En même temps que Charlemagne arrêtait l’invasion des barbares, il essayait de rendre à l’empire sur lequel s’étendait son pouvoir le goût des lettres et des sciences, et de faire jaillir quelques purs rayons de lumière au sein du profond déclin marquant le nord de l’Europe depuis la chute de l’empire romain
Bien que ses efforts n’aient pas obtenu de considérables résultats, et que l’influence littéraire, qu’il avait tenté de fonder, se soit perdue au milieu de ces luttes et de ces agitations dans lesquelles sa lignée s’est éteinte, cependant il faut reconnaître que ces travaux de l’esprit, qu’il a encouragés et de son exemple et de ses récompenses, forment une des plus nobles portions de sa gloire. Ils donnent à son époque un caractère élevé et pour ainsi dire tout moderne.
Cette première renaissance, qui précéda de huit siècles celle qui a définitivement inspiré les littératures modernes, rappelle lointainement par ses études les grands siècles littéraires ; et les noms d’Alcuin, d’Éginhard, de Clément d’Irlande, de Théodulfe, de Leidrade, qui forment un savant cortège à celui de l’empereur d’Occident, méritent quelques respects du moins pour leur zèle, sinon pour l’utilité réelle de leurs recherches. Toutefois leurs études ne furent pas complètement infructueuses ; et si elles manquent de cette unité, de ce but formel qu’elles ont dans l’histoire de l’intelligence moderne, elles présentent cependant un caractère de sérieuse érudition, d’attentive application, qui atteste un progrès certain dans les esprits dont elles établissent nettement la direction. C’est la théologie qui occupe alors le premier rang, c’est elle qui excite les plus vives discussions, et l’empereur d’Occident se plaît à prendre une active part aux débats que font naître les questions de controverse religieuse. C’était là le côté vivant et passionné de la littérature de ce temps, si l’on peut employer cette expression.
Fondation de l’École palatine par Charlemagne
L’étude des langues latine et grecque, seules véritablement littéraires à cette époque, tirait lentement de l’oubli les élégances de l’antiquité et multipliait dans les monastères les copies des œuvres les plus remarquables du passé. Mais le côté le plus sérieux de ce mouvement intellectuel fut la fondation des écoles nombreuses que Charlemagne établit dans tout l’empire et jusque parmi les Saxons, qu’il voulait civiliser à la fois par la religion et par l’éducation. L’Anglo-Saxon Alcuin et l’Irlandais Clément secondèrent ou plutôt réalisèrent avec courage et intelligence les intentions de l’empereur : ils imitèrent son ardeur pour le rétablissement des écoles dans les villes épiscopales et les grands monastères, et de toutes parts s’élevèrent ces centres d’études d’où sortirent les hommes célèbres des siècles suivants. Dès lors les élèves remplissent les écoles de Ferrières dans le Gâtinais, de Fulde dans le diocèse de Mayence, de Reichenau dans celui de Constance, d’Aniane dans le Languedoc, de Saint-Wandrille en Normandie.
L’école établie par Charlemagne dans son palais d’Aix-la-Chapelle, et dirigée par Alcuin lui-même, devint le modèle de toutes celles qui furent ensuite fondées. On y enseignait la grammaire, la jurisprudence, la poésie, l’astronomie, l’histoire naturelle, la chronologie, l’explication des saintes Écritures, la révision des manuscrits sacrés et profanes, enfin la musique, ou plutôt le chant religieux. Charlemagne, qui à trente-deux ans avait commencé son éducation et par l’énergie de sa volonté était devenu un des hommes les plus savants de son siècle après Alcuin, fut toujours l’un des plus assidus élèves de l’École du palais, et ceux qui désiraient lui plaire devaient en suivre les leçons avec zèle.
Il marchait à grands pas dans la voie intellectuelle qu’il s’était ouverte, et il exigeait que les hommes de son siècle l’y suivissent avec un égal empressement. Il animait chacun de son exemple, se montrait dans l’étude actif, infatigable aussi bien que dans ses guerres ; sur toutes matières il recevait les enseignements d’Alcuin, qui continuait l’éducation impériale qu’avait commencée Pierre Pisan, et, au milieu des incessantes agitations de sa vie militaire et politique, Charlemagne trouvait le temps d’éclairer son esprit et de donner à tous par ses progrès l’exemple de l’étude. La nuit il se levait soit pour écrire sur ses tablettes, soit pour se livrer aux recherches astronomiques ; le jour il assistait régulièrement à cette sorte d’académie, de société littéraire formée dans son propre palais, et parfois la présidait sous le nom poétique de David, du roi-poète, qu’il avait pris dans son naïf amour de la science et des lettres.
Charlemagne visitant une école
Lorsque, après être allé combattre et soumettre les Saxons au fond de l’Allemagne, il revenait à Aix-la-Chapelle, sa première visite était pour l’École du palais. Chacun alors subissait ses questions : il s’informait des progrès accomplis durant son absence ; et lorsqu’ils ne lui semblaient pas suffisants, quand il remarquait quelque négligence dans les études, son mécontentement éclatait en amers reproches. Eginhard, son secrétaire et l’historien de sa vie, raconte un de ces sévères examens, qui prouvent tout l’intérêt que l’empereur d’Occident portait aux écoles qu’il avait
fondées dans les Gaules.
Au retour d’une expédition, Charlemagne alla visiter des enfants de diverses conditions, dont il avait confié l’éducation au savant Irlandais Clément, et voulut qu’ils lui montrassent leurs lettres et leurs vers. S’étant aperçu que, comptant sans doute sur les privilèges de leur rang, les plus nobles de ces élèves avaient négligé l’enseignement qu’on leur donnait, tandis que les plus pauvres présentaient des œuvres au-dessus de toute espérance, confites dans tous les assaisonnements de la sagesse, ajoute le biographe, le monarque fit ranger les uns et les autres autour de lui.
S’ adressant alors à ceux qui avaient le mieux répondu à ses désirs : « Mille grâces, mes fils, leur dit-il, de ce que vous vous êtes appliqués de tout votre pouvoir à travailler selon mes ordres et pour votre bien. Maintenant efforcez-vous d’atteindre à la perfection, je vous récompenserai et toujours vous serez honorables à mes yeux. » Puis se tournant, en leur jetant un regard de colère, vers les élèves qui avaient trompé sa confiance : « Vous autres, nobles, continua-t-il, fiers de votre naissance, vous avez négligé mes ordres et votre gloire et l’étude des lettres, vous vous êtes livrés à la mollesse, au jeu et à la paresse ; par le Roi du ciel ! je ne me soucie guère de votre noblesse, et tenez ceci pour dit, que, si vous ne réparez par un zèle vigilant votre négligence passée, vous n’obtiendrez jamais rien de Charles. »
Charlemagne apportait une même sollicitude à tout ce qui pouvait hâter les progrès intellectuels dans les Gaules ; il montrait pour la musique le goût naturel que le peuple germanique a pour cet art. Il avait réformé le chant religieux et introduit le chant grégorien ; lui-même assistait aux offices, indiquait du doigt ou avec une baguette le clerc qui devait chanter, et remarquait impitoyablement ceux qui s’acquittaient mal de leur devoir. Partout sa vigilance éclatait, et la persévérance qu’il avait mise à s’instruire avant de vouloir enseigner lui donnait le droit de se montrer exigeant.
Demandant aux savants qu’il attirait à Aix-la-Chapelle des leçons à un âge où on n’essaie guère d’apprendre, il ne s’était pas contenté de savoir sa langue nationale, il avait étudié le latin et le grec et avait réussi à parler la vieille langue de Rome avec autant de facilité que la sienne propre. Dans l’année même de sa mort (814), il corrigea les quatre Évangiles avec des Grecs et des Syriens ; précédemment il avait composé une grammaire tudesque et des poésies latines. Enfin il prétendait par les sciences et les lettres donner à son règne l’éclat des beaux siècles de l’antiquité ; ce fut là sa passion, ce fut là son plus cher délassement, et il aurait voulu que l’empire entier s’unît à ce mouvement intellectuel qu’il essayait de propager par tous les moyens.
Mais le génie littéraire des Francs n’était pas encore éveillé, et ils se refusaient aux efforts de Charlemagne. Alcuin, qui comprenait à la fois son impatience et les obstacles qui l’entravaient, lui écrivait : « Il ne dépend ni de vous ni de moi de faire de la France une Athènes chrétienne. » En effet, comme l’a remarqué Guizot, « le mouvement donné aux intelligences comme à la société était hâtif et superficiel, et l’œuvre de Charlemagne devait finir avec lui. » Mais cependant il faut louer les efforts de cette puissante volonté et l’énergie avec laquelle elle essaya d’asseoir sur l’unité de l’enseignement la stabilité et la grandeur de l’empire qu’elle avait fondé.
Aussi la France n’a-t-elle pas oublié ces nobles désirs qui attiraient Charles vers les conquêtes de l’esprit ; le souvenir de l’élève d’Alcuin, autant que celui du vainqueur des Saxons, s’est conservé précieusement dans nos écoles, dans nos grands établissements d’instruction publique, dans l’université tout entière.
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