LA FRANCE PITTORESQUE
16 novembre 1793 : à Nantes,
l’infâme Carrier fait noyer 90 prêtres
réfractaires dans la Loire
(Source : Le Point)
Publié le jeudi 14 novembre 2024, par Redaction
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Mandaté par la Convention nationale pour briser la révolte vendéenne par tous les moyens, Jean-Baptiste Carrier invente la noyade en masse et met au point la « déportation verticale » dans le fleuve, l’objectif étant d’éliminer rapidement et à moindres frais des condamnés trop nombreux...
 

Pour se faire la main, l’envoyé de Paris, chargé de mettre fin à la révolte vendéenne par tous les moyens, commence avec 90 prêtres réfractaires emprisonnés à Nantes. Il demande à son bras armé, l’adjudant général Guillaume Lamberty, et à ses hommes, la compagnie Marat, de les noyer dans la Loire, le « fleuve républicain ».

C’est ainsi que, le 16 novembre 1793, à la nuit tombée, la femme Pichot voit débarquer, dans son auberge de la Sécherie, Lamberty, son adjoint Fouquet et quelques hommes à la mine patibulaire. Ce n’est pas la première fois qu’ils viennent. Voilà quelques jours, ils ont demandé aux menuisiers de Baudet d’installer des trappes au fond de gabares, des péniches à fond plat. Bizarre ! Mais la femme Pichot n’est pas née de la dernière pluie. Elle se doute que cette activité a un rapport avec les prêtres réfractaires enfermés dans la galiote ancrée à proximité, La Gloire. Ne serait-ce pas pour les noyer ? Mais elle se garde d’en parler, ne voulant pas subir les foudres révolutionnaires, comme on dit.

Jean-Baptiste Carrier. Gravure réalisée d'après un dessin de François Bonneville (1794)

Jean-Baptiste Carrier. Gravure réalisée d’après un dessin de François Bonneville (1794)

Machiavélisme
Ces prêtres emprisonnés sont au nombre de 90. Pour certains, cela fait plusieurs mois qu’ils ont été arrêtés pour avoir refusé de prêter le serment de la constitution civile du clergé. Le 25 octobre, le Comité révolutionnaire de Nantes les a fait emmener dans une prison flottante, La Gloire, ancrée devant la Sécherie. Le plan de Lamberty, on l’a compris, est de faire transférer les malheureux sur les gabares modifiées qui seront coulées au milieu du fleuve. La veille, le 15 novembre, il a demandé au commandant chargé de la surveillance des prêtres de supprimer toute garde cette nuit-là afin qu’il n’y ait pas de témoins de la noyade. Il fait même preuve d’un machiavélisme admirable en faisant croire aux prisonniers qu’ils seront emmenés la nuit suivante au château de la Musse et leur recommande donc de déposer entre les mains du commandant tous leurs objets précieux qui leur seront rendus une fois arrivés dans leur nouvelle prison.

Après avoir bu un coup chez la femme Pichot, Lamberty et sa clique montent à bord de la gabare trafiquée pour rejoindre la galiote-prison. S’attendant à être transférés, les prêtres ne s’alarment pas outre mesure en les voyant arriver. Ils obéissent sagement quand on leur demande de monter deux par deux sur le pont. Ils sont fouillés, dépouillés des objets de valeur conservés sur eux. On leur demande même de retirer leurs vêtements et leurs chaussures. Ils sont alors liés à deux, puis jetés à l’intérieur de la gabare. Le transfert se fait dans le calme. Les prêtres ne se doutent pas du sort funeste qui les attend. Il n’y a que le curé de Machecoul qui s’inquiète en voyant sur le fond du bateau des pierres plates et blanches cachant des trous. Voyant de l’eau s’infiltrer, il conseille à ses voisins de se donner l’absolution l’un à l’autre. Ainsi font-ils.

Témoignage accablant
Une fois le transfert achevé, Lamberty et ses hommes embarquent sur un bachot (un canot) puis coupent les amarres de la gabarre que la marée descendante entraîne. Quand l’étrange convoi passe devant la batterie flottante de la Samaritaine, le canonnier Vailly, en faction, leur fait signe de s’arrêter. Voici son témoignage accablant : « Environ minuit et demi, huit particuliers de moi inconnus se sont approchés du bord dudit ponton montés sur un canot ; je les ai hélés et, au mot de qui vive, il m’a été répondu : Commandant, nous allons à bord. En effet, ils se sont approchés et m’ont demandé la liberté de passer avec un gabareau, qu’ils me dirent être chargé de 90 brigands, que j’ai su depuis être 90 prêtres. Je leur ai répondu que la consigne qui m’était donnée était de ne laisser passer aucun bâtiment, que l’on ne m’apparaisse d’ordre supérieur. Sur ma réponse, l’un de ces individus, nommé Fouquet, me menaça de me couper en morceaux, parce que, ajouta-t-il, lui et sa troupe étaient autorisés à passer partout sans qu’on pût les arrêter. Je leur demandai à voir leurs pouvoirs, ils obéirent et me présentèrent un ordre conçu à peu près en ces termes, et signé Carrier, représentant du peuple : Permis aux citoyens Fouquet et Lamberty de passer partout ou besoin sera avec un gabareau chargé de brigands, sans que personne puisse les interrompre ni troubler dans ce transport. »

Les noyades de Nantes en 1793, par Joseph Aubert (1882)

Les noyades de Nantes en 1793. Peinture de Joseph Aubert (1882)

Puis le canonnier Vailly poursuit : « Muni de l’ordre du représentant Carrier que Fouquet et Lamberty venaient de me présenter, je ne crus pas devoir insister davantage ; en conséquence, les particuliers montant le canot et le gabareau contenant les individus passèrent sous la batterie du ponton où j’étais en faction, et un quart d’heure après, j’entendis les plus grands cris partir du côté des bateaux qui venaient de se séparer de moi et, à la faveur du silence de la nuit, j’entendis parfaitement que les cris de ceux que j’avais entendus auparavant étaient ceux des individus renfermés dans le gabareau, que l’on faisait périr de la façon la plus féroce. Je réveillai mes camarades du poste, lesquels, étant sur le pont, ont entendu les mêmes cris, jusqu’à l’instant où tout fut englouti. »

Trois prêtres s’échappent
Le canonnier a tout entendu, mais n’a rien vu. Effectivement, la gabare poursuit sa descente du fleuve, dépasse les villages de Trentemoult et Chantenay. Lamberty attend l’endroit idoine pour agir. Le voici, juste avant l’île Cheviré. La profondeur est suffisante pour engloutir la péniche. Il fait signe à ses hommes de défoncer ses sabords à coups de marteau. L’eau envahit la cale, où les prêtres, commençant à se rendre compte qu’ils vont bientôt rencontrer le Créateur, se mettent à hurler de désespoir, à supplier pour qu’on leur porte secours. Un des bourreaux a l’idée de leur faire une bonne blague, il grimpe sur le chaland en train de couler pour faire semblant de vider l’eau au moyen d’une poêle à châtaignes percée de trous. Que c’est amusant ! Mais les prêtres, qui ont déjà de l’eau à mi-cuisse, ne goûtent pas la plaisanterie. L’affreux plaisantin rejoint ses compagnons dans la barque, qui s’éloigne pour éviter d’être entraînée par le remous du chaland. Bientôt, les cris s’évanouissent. Le calme est revenu sur la Loire. Dieu accueille les siens avec de grandes serviettes de bain.

Lamberty demande alors à ses hommes de ramer jusqu’à l’endroit où la gabare a coulé pour vérifier l’absence de survivants. Il a raison, car plusieurs malheureux, encore liés deux par deux, sont parvenus à s’échapper de leur prison. Ils luttent désespérément pour éviter la noyade. Mais quelques coups de rame bien placés les amènent vite à la raison. Bientôt, les flots du fleuve ont retrouvé leur calme. Lamberty ricane, content de son oeuvre de mort. Les noyeurs regagnent la rive, où chacun rentre chez soi satisfait du devoir accompli. Voilà 90 corbeaux, ennemis de la République, qui ne coûteront plus cher à nourrir. Quant à Lamberty, il file prévenir Carrier de l’efficacité de la méthode.

Pourtant, le lendemain, on apprend que trois prêtres ont réussi à filer dans le noir après s’être détachés. L’un a été repêché et les deux autres ont atteint la rive. Tous trois ont trouvé refuge sur un navire, ancré à proximité, L’Imposant. Aussitôt, Carrier les réclame au capitaine pour les faire noyer le soir même. Les malheureux n’ont gagné qu’un jour de vie. Pourtant, un prêtre a survécu au massacre, il s’agit de l’abbé Julien Landeau, curé de Saint-Lyphard. Mal ficelé, il avait réussi à détacher ses liens l’unissant à un vieux moine. Échappant aux coups de rame, ils s’étaient éclipsés dans la nuit.

Un unique survivant
Mais le moine est vieux et gras. Bientôt, il est à bout de forces. Malgré ses efforts, le curé est incapable de le sauver de la noyade. Le voilà seul. Il est sur le point, à son tour, de se noyer quand il parvient à attirer l’attention d’une barque. Les bateliers le hissent à bord, mais le déposent aussitôt sur la rive de peur d’être dénoncés à Carrier. Défaillant de froid, de faim et de fatigue, Landeau trouve refuge dans une chaumière compatissante. Mais avant l’aube, il lui faut partir pour ne pas mettre en danger ses hôtes. Déguisé en maraîcher, équipé d’un panier plein de légumes, il rallie Nantes en sabots. Une femme de son pays lui offre l’asile le temps que son frère, paludier à Guérande, vienne le chercher. C’est le seul survivant du massacre des 90 curés.

Les noyades de Nantes, 1793. Gravure de Maurand réalisée d'après le dessin d'Hippolyte de la Charlerie (1827–1867) et extraite de La Révolution française par Jules Janin (1862)

Les noyades de Nantes, 1793. Gravure de Maurand réalisée d’après le dessin d’Hippolyte
de la Charlerie (1827–1867) et extraite de La Révolution française par Jules Janin (1862)

Au cours des jours suivants, de nombreux cadavres sont repêchés sur les berges de la Loire. Ils ont pu s’échapper par les sabords trop grands ouverts, ou bien le chaland s’est brisé contre un banc de sable. C’est embêtant, car la rumeur de l’affreuse noyade se répand dans Nantes. Mais Carrier peut se rassurer, car nul n’ose s’en insurger de peur des conséquences. Il reste une dernière chose à faire à Lamberty et à ses hommes : récupérer les biens des prêtres restés à bord de leur prison et qu’ils n’ont pas pu emporter la nuit du crime.

Le lendemain, ils vont chercher La Gloire pour l’amarrer au quai d’un nommé Sourisseau et entreprennent de la vider dans son entrepôt. Ils décident de se partager le trésor arraché aux prêtres quelques jours plus tard. Mais l’un d’entre eux, le nommé Foucaud, revient en catimini pour tout embarquer sur des charrettes et... disparaître. Prévenu, Lamberty est fou de rage de voir ainsi le butin lui échapper. Environ 40 000 francs, dit-on. Une fortune à l’époque. En guise de dédommagement, Carrier lui donne la galiote, sur laquelle il organisera quelques jours plus tard un grand dîner pour fêter la mort des prêtres. Certains invités n’hésitant pas à enfiler des soutanes et perruques oubliées dans un coin.

La méthode de la « déportation verticale » a prouvé, malgré quelques imperfections, son efficacité. Jean-Baptiste Carrier décide de l’appliquer à grande échelle pour se débarrasser des milliers de Vendéens qui encombrent la prison de la ville. Entre les derniers jours de 1793 et février 1794, de 1 800 à 4 800 victimes disparaissent dans la Loire.

Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos
Le Point

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