant de la création que nous voulons laisser à la postérité, comme l’ambassadeur de 1830, préside à jamais à ce sentiment sacré ! » L’enthousiasme du citoyen Hervier ne trouva pas d’écho. Le 20 mars 1833, une loi ordonna d’ériger sur la place de la Bastille une colonne commémorative des immortelles journées. Alavoine était encore l’architecte ; il exécuta tous les plans, mais il mourut à l’œuvre, le 14 novembre 1834. Instruit par son exemple, Duc, son successeur, poussa les travaux avec une telle activité qu’il les acheva avant la révolution suivante.
Inauguration de la colonne de la Bastille le 28 juillet 1840 |
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Inspirée par la colonne Trajane, celle de la Bastille fut inaugurée le 28 juillet 1840. Son fût en bronze, sur lequel sont gravés les noms des 504 victimes des journées de juillet 1830, est surmonté d’une statue dorée, le Génie de la liberté, œuvre d’Augustin Dumont. Le soubassement de la colonne abrite les restes des victimes de juillet 1830 auxquels ont été ajoutées celles des journées de février 1848 qui menèrent au départ de Louis-Philippe et à la naissance de la IIe République.
Cependant, depuis 1814, l’éléphant modèle en plâtre (installé sur l’emplacement du futur Opéra) attendait qu’on décidât de son sort. Victor Hugo place dans ses flancs une des scènes des Misérables. D’après les guides du temps, cet édifice faisait l’admiration des provinciaux de passage à Paris. Mais il ne plaisait guère aux propriétaires voisins, qui lui reprochaient de servir d’asile aux voleurs. Pour mettre un terme à leurs plaintes, M. de Chabrol nomma un gardien de l’éléphant.
Ce fonctionnaire, qui s’appelait Levasseur, touchait 800 francs par an. Après la révolution de 1830, il s’empressa d’écrire au préfet du nouveau régime : « Monsieur le Préfet, permettez à un citoyen qui s’est distingué dans les journées de juillet 1830, notamment en préservant le monument de l’éléphant de la place Saint-Antoine de l’incendie qui aurait pu endommager les quartiers environnants, de faire valoir près de vous, Monsieur le Préfet, ses dix-neuf années dans les travaux publics pendant lesquelles il a été blessé au doigt annulaire de la main droite. » Cette lettre se termine par une demande de pension. Levasseur ne reçut pas de réponse. Il eut du moins, paraît-il, la consolation de garder l’éléphant une quinzaine d’années encore, jusqu’au 19 juin 1846, date à laquelle le Préfet en ordonna la démolition, parce qu’il menaçait ruine et qu’il ne servait plus que de refuge aux rats du canal Saint-Martin. Au mois de septembre suivant, il n’en restait plus trace. La vente des matériaux rapporta 3 883 fr. 50.
Si l’on conserva si longtemps le modèle de l’éléphant, c’est qu’on ne renonça jamais à l’achever. On lui cherchait seulement une place. En octobre 1839, Visconti indiqua l’Esplanade des Invalides. En 1840, Huyot, membre de l’Institut, proposa le sommet de l’Arc de Triomphe. Le 13 août 1841, le Conseil municipal choisit la barrière du Trône. Le projet fut renvoyé à une commission ; il n’en est pas encore revenu. Qui peut dire qu’on n’en reparlera pas un jour ?
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