Chétif et malingre, Voltaire n’en vécut pas moins jusqu’à 83 ans et mourut littéralement écrasé sous le poids d’une apothéose que jamais avant lui n’avait connue aucun homme vivant : représentant le plus connu de la philosophie des Lumières, il occupa pendant un demi-siècle le monde entier de sa personne, traita d’égal à égal avec les plus importants souverains, et accumula au cours d’une existence agitée et profonde, une oeuvre considérable
François-Marie Arouet naquit le 21 novembre 1694 à Paris. Son père était un ancien notaire du Châtelet, qui eut la bonne chance de se voir nommer payeur des épices et receveur des amendes à la Chambre des comptes. Cet emploi lui donnait droit à un logement dans la cour vieille du palais, en face de la Sainte-Chapelle.
À sept ans, le petit Arouet perdait sa mère et venait habiter avec son père dans ce logis. On pourrait épiloguer sur cette éducation sans mère, qui expliquerait peut-être la sécheresse du cœur, l’égoïsme que ses ennemis ont reprochés à Voltaire. À dix ans, le fils Arouet est mis au collège à Louis-le-Grand, qui était à cette époque tenu par les Jésuites.
François-Marie Arouet vers 1725-1730. Dessin réalisé d’après une peinture de Nicolas de Largillière (1656-1746) |
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La légende, établie plutôt sur la carrière du grand homme que sur des documents certains, veut que, dès son jeune âge, l’écolier ait scandalisé ses maîtres par la perversité de ses raisonnements et de ses écrits. En réalité, il n’en est rien. On trouve bien, dans certaines lettres du collégien adressées à un de ses amis, quelques railleries sur la vie des cloîtres, mais François-Marie Arouet témoigna toujours à ses maîtres une déférence très grande et leur manifesta souvent sa reconnaissance d’avoir fait de lui ce qu’il était. D’ailleurs, à cette époque, les Jésuites avaient des idées fort larges et s’occupaient plutôt de former l’intelligence de leurs élèves que de leur imposer de la piété.
Dès sa sortie du collège, le jeune Arouet manifesta son désir de fréquenter le monde, en dépit de la volonté de son père qui prétendait faire de lui un clerc de procureur pour commencer. Les ambitions du jeune homme étaient plus élevées, et il proclamait déjà que « seuls, les sots restaient bourgeois, tandis que les gens d’esprit pouvaient devenir les égaux des plus grands ». Son parrain, l’abbé de Châteauneuf, facilita ses débuts en le présentant à la vieille Ninon de Lenclos qui se connaissait en beaux esprits. François-Marie Arouet sut si bien plaire à la célèbre personne que celle-ci lui laissa, en mourant, 2 000 écus pour s’acheter des livres.
Encouragé par ce succès, le curieux abbé continua à introduire son filleul dans un monde un peu spécial d’épicuriens et de joyeux vivants. Arouet huma avec délice cette atmosphère de plaisir et s’imprégna du scepticisme de Montaigne, courant les ruelles, faisant bonne chère et fréquentant l’Opéra. Malheureusement, cette vie idéale, coûtait cher, et le jeune homme en fut réduit à s’endetter, pour la plus grande colère de son père qui commençait à parler de lettres de cachet. Mais le bon parrain, toujours secourable, arrangea les choses en emmenant son filleul en qualité de page dans les Provinces-Unies où il partait en ambassade.
À La Haye, François-Marie Arouet eut sa première aventure scandaleuse avec cette délicieuse Olympe Dunoyer, appelée Pimpette par ses intimes, et que le page enleva en habit d’homme. L’ambassadeur, malgré son indulgence, fut obligé de renvoyer son filleul à Paris, où il fut reçu par son père de la façon qu’on devine. Cette fois, il n’y a plus à tergiverser : Arouet est obligé d’entrer comme clerc chez maître Alain, procureur au Châtelet, mais il n’y resta pas longtemps, pour la plus grande joie du vénérable robin, qui avouait humblement que « ce petit diable n’était pas fait pour son étude ». Ce fut à ce moment qu’un autre grand seigneur, de Caumartin, l’emmena avec lui dans ses terres de Saint-Auge. On doit admirer la chance ou l’habileté du jeune Arouet qui sut toujours trouver, au moment opportun, de nouveaux protecteurs.
Dans le calme de ce beau domaine, en compagnie de ce grand seigneur cultivé qui le bourrait de récits et d’anecdotes sur le XVIIe siècle, l’esprit du jeune Arouet se forma ; il songea au travail et la Henriade fut ébauchée. À son retour à Paris., le vieux roi Louis XIV était mort ; c’était la Régence avec son étalage de cynisme et de débraillé, époque de jeu et de gaieté par revanche contre la tristesse du dernier règne.
Dans ce milieu qui lui était essentiellement favorable, François-Marie Arouet, devenu Monsieur de Voltaire (il avait pris ce nom plus ronflant), se lança à corps perdu ou plutôt « à esprit perdu », car il allait en faire une belle débauche. Il se mit à fréquenter les philosophes et les cours de la duchesse du Maine ou du prince de Conti. Il séduisit l’utile Dubois et devint le grand ami d’Adrienne Lecouvreur.
Ainsi, à vingt-deux ans à peine, le petit clerc de maître Alain a réussi à prendre pied dans le monde le plus brillant ; mieux encore, il y est indispensable. Son hospitalité, il la paye en impromptus, en contes, madrigaux et épigrammes, monnaie dont il est très riche et qui ne risque pas de l’appauvrir. Il a donc réussi à prouver la justesse de ses idées de jeunesse, c’est-à-dire que le talent vous fait l’égal des plus grands ; aussi, dans un jour de griserie orgueilleuse, il osait poser au prince de Conti, chez lequel il était reçu, cette question stupéfiante : « Sommes-nous ici, ce soir, tous princes ou poètes ? »
Mais Voltaire n’était pas homme à se laisser étourdir longtemps par ses succès mondains ; l’époque des réalisations était arrivée pour lui et il songeait au pratique. Malgré sa vie dissipée, il travaillait, et, le 18 novembre 1718, il faisait jouer sa première tragédie : Œdipe.
Ce fut un énorme succès qui plaçait, du premier coup, son auteur au niveau de Crébillon, et le désignait même comme le successeur de Racine et de Corneille. Mieux encore, dans cette tragédie écrite dans la forme classique, le philosophe aux idées nouvelles montrait déjà le bout de l’oreille, et on y trouvait, par exemple, des vers comme ceux-ci :
Un roi pour ses sujets est un Dieu qu’on révère, Pour Hercule et pour moi c’est un homme ordinaire. |
Voici donc Voltaire qui a conquis la gloire. Il lui reste maintenant à conquérir l’argent, car ce fantaisiste apparent est au fond un bon bourgeois qui sait l’importance d’un coffre-fort bien garni. Il a beau affecter l’ignorance des affaires, se vanter d’avoir perdu au jeu sa chemise, tout cela n’est pas vrai : il n’a perdu que quelques écus et fait ses comptes avec la régularité de son père. Sachant fort bien que sa fortune vient d’en haut, il se rapproche peu à peu de la cour, dont il forcera bientôt les portes avec la même aisance qu’il a forcé celles des seigneurs et des belles dames.
Voltaire à sa table de travail. Gravure réalisée d’après une peinture de Friedrich Bouterwek (1806-1867) |
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La jeune reine, Marie Leczinska, épouse de Louis XV, devient sa protectrice et, aussitôt, voici les bénéfices qui commencent à pleuvoir : 1 200 francs de pension du duc d’Orléans, 2 000 francs du roi en 1722 et 1 500 francs de la reine en 1725 ; enfin, il hérite de son père 4 250 francs de rente. C’était la vie largement assurée, mais Voltaire n’était pas de ceux qui se contentent d’une honnête médiocrité ; nanti des premiers fonds nécessaires, il se lança dans les grandes affaires et la spéculation.
Il commença par essayer de la Compagnie des Indes, gagna une fortune avec les frères Paris dans la fourniture des armées et se hasarda dans une hardie entreprise commerciale en Amérique. Tout cela ne lui suffit pas encore, il brocanta des tableaux et prêta de l’argent, sur bonnes garanties, aux grands seigneurs embarrassés. En même temps qu’il se livrait à ce tourbillon d’affaires, il continuait à travailler et à produire, écrivant des lettres innombrables et même des libelles un peu trop violents qui le font mettre à la Bastille par le Régent, Philippe d’Orléans.
Mais la Bastille pour six mois, c’était un honneur qui vous posait un homme. Tout allait donc le mieux du monde pour Voltaire et, naturellement, cette ascension rapide lui suscite des ennemis. Il a des démêlés bruyants avec le comédien Poisson, avec des policiers et, enfin, une histoire très ennuyeuse avec le chevalier de Rohan. Ce personnage, à la suite d’une discussion avec Voltaire, l’avait fait bâtonner par ses valets en pleine rue.
L’affront était sanglant et s’aggrava encore parce que l’écrivain, plus habitué aux luttes de la plume qu’à celles de l’épée, tarda trop longtemps à demander raison de cette insulte. Quand il s’y décida enfin, on lui répondit en le faisant mettre à nouveau à la Bastille. Il est vrai qu’il en ressortit au bout d’un mois, mais à la condition qu’il passerait en Angleterre.
C’était en 1726, et cette date est décisive dans la formation de Voltaire. À partir de ce moment il s’assagit, et son œuvre s’oriente nettement vers les problèmes élevés de la philosophie. Ce changement peut s’attribuer à ses fréquentations anglaises, qui furent aussi flatteuses que bien choisies. Il étudia, en effet, avec Pope et Swift, fut admis dans l’intimité de lord Botinghocke et même dans celle du prince de Galles. Quand il revint de Londres, en 1729, le libertin amuseur d’autrefois était devenu un sage, un écrivain puissant et fécond, qui, coup sur coup, fait jouer deux tragédies : Brutus et Zaïre, publie son Histoire de Charles XII et, enfin, ses fameuses Lettres sur l’Angleterre, dont la hardiesse des idées devait encore une fois attirer sur sa tête la colère du souverain.
Prévenu qu’une lettre de cachet est lancée contre lui, il s’enfuit en Lorraine. Mais les Lettres philosophiques continuent à paraître malgré son absence et font un beau tapage, non sans raison d’ailleurs, car on peut dire que cette œuvre fut, en réalité, la première bombe lancée contre l’Ancien Régime. Dans ces conditions, le séjour de Paris restant toujours dangereux pour Voltaire, il accepta l’hospitalité que lui offrait son amie, la marquise Émilie du Châtelet, et se réfugia avec sa nièce, Mlle Denis, au château de Cirey, où il attendit la fin de l’orage.
Cette attente, d’ailleurs, n’avait rien de désagréable, car la vie de Voltaire chez la marquise fut aussi heureuse que bien ordonnée. La belle Émilie — c’est ainsi que Voltaire appelait son amie — était la plus charmante des hôtesses et, chose plus extraordinaire encore, chacun acceptait la présence de Voltaire au château avec autant de satisfaction qu’elle-même.
D’ailleurs, l’écrivain était là comme chez lui : il faisait exécuter des embellissements dans ses appartements, recevait tous ses amis, des comédiens, et tranchait déjà du grand seigneur. À table, son valet de chambre se tenait derrière son fauteuil et lui passait tout, comme les pages le font pour le roi. Il régnait vraiment sur cette petite cour qui gravitait autour de lui et au milieu de laquelle il passait son temps fort agréablement, soit à jouer la comédie, soit à faire de la chimie ou de l’astronomie avec la belle Émilie, férue de ces sciences.
Émilie du Châtelet. Peinture de Maurice Quentin de la Tour |
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Ce séjour de dix années à Cirey fut pour Voltaire aussi agréable que fécond, car, en dépit de sa vie extérieure d’amusements, il travailla sans répit, mais à des œuvres de tout repos, comme Alzire, Mérope, ses stances et ses épîtres. Ce fut, aussi, la période de ses querelles retentissantes, dont sa lutte avec Jean-Jacques Rousseau est restée la plus célèbre. C’est l’auteur du Contrat social qu’il traitait ainsi :
Ce vieux rimeur couvert d’ignominies, Organe impur de tant de calomnies, Cet ennemi du public outragé, Puni sans cesse et jamais corrigé. |
Vers 1739, Voltaire se met à voyager, toujours en compagnie de la marquise. Ils visitent la Belgique, la Hollande et poussent jusqu’à Berlin, où le grand écrivain entame avec Frédéric le Grand cette liaison qui devait si mal finir. Pour le moment il semble surtout occupé de tourner des madrigaux à l’originale Margravine de Bayreuth, mais, en réalité, il s’occupe d’une mission diplomatique. En effet, cet exilé avait trouvé le moyen de se faire confier par le gouvernement français une mission secrète auprès de Frédéric.
Est-ce cette mission qui lui avait rendu quelque faveur à la cour, ou tout simplement le succès de Mérope ? Mais il revient à Paris, grâce à la protection de Mme de Pompadour : il est nommé à la charge officielle d’historiographe du roi, qui impliquait le titre de gentilhomme de la chambre.
Aussitôt, il se met à l’ouvrage et, avec son aptitude à adapter son talent à tous les genres, il se lance à corps perdu dans la poésie officielle. Il célèbre la bataille de . Fontenoy en vers assez plats, compose des ballets allégoriques, des opéras et trouve enfin la récompense de toutes ces œuvres peu intéressantes, dans son élection à l’Académie qui, jusqu’alors, l’avait toujours repoussé.
Ayant ainsi obtenu ce qu’il désirait, il abandonne sa situation de poète de cour et, après la mort de la marquise du Châtelet, se décide à céder aux sollicitations de Frédéric II qui l’appelait à Berlin. On le reçoit avec éclat, le roi le nomme chambellan et le gratifie, chose plus intéressante à son avis, d’un traitement considérable. Tout alla ainsi pendant quelques mois mais, bientôt, le choc inévitable se produisit entre ces deux orgueils.
Frédéric, jaloux de son rival littéraire, se brouilla avec lui et Voltaire quitta la Prusse presque en fugitif, mais en emportant dans sa berline de voyage, l’édition de son Siècle de Louis XIV, qui reste l’une de ses meilleures œuvres. Jugeant que le gouvernement français ne se souciait pas beaucoup de le voir revenir à Paris, il se met à voyager, passa deux ans en Suisse, en Allemagne, en France et, enfin, fixa sa résidence à Ferney, en 1758.
Ferney ! C’est dans ce domaine vraiment féodal, puisqu’il arriva à s’en faire donner les lettres patentes, que Voltaire ordonna cette merveilleuse existence de grand seigneur, mieux encore de roi véritable. N’est-ce pas Frédéric II qui répondit, quand on lui demanda quel était le souverain qu’il craignait le plus en Europe ? C’est le roi Voltaire. De la royauté, l’écrivain avait, en effet, le prestige, la richesse et la puissance. Sur ses domaines, il fit construire une véritable colonie industrielle, dans laquelle ses vassaux se livraient à la fabrication des montres et des bas de soie.
Et, aussitôt, voici Voltaire qui s’improvise placier des produits de ses usines. Et quel placier ! Il correspond avec la cour de France, et envoie dans le même courrier, une pièce de vers célébrant un mariage royal et un prospectus offrant ses montres. Il s’adresse à Bernis, notre ambassadeur auprès du Saint-Siège, pour que celui-ci lui serve de dépositaire à Rome et place ses bas de soie dans le clergé. II envoie ses tarifs au duc de Praslin, par Tunis et l’Algérie, et quand la grande Catherine entre en guerre contre les Turcs, il la félicite hautement, mais n’oublie pas de lui envoyer une caisse de montres avec son portrait en guise d’échantillons.
Frédéric II et Voltaire. Gravure réalisée en 1857 d’après une peinture de Wilhelm Camphausen (1818-1885) |
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Ces besognes commerciales ne l’empêchent nullement de poursuivre de plus nobles projets. Il fait réhabiliter Calas, dote une nièce du grand Corneille, prend la défense de Lally, plaide pour l’émancipation des serfs du Jura...
L’autorité, la puissance de ce souverain de l’esprit s’étend sur le monde entier. De partout, les personnages les plus considérables viennent demander audience au patriarche de Ferney. Celte situation prépondérante ne le satisfait pas encore. À quatre-vingt-trois ans, cet homme extraordinaire désire de nouveaux triomphes, le monde entier ne lui suffit pas, il lui faut l’hommage de Paris et, un beau jour, il décide de s’y rendre malgré l’ordre royal qui lui en interdit le séjour. Aux portes de la ville, il fait aux gardes qui l’interrogent, cette réponse gavroche : « Ma foi, messieurs, je crois qu’il n’y a de contrebande dans ma voiture que moi-même ! »
La nouvelle de l’arrivée de ce revenant se répandit comme une traînée de poudre ; le roi fronça le sourcil, la Sorbonne frémit, le Parlement fut frappé de stupeur, mais tout-Paris vola aux pieds de l’idole. Dès le lendemain de l’arrivée de Voltaire, commença à l’hôtel où il était descendu, un défilé ininterrompu de visiteurs qu’il recevait en robe de chambre et en bonnet. Dans la nuit qui suivit cette journée écrasante, il corrige les deux derniers actes de sa tragédie Irène et reçoit, au matin, la Vestris en lui disant : « J’ai été occupé de vous toute la nuit comme si j’avais vingt ans ! »
Mais, malgré la résistance de ce vieillard étonnant, ces fatigues l’éprouvent et il tombe malade. On appelle Tronchin, qui ne lui cache pas la gravité de son état ; alors il fait la déclaration suivante : « Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïssant pas mes ennemis, mais en détestant la superstition. »
Mais Voltaire, cependant, ne meurt pas aussi facilement, il va mieux et déclare qu’il veut se lever, absolument se lever. Le 30 mars, il se lève en effet et se rend à l’Académie. De là, il va à la Comédie-Française tandis que la foule massée sur son passage l’acclame. Le théâtre est plein à craquer et on joue Irène que personne n’écoute, car le spectacle c’est Voltaire tout seul. A l’entracte, la toile se relève et, sur la scène, les acteurs défilent devant le buste de l’écrivain, que le comédien Bayard couronne en déclamant ces vers :
Voltaire, reçois la couronne Que l’on vient de te présenter. Il est beau de la mériter Quand c’est la France qui la donne ! |
Après cette soirée, Voltaire traîne encore quelque temps ; il retourne à l’Académie, il retourne à la Comédie, se bourre de café et d’opium pour se galvaniser, mais cette fois c’est bien la fin. Le 30 mai 1778 il mourrait, littéralement écrasé sous le poids de son apothéose. Son ambition, avait-il dit à d’Alembert, était de mourir en riant, mais l’homme trop heureux est celui qui se trouve le plus mal placé devant la mort, et ses derniers moments furent cruels, et on emporta son corps presque clandestinement.
Discussion entre Voltaire et Rousseau. Dessin humoristique (colorisé ultérieurement) de la fin du XVIIIe siècle |
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Ses derniers moments furent l’objet des récits les plus contradictoires. Voici le récit d’un témoin oculaire, dont jamais on n’a contesté la véracité : « Un événement, écrit La Harpe au grand-duc de Russie, qui, dans ce moment-ci, semble faire oublier tous les autres, c’est la mort de M. de Voltaire : ce grand homme, que l’on se flattait de conserver encore longtemps, a terminé sa carrière le samedi 30 mai, à 11 heures du soir ; et ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que, quoique âgé de quatre-vingt-quatre ans, il paraît avoir lui-même abrégé sa vie par des imprudences, et avoir perdu par sa faute ce que la nature lui destinait encore de jours.
« Quelques jours avant sa mort, tout occupé du projet d’un nouveau dictionnaire qu’il proposait à l’Académie, et dont l’exécution souffrait quelques difficultés, il prit beaucoup de café avant de se rendre à l’assemblée, afin de se donner plus de force et de ressort ; en effet, il parla avec une extrême vivacité, et en sortant, il m’avoua qu’il était épuisé. De retour chez lui, l’irritation qu’il s’était procurée, augmenta beaucoup les douleurs d’une strangurie à laquelle il était sujet depuis longtemps, et qui exigeait un régime doux ; il se mit au lit, dont il n’est plus sorti. Il souffrait tant et avec tant d’impatience, qu’il fallut avoir recours aux caïmans. Tronchin lui ordonna du laudanum, sorte d’opium tempéré, à des doses et à des distances réglées. Cette potion n’agissant pas assez tôt, le maréchal de Richelieu, qui vint le voir, lui proposa un breuvage narcotique dont lui-même faisait usage dans ses douleurs de goutte ; il le lui envoya un moment après.
« M. de Voltaire en prit beaucoup, et non content de cela, il envoya un domestique, au milieu de la nuit, chez l’apothicaire, chercher une nouvelle dose de laudanum. L’effet du jus de pavot, pris avec si peu de mesure, ne tarda pas à se faire sentir ; le matin sa tête était perdue, et il fut quarante-huit heures dans le délire. Tronchin combattit l’opium, autant qu’il le put, par des acides administrés avec précaution, de peur d’irriter la strangurie. Sa tête revint peu à peu : il retrouva un moment sa raison ; je l’entretins un quart d’heure, et il parlait presque comme à son ordinaire, quoique avec quelque peine, et fort lentement.
« Mais bientôt l’accablement parut augmenter, et, ce qui décida sa perte, l’estomac se trouva paralysé par l’opium. Il ne pouvait plus supporter ni aucune nourriture, ni aucune boisson. Le fatal narcotique avait épuisé le principe de vie qui lui restait, et qui, à quatre-vingt-quatre ans, est toujours si peu de chose. Sa faiblesse augmentait de moment en moment, et trois jours avant qu’il mourut, les médecins ne dissimulèrent pas qu’il n’y avait plus d’espérance, et que la vie allait s’éteindre chez lui, sans qu’aucune des ressources de l’art pût le ranimer. Lui-même parut sentir sa fin prochaine : On ne peut pas fuir sa destinée, me dit-il, je suis venu à Paris pour y mourir.
« Cependant sa tête recommençait à s’affaiblir ; bientôt sa raison n’eut plus que des lueurs fugitives. M. de Voltaire, dans les derniers jours de sa vie, n’était plus qu’une machine affaissée et plaintive ; il souffrait toujours de la vessie, et ne prenait rien qu’un peu de gelée d’orange, ou suçait de petits morceaux de glace pour apaiser la chaleur qui le dévorait. La veille du jour où il expira, il sembla retrouver un instant sa raison et sa force, et voici à quelle occasion.
« Le conseil du roi venait de revoir le procès du malheureux Lally, condamné, il y a quinze ans, par le parlement de Paris, à être décapité. Quoique Lally fût un homme odieux, son arrêt blessait évidemment toutes les formes de la justice : cet arrêt portait une peine capitale, sans énoncer un seul fait capital. Cette condamnation arbitraire, qui fait honte à notre jurisprudence, avait frappé tous les gens sages et éclairés ; M. de Voltaire avait écrit sur ce sujet. Un fils de M. de Lally avait demandé justice, et l’obtint enfin. L’arrêt fut cassé, et l’on statua que le procès serait revu par un tribunal de maréchaux de France et de conseillers d’Etat.
Voltaire. Gravure de Pierre-Michel Alix (1762-1817) d’après une peinture de Jean-François Garneray (1755-1837) |
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« Cette nouvelle ranima M. de Voltaire agonisant ; il dicta une lettre de trois lignes pour le fils de Lally, et fit attacher à sa tapisserie un papier sur lequel il fit écrire : le 26 mai, l’assassinat juridique commis par Pasquier (conseiller au parlement), en la personne de Lally, a été vengé par le conseil du roi. Ce fut là son dernier effort ; peu de temps après, la gangrène se mit à la vessie, et il cessa de souffrir. Il s’éteignait doucement, et ne reconnaissait plus qu’avec beaucoup de peine les personnes qui s’approchaient de son lit.
« Lorsque l’abbé Gautier, qui l’avait confessé il y a deux mois, et le curé de Saint-Sulpice, entrèrent chez lui, on les lui annonça : il fut quelque temps avant que d’entendre ; enfin il répondit : Assurez-les de mes respects. Le curé s’approcha, et lui dit ces propres paroles : M. de Voltaire, vous êtes au dernier terme de votre vie ; reconnaissez-vous la divinité de Jésus-Christ ? Le mourant répéta deux fois : Jésus-Christ, Jésus-Christ ! et étendant sa main, et repoussant le curé : Laissez-moi mourir en paix. — Vous voyez bien qu’il n’a pas sa tête, dit très sagement le curé au confesseur, et ils sortirent tous deux. Sa garde s’avance vers son lit : il lui dit avec une voix assez forte, en montrant de la main les deux prêtres qui sortaient : Je suis mort, et six heures après il expira.
« Malgré l’acte de confession, et de sa profession de foi, déposé il y a deux mois, chez le curé de Saint-Sulpice, on avait résolu de lui refuser la sépulture, et il était convenu entre l’archevêque de Paris et le curé qu’il ne serait ni administré ni enseveli, s’il ne signait une rétractation formelle et détaillée de tous ses écrits ; l’abbé Gautier l’avait apportée toute dressée ; mais comme M. de Voltaire n’avait pas sa tête, ils ne pensèrent pas à la lui proposer, surtout après la manière dont il avait repoussé le curé. M. d’Hornoi et l’abbé Mignot, neveux de M. de Voltaire, l’un conseiller au parlement, l’autre au grand conseil, instruits des dispositions du clergé, s’étaient adressés au ministère. M. Amelot, ministre de Paris, en parla au curé, qui, appuyé de l’archevêque, répondit qu’aucune puissance ne le contraindrait à donner la sépulture chrétienne à l’ennemi du christianisme.
« On sut d’ailleurs que le roi avait dit : qu’il fallait laisser faire les prêtres. Le ministre conseilla aux parents d’éviter le scandale d’un procès qui compromettait la mémoire de leur oncle et eux-mêmes. Il fut convenu que le curé de Saint-Sulpice signerait un écrit par lequel il renonçait à ses droits curiaux, et consentait que le corps de M. de Voltaire fût transporté à sa terre de Ferney. Mais comme on craignait de la part de l’évêque d’Annecy, dans le diocèse duquel se trouve Ferney, les mêmes oppositions que de la part de l’archevêque de Paris, l’abbé Mignot s’engagea à le faire transporter dans son abbaye de Sellières en Champagne, et à l’enterrer dans son église abbatiale.
« Tous ces arrangements se prenaient avant que M. de Voltaire eût les yeux fermés. Le lendemain de sa mort on l’embauma ; on le mit en robe de chambre et en bonnet de nuit dans une chaise de poste ; il fut conduit à l’abbaye de Sellières, où son neveu l’abbé Mignot lui a fait un très beau service, et l’a fait enterrer à la porte de la nef. Il est écrit dans l’acte mortuaire, qu’il n’est déposé là qu’en attendant qu’il puisse être transporté à la terre de Ferney.
« M. de Villette a obtenu, lorsqu’on a ouvert et embaumé le corps de M. de Voltaire, la permission de prendre son cœur ; il compte le faire déposer dans la chapelle du château de Villette, enfermé dans un vase de marbre, avec cette inscription : Son esprit est partout, et son cœur est ici. »
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1924 : découverte fortuite du cœur de Voltaire à la Bibliothèque Nationale
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