Longtemps, la renommée conserva dans la région le souvenir de la fête et des largesses du marquis de Brunoy, jusqu’à ce que les années fissent silence sur la cérémonie extravagante qui avait accompagné la bénédiction d’une cloche de Combs-la-Ville, l’inscription portée sur celle-ci rappelant l’année : 1767. Le son fugitif d’une cloche, emporté par le vent, voilà ce qui peut faire penser au marquis de Brunoy alors fraîchement marié à une « petite d’Escars » de dix-sept printemps à peine.
Combs-la-Ville. C’est un charmant pays bâti sur la crête du coteau de l’Yerres, au-dessus d’une vallée immense, délicieuse à ravir, avec des bois ombreux sur les fonds de la rivière, des vignes étagées sur les pentes, des vergers, des plaines sur le plateau, des villas de tous côtés, quelques villages ça et là, dans le fond Brie-Comte-Robert avec sa belle église, dont la flèche élancée pointe dans l’extrême horizon.
Aux jours d’été, nous rapporte au XIXe siècle le chroniqueur G.& Lroy, le panorama est admirable ; la vue, séduite par tant de charmes, ne sait plus où s’arrêter, où se fixer, dans la contemplation d’un paysage dont elle ne peut se lasser ni se rassasier. Le chemin de fer a merveilleusement contribué à la transformation de ce pays, autrefois peu fréquenté, et que rien, si ce n’est son site, ne distinguait de la plupart de nos villages briards. Les villas, les maisons de campagne qui se pressent de toutes parts, les usines substituées aux moulins de l’ancien temps, ont remplacé les habitations rustiques, couvertes de chaumes, groupées autour d’une église sans caractère et qui constituaient la paroisse de l’ancien régime. La population a presque doublé, les parisiens y viennent en villégiature. Le dimanche, dans les beaux jours, le pays a un air de fête comme tous les villages de la banlieue de Paris. Les ancêtres, étonnés de tant de changement, n’en pourraient croire leurs yeux.
Villa Notre-Dame à Combs-la-Ville |
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Un jour, cependant, au mois de juin 1767, Combs-la-Ville, bien modeste alors, bien rustique, sans villas, sans maisons bourgeoises, sans propriétés rivalisant d’élégance, avait une animation, un entrain, une joie, qu’il revit rarement depuis. De tous les villages d’alentour, la population endimanchée, belle de ses plus beaux atours, les femmes et les filles, en déshabillés aux voyantes couleurs, avec leurs bonnets de grand-mères, à ailettes de dentelles, qui dataient du temps des Valois, étaient accourues pour prendre leur part des réjouissances, dont le bruit, longtemps annoncé d’avance et gagnant de proche en proche, s’était répandu dans toute la contrée, depuis Soisy-sous-Etiolles, Draveil, Champrosay, Brunoy, jusqu’au-delà de Brie, de Coubert, de Moissy et de Réau. La belle journée que c’était et qu’il était étrange de voir tous ces bons habitants, circulant par bandes nombreuses dans tous les chemins sillonnant la plaine, au milieu des moissons, qui promettaient une maturité prochaine.
Quelle attraction avait donc mis tout ce monde en mouvement, causé toute cette animation, excité tant de curiosité ? Rien autre chose que le baptême d’une cloche. Mais quel baptême ! Le marquis de Brunoy et sa jeune épouse, une Pérusse d’Escars, s’il vous plaît, mariés de quelques jours, en pleine lune de miel, allaient le présider ! Le marquis de Brunoy, Armand-Louis-Joseph-Paris de Montmartel : sait-on bien tout ce que ce nom évoquait de richesse, de splendeur, d’élégance, d’originalité et de folie aussi. Brunoy, malgré plus d’un siècle écoulé, malgré la Révolution, malgré nombre d’événements, en conserve encore le souvenir.
Le bruit des excentricités du marquis défrayait Paris et la Cour, l’Europe même ne s’en désintéressait pas. Les gazetiers ne cessaient de redire ses folies, on ne s’abordait plus qu’en se demandant quelles extravagances nouvelles il avait faites. Inutile d’ajouter qu’il faisait le désespoir de sa famille, qui projetait son interdiction. Alors, on songea de le marier. Le marquis qui vit dans cet acte solennel de son existence, une autre occasion d’accroître son renom de libertin, d’ivrogne, de dissipateur, de renégat des convenances et des préjugés, voulut bien consentir d’accepter la main d’une charmante enfant, une fiancée de dix-sept ans, de la plus vieille noblesse de France, une d’Escars, dont les aïeux s’étaient illustrés aux Croisades, à Bouvines et sur tous les champs de bataille dont l’enjeu avait été l’honneur et l’unité de la France. Une d’Escars, au marquis de Brunoy, fils de financiers parvenus, qui, en guise de parchemins, montraient cent millions en louis d’or !
Momentanément, à peine la durée des premiers quartiers de la lune de miel, le jeune Paris de Montmartel suspendit sa vie de débauches et d’extravagances. Il fit mine de rompre avec ses amis, les maçons, les terrassiers, les cochers, les jardiniers, les valets, les cuisiniers de sa maison, avec lesquels, foulant aux pieds son marquisat, il avait si souvent roulé sous la table après une nuit d’orgie. Son père en était mort de chagrin, sa mère se consumait misérablement. On l’avait donc marié, dans la pensée que les charmes de sa jeune épouse, une existence nouvelle, la vie de famille, son rang dans la société et à la cour qu’il reprendrait, le détourneraient à jamais des crapuleuses extravagances qui lui étaient familières. Il promit tout ce qu’on voulut.
Convié, dans les jours qui suivirent son mariage, à patronner la bénédiction de la cloche de Combs-la-Ville, une des paroisses de son marquisat, il avait accepté et promis de payer les frais de la fête, qu’il voulut splendide, copieuse, complète, pour qu’on en parlât longtemps à plusieurs lieues à la ronde. La cérémonie religieuse rappellerait celles de Brunoy, qu’il organisait avec si grand luxe et tant de dépenses. Il s’y entendait, puisqu’une de ses principales excentricités, la manie des choses d’Eglise, le portait à cumuler presque les fonctions de sacristain, de chantre et de curé de sa paroisse. Et sa journée lui semblait complète, quand il la terminait en rivalisant à vider les chopines avec ces mêmes chantres et sacristains dont il avait usurpé les prérogatives à la messe et aux vêpres.
« A toi, gros chantre, ce dernier gobelet ! A toi, maigre sacristain, cette dernière chopine ! » Il ne manquait à la partie que le fossoyeur, pour enterrer ces intrépides buveurs, quand ils avaient roulé tous les trois sous la table, où ils dormaient comme des compères jusqu’au lendemain. La popularité du roy d’Yvetot, ce buveur intrépide, n’allait pas à la cheville de celle du marquis de Brunoy.
Combs-la-Ville : En bateau sur l’Yerres |
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Combs-la-Ville n’était plus reconnaissable. On avait mis en coupes déréglées tous les bois du voisinage pour orner ses rues et ses carrefours. Les maisons disparaissaient sous le feuillage, des arbres entiers avaient été transplantés, des guirlandes couraient partout, d’immenses sapins décoraient la porte des cabarets. Le clocher semblait une pyramide de verdure, l’église avait l’air d’être perdue dans une forêt. Un arc de triomphe décorait l’entrée du village, étalant en bonne place ces mauvais vers :
Pourquoi cet air de fête ? Ne le sais-tu, ma foy ? Non ! — C’est Combs-la-Ville qui s’apprête A recevoir dignement Brunoy ! |
L’enseigne d’un cabaret avait été remplacée par ce distique, pas trop mauvais pour une production du crû :
Des festons, de la verdure, Comme aux réceptions du Roy. Amis, faisons vie qui dure, Et buvons au marquis de Brunoy ! |
Les rues n’étaient pas assez spacieuses pour contenir la foule qui s’y pressait, accourue des quatre points cardinaux, à plusieurs lieues à la ronde, pour voir et acclamer le marquis, qui avait promis — nous avions oublié de le dire — de régaler tout le monde. Les apprêts du festin, dressé dans une immense pièce de terre avoisinant le pays, n’étaient pas la moindre curiosité de la fête. Des files de tables qui n’en finissaient plus, s’allongeaient dans tous les sens. Tous les marmitons de la contrée, plus ou moins habiles à secouer les casseroles ou à tourner la broche, avaient été mis en réquisition. Les cuisines étaient établies en plein vent, comme des feux de bivouacs. Des rangées de futailles étaient alignées de distance en distance comme des escadrons en bataille.
L’heure de la cérémonie était arrivée et M. le marquis n’apparaissait pas. N’allait-il point venir, était-ce une nouvelle excentricité ajoutée à tant d’autres ? Dans l’église, le curé entouré de nombreux confrères, d’une légion de chantres, d’un bataillon d’enfants de choeur, de sacristains et de bedeaux, se mourait d’impatience. Il contemplait d’un regard tantôt courroucé, tantôt morne, son église si bien décorée, la nouvelle cloche suspendue à l’entrée du choeur, enrubannée, couverte de dentelles, et qui n’attendait que ses nobles parrain et marraine pour faire entendre ses premiers sons. Il regardait d’un air consterné les nombreux cierges de l’autel, qui se consumaient inutilement, en répandant un goût de suif rance et de mèches fumeuses.
Au dehors, la foule tendait le cou dans la direction de Brunoy, et les narines vers le champ du festin, d’où s’échappaient des fumets annonçant que les rôts étaient à point. Tout-à-coup, voilà qu’un tumulte éclate, des cris immenses se font entendre, on court, on se bouscule. « C’est lui ! Le voilà ! Vive M.nbsp ;le marquis ! » L’arrivée du roi de France n’aurait pas excité plus d’enthousiasme. Le marquis et la marquise de Brunoy faisaient leur entrée dans Combs-la-Ville, installés dans un superbe carrosse attelé de six chevaux, montés par des postillons en livrée, faisant claquer leurs fouets. Des piqueurs précédaient et fermaient la marche, sonnant d’éclatantes fanfares qui se perdaient dans le bruit des vivats.
C’était un couple délicieux que ces jeunes mariés, beaux comme des amours de Boucher, élégants et gracieux dans des costumes de cour à la dernière mode. Cette petite d’Escars, dix-sept printemps à peine, un bouton de rose qui s’entrouvrait, répondait avec une grâce charmante aux acclamations et aux hommages qu’elle recevait. Elle était vraiment heureuse en ce beau jour, et reportait la plus grosse part de son bonheur à son mari, qui, lui aussi, s’épanouissait de cette réception des bons villageois. « Merci, mes amis ! C’est assez ! Le curé nous attend et le festin aussi ! »
Mais il fallut subir la harangue du syndic du village, la présentation des corporations, des laboureurs, des vignerons, des bergers, des bûcherons. Les jeunes filles présentèrent un bouquet à la marquise, avec un compliment où il était question d’hyménée, d’amour, d’heureuse union, de gages de tendresse et de beaux enfants. Hélas ! Hélas ! la pauvre marquise dut en rêver plus tard, quand, délaissée par son indigne mari, elle se trouva seule avec son désespoir et son rêve perdu.
Abandonner une reine de beauté comme cette noble fille de la race des d’Escars, pour aller se souiller avec une gotton de cabaret, c’était une autre extravagance dont l’incurable marquis se réservait la joie, quelques jours après la fête de Combs-la-Ville. Qu’on ne s’étonne plus de l’interdiction projetée par sa famille !
Enfin, le Marquis, tenant du doigt l’adorable Marquise, pénètre dans l’église. Tout le choeur entonne vêpres avec un tel entrain que les voûtes et les vitres en tremblent. La foule fait chorus d’une telle façon, qu’à la fin de la cérémonie le curé avait perdu le nord avec le peu de latin qu’il savait. Par une habitude qu’il avait peine à dominer, le Marquis se retenait à quatre pour ne pas battre la mesure en avant du lutrin, où le bataillon des chantres était massé.
L’odeur des cierges, de l’encens que les thuriféraires prodiguaient, la chaleur, toutes sortes d’odeurs exhalées par les assistants, rendaient l’atmosphère insupportable. Le maître d’école, qui jouait du serpent, faillit tomber d’apoplexie. Seule, la jeune marquise soutint son rôle jusqu’à la fin, recueillie, pieuse comme un ange dont elle avait la figure, extatique comme une madone dont elle avait le port et l’onction. Quand la cloche tinta au moment de sa bénédiction, toute retenue cessa dans l’auditoire. La foule éclata, une poussée se fit, chacun comprenait que l’instant du dîner était arrivé. Il s’en fallut de peu que le marquis, qui commençait à étouffer dans son habit d’apparat, ne s’écria : « Curé, c’en est assez, allons dîner ! Ne sais-tu qu’un dîner réchauffé ne valut jamais rien ! »
La sortie se fit dans un désordre complet. La pauvre petite marquise, dont son mari ne paraissait plus s’occuper, fut à grand peine retirée de la foule, dans laquelle elle avait manqué d’être écrasée. Les dragées tombèrent de toutes parts, comme si un nuage de grêle crevait sur Combs-la-Ville. « Vive Monsieur le Marquis ! Vive Madame la Marquise ! » C’était inénarrable.
Le festin fut pris d’assaut. En un clin d’oeil les tables furent combles, et les monceaux de victuailles qu’on y apporta disparurent dans les estomacs des convives, comme si elles avaient été englouties dans des gouffres. On ne peut compter les ragoûts, les fricassées, les quartiers de mouton, de veau, les volailles, les pâtés, les tourtes, les tartes, qui parurent et disparurent. « Mes amis, criait le marquis, qui commençait à s’échauffer, buvez, mangez, votre joie fait mon bonheur ! » La bouche pleine des convives les empêcha d’acclamer ces bonnes paroles comme elles le méritaient.
La marquise étonnée, qui ne s’était jamais trouvée en pareille compagnie, commençait à regarder son mari avec inquiétude. Une nouvelle grêle de dragées accompagna le dessert. A la nuit, les mâchoires fonctionnaient encore, mais les bancs commençaient à se dégarnir, pas mal de convives ayant glissé discrètement sous la table. Le héros de la fête qui les contemplait d’un oeil attendri, semblait envier leur bonheur. A la faveur d’une lueur de raison, le marquis comprit, aux yeux suppliants de sa femme, qu’il fallait suspendre la ripaille. Les acclamations de l’arrivée recommencèrent au départ et se continuèrent longtemps dans la direction de Brunoy, où les parrain et marraine repartirent dans leur pompeux équipage, avec la même escorte et les mêmes fanfares.
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