Au début du XXe siècle, un chroniqueur du Petit Journal se penche sur le traitement de faveur octroyé aux orgues de barbarie, en ce sens qu’une loi de 1866 autorise de reproduire sur lui tous les airs connus et inconnus sans payer le moindre droit aux auteurs de ces airs, les boîtes à musique, les serinettes et les pianos mécaniques notamment, jouissant du même privilège
L’orgue de Barbarie présente cette première singularité que personne ne saurait dire au juste d’où vient ce nom de Barbarie. Les étymologistes, c’est-à-dire les gens qui tiennent absolument à savoir quelle est l’origine de chaque mot de notre langue, n’ont pu se mettre d’accord sur ce point qui n’a d’ailleurs de l’importance que pour eux. D’après les uns, on aurait entendu indiquer par là, que c’est un instrument grossier. Ne dit-on pas siècle de barbarie, quand on veut parler d’un siècle où régnait la grossièreté des mœurs ? D’après les autres, Barbarie ne serait autre chose que le nom, un peu altéré, de Barberi, fabricants d’instruments de musique de Modène, à qui l’on attribue l’invention de l’orgue à manivelle.
Sans avoir la prétention de trancher la question, nous ferons remarquer que les mots « à la façon de Barbari » se trouvent dans le refrain de beaucoup de vieilles chansons et que Bérenger s’en est servi, comme terme de moquerie, dans une de ses chansons parue en 1820, et dans laquelle il raille plaisamment le préfet de police d’alors d’avoir interdit les sociétés chantantes connues sous le nom de goguettes. On serait donc fondé à soutenir que ceux qui ont baptisé l’orgue mécanique du nom d’orgue de Barbarie, ont voulu dire qu’il jouait à la façon de Barbari, c’est-à-dire d’une façon grotesque.
Autre singularité qui étonnera certainement, c’est que l’on peut reproduire sur l’orgue de Barbarie tous les airs connus et inconnus sans payer le moindre droit aux auteurs de ces airs. L’orgue de Barbarie partage d’ailleurs ce privilège avec les boîtes à musique, les serinettes, les pianos mécaniques, etc., explique notre journaliste : dans les premières années du XXe siècle, on plaide sur la question de savoir si les phonographes peuvent revendiquer la même impunité.
Mais pourquoi, dira-t-on, alors qu’il est interdit de reproduire, au moyen de la gravure ou de l’impression, un morceau de musique, si l’on n’a pas obtenu l’autorisation de l’auteur ou de ses ayant-droits, pourquoi ne pas exiger une autorisation semblable lorsque le morceau est littéralement reproduit, non plus sur du papier, mais sur un cylindre piqué ou sur un carton perforé ? De bonnes raisons à donner pour justifier cette différence, il n’y en a pas. Voici dans quelles circonstances, généralement peu connues, elle a été établie.
Vers 1865, le gouvernement français était en train de négocier un traité de commerce avec la Suisse. Les traités de commerce étaient alors en faveur, et l’empereur, comme ses ministres, attachaient le plus grand prix au succès des négociations. Tout allait bien, sauf un point sur lequel les Suisses se montraient intraitables : la question des boites à musique et ces orgues de Barbarie. La Suisse, qui compte tant d’horlogers habiles, excelle dans la fabrication des boîtes à musique de toute sorte qui constitue sous des formes variées, un des produits les plus importants de son industrie et qui occupe de nombreux ouvriers à Genève, Sainte-Croix, Tenfenthal, etc.
Or, notre Cour de cassation avait déclaré solennellement qu’il y avait un délit de contrefaçon punissable de pénalités et de dommages-intérêts dans le fait de reproduire un morceau de musique sur un instrument quelconque, si l’on n’y avait pas été autorisé. Cela était terriblement gênant pour les fabricants suisses d’instruments mécaniques, car le paiement de droits d’auteur, en renchérissant leurs produits, en eût considérablement restreint la vente.
Les plénipotentiaires suisses insistèrent tant, menacèrent tellement de tout rompre que le gouvernement impérial finit par céder. Il fit, en conséquence, voter par le Corps législatif, puis par le Sénat, un projet de loi qui devint la loi du 16 mai 1866, d’après laquelle « la fabrication et la vente des instruments servant à reproduire mécaniquement des airs de musique qui sont du domaine privé, ne constituent pas le fait de contrefaçon musicale prévu et puni par la loi du 19 juillet 1793, combinée avec les articles 425 et suivants du Code pénal. »
Cela n’alla point tout seul devant le Sénat. Mérimée fut nommé rapporteur, et il conclut au rejet, au nom de la commission sénatoriale à qui le projet apparaissait comme une atteinte à l’inviolabilité de la propriété, dont le Sénat était le gardien, suivant la Constitution. Ce fut un des cas très rares où le Sénat de l’Empire eût montré des velléités de résistance. Merimée, d’ordinaire si sceptique et si indifférent, s’était tellement passionné pour cette question qu’il en entretient son inconnue à qui il écrit un jour : « Je vais retourner à Paris pour foudroyer de mon éloquence la loi des serinettes, dont je suis le rapporteur. »
Comme bien l’on pense, Mérimée n’eut point le dessus et, depuis 1866, l’orgue de Barbarie et tous les instruments mécaniques sont entièrement libres de prendre dans les œuvres musicales les morceaux qui leur conviennent ; ils choisissent naturellement ceux qui sont le plus en vogue.
Tout en reconnaissant que la loi de 1866 a été un coup de force législatif sur lequel il serait bien difficile de revenir maintenant, nous devons constater qu’elle a contribué à donner un large essor à la fabrication des instruments de musique mécaniques dans notre pays. Le public parisien, du commencement du XIXe siècle, était.
Emerveillé d’entendre, sur les grands boulevards, de petits pianos portatifs de deux ou trois octaves mis mécaniquement en mouvement par des petits Savoyards. Nous avons vu, depuis 1866, des orgues de haute taille, réunissant tous les éléments d’un orchestre et promenés dans les rues, sur un chariot traîné par un cheval. Les spectacles forains, les manèges emploient ces -instruments gigantesques et ;assourdissants.
Non seulement nous avons eu les pianos automatiques, mais encore des appareils qui, actionnés par une manivelle, remplacent sur les pianos ordinaires le doigté du pianiste et attaquent les touches du clavier.
Mais, si perfectionnés que puissent être les instruments mécaniques, nous ne croyons pas que l’on puisse sérieusement redouter qu’ils supplantent un jour les pianos ordinaires, comme la machine à écrire est en train de supplanter les calligraphes. L’art musical a son domaine fait de sentiment, de grâce et de nuances, qui restera toujours fermé au machinisme, et l’amateur, dont tout le talent se borne .à tourner une manivelle, n’égalera jamais le virtuose qui éveille la mélodie sous ses doigts intelligents et habiles. Les artistes peuvent donc, sans en concevoir de trop vives alarmes, assister aux progrès des instruments mécaniques ; ils n’ont rien à en redouter.
Un orgue de Barbarie neuf coûte de 100 à 300 francs. On voit que pour exercer le métier de joueur d’orgue, il faut une certaine mise de fonds, même pour acheter un orgue d’occasion. Aussi, beaucoup de ces industriels ambulants ne sont-ils que locataires des instruments dont ils se servent. Ce métier est, du reste, parfois assez fructueux pour qu’il se cède moyennant rétribution, comme un fonds de commerce. On nous raconte, ces temps-ci, que dans la banlieue de Paris un joueur d’orgue, connu de tout un quartier où il venait se faire entendre à jour fixe avait, étant sur le point de se retirer des affaires, présenté et recommandé son successeur à ses clients, c’est-à-dire à ses donateurs habituels.
L’orgue de Barbarie a acquis une certaine notoriété dans l’histoire des crimes célèbres. On-se rappelle l’assassinat de Fualdès qui eut un si grand retentissement 1827. Les débats révélèrent que, pendant que les assassins entraînaient leur victime dans la maison Bancal, un joueur de vielle et un joueur d’orgue, soudoyés par eux, couvraient de leurs airs les plus bruyants les cris d’appel du malheureux Fualdès.
Le fait –suivant, qui s’est passé durant la douloureuse guerre de 1870-1871, est, au contraire, tout à l’honneur de l’orgue de Barbarie. Une vingtaine de francs-tireurs, qui avaient eu leur clairon tué dans une escarmouche contre un détachement de Bavarois, s’étaient adjoint, pour le remplacer, un joueur d’orgue qu’ils avaient rencontré sur leur route et les faisait marcher au son de la Marseillaise. Lors d’une nouvelle rencontre avec l’ennemi, les francs-tireurs se postèrent derrière un tertre sur lequel le joueur d’orgue s’était placé, à genoux derrière son instrument dont il tournait la manivelle avec frénésie.
Les Bavarois, que le bruit de la fusillade empêchait d’entendre l’orgue, croyaient avoir affaire à une mitrailleuse quelconque et le visaient comme une cible. L’orgue tomba bientôt brisé en morceaux ; le pauvre diable qui en jouait tomba en même temps, frappé à mort. Les francs-tireurs, qui étaient vingt contre mille, avaient pu, grâce à lui, battre en retraite à travers champs. Les Bavarois, en s’avançant, constatèrent, honteux et confus, que ce qu’ils avaient pris pour un formidable engin de guerre, n’était qu’un misérable orgue de Barbarie.
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