Deux cent vingt ans après la Terreur, la question vendéenne continue de déchaîner les passions. Alors que Lech Walesa vient de présider une cérémonie mémorielle boycottée par les socialistes en Vendée, l’historien Alain Gérard dresse dans un nouveau livre le bilan clinique de ce gigantesque « massacre démocratique »
C’est en 1993, aux Lucs-sur-Boulogne, à l’occasion du bicentenaire du soulèvement vendéen : Soljenitsyne dressait le parallèle entre la Terreur robespierriste et le totalitarisme bolchevique. Les propos de l’ancien dissident provoquèrent aussitôt une vive polémique et divisèrent historiens et politiques. Le 18 avril dernier, Lech Walesa, invité par le président (UMP) du conseil général de Vendée, Bruno Retailleau, inaugura une stèle du pardon au Mémorial de la Vendée. Sans surprise, les vieux clivages se réveillèrent : les élus socialistes boycottèrent la cérémonie et dénoncèrent l’utilisation par les « députés de droite vendéens » du terme « génocide ».
Sylviane Bulteau, députée PS, livre à Ouest-France une tribune dénuée de toute ambiguïté : « Il n’y a eu ici ni génocide, ni populicide. Associer la Révolution française à la dictature soviétique est un non-sens et un anachronisme. » On le voit : la Terreur et les guerres de Vendée forment bien un « passé qui ne passe pas ». Comme l’écrit Jean-Noël Brégeon, l’un des contributeurs de la Contre-Révolution, publié au CNRS sous la direction de Jean Tulard, « il n’existe qu’un autre champ historique qui ait suscité autant de polémiques : la Seconde Guerre mondiale ».
Massacre des Lucs-sur-Boulogne par les colonnes infernales |
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Et l’historien Jean-Christian Petitfils d’ajouter : « Parce que la Révolution française porte en elle une charge émotionnelle affective que le temps n’a pas encore épuisée, l’historien se doit tout particulièrement de garder la tête froide et d’éviter les partis pris idéologiques. » Pari réussi, semble-il, par Alain Gérard, chercheur à Paris-IV Sorbonne, dont le livre Vendée, les archives de l’extermination — publié un an après les livres controversés de Reynald Secher (Vendée : du génocide au mémoricide) et Jean-Clément Martin (Nouvelle Histoire de la Révolution française) — a le mérite de présenter le bilan clinique du « massacre démocratique » dont fut victime une partie des populations rurales de l’Ouest.
Et si l’épineuse question vendéenne reposait d’abord sur un malentendu, lui-même conséquence d’un gigantesque déni de mémoire ? C’est ce que pense Alain Gérard, dont les travaux s’élaborent dans la filiation de François Furet qui, avec la publication en 1988 du Dictionnaire critique de la Révolution française, fut l’un des premiers historiens à remettre en cause l’historiographie dominante de la Révolution façonnée par Michelet. On sait en effet que notre roman national s’est construit au XIXe siècle autour de la construction de « mythes patriotiques », tels ceux de Charles Martel, Jeanne d’Arc ou encore Joseph Bara, le courageux petit républicain assassiné par des chouans pour avoir refusé de crier « Vive le roi ! ». A l’inverse, le « Vendéen » a longtemps été l’objet d’un mythe négatif, d’où la priorité, pour nombre d’historiens, de « désidéologiser » la question et surtout de revenir aux faits, aujourd’hui encore largement méconnus du grand public.
Révolte contre la levée en masse
Loin de la thèse du « complot royaliste » — forgée par Robespierre puis popularisée par les élèves de Michelet —, les causes du soulèvement vendéen de 1793 sont multiples et Brégeon, dans la Contre-Révolution, écrit que « chercher l’explication unique, c’est se condamner à une vision réductrice et manichéenne. » L’auteur rappelle ainsi que, si les réformes égalitaires de la Révolution sont bien accueillies dans le Poitou ou en Anjou, le mécontentement se cristallise peu à peu autour de questions sociales (enrichissement d’une bourgeoisie citadine au détriment des paysans), cultuelles (refus par les fidèles de l’organisation ecclésiale officielle) ou monétaires (la multiplication des assignats fait la fortune de spéculateurs).
L’incident déclencheur est la « levée en masse » prévoyant d’enrôler par tirage au sort 300 000 hommes à travers la France. Exemptant nombre de privilégiés, ce tirage au sort est refusé par les jeunes ruraux, qui se sentent lésés par les « profiteurs de la Révolution » : la révolte, populaire et spontanée, embrase immédiatement le bocage. Les Vendéens, regroupés dans une « armée » d’un genre nouveau, enchaînent d’abord les victoires puis provoquent la stupeur des révolutionnaires, qui comprennent bientôt le caractère inédit de cette révolte et promulguent plusieurs lois d’exception.
La Vendée (terme générique qui désignait un territoire s’étendant sur la Vendée, le Maine-et-Loire, les Deux-Sèvres et la Loire-Atlantique) devient le symbole de l’ennemi total, comme le clame le conventionnel Barère : « L’inexplicable Vendée existe et les efforts des républicains ont été jusqu’à présent impuissants. [...] Chaque coup que vous porterez à la Vendée retentira dans les villes rebelles, dans les départements fédéralistes, dans les frontières envahies. La Vendée et encore la Vendée, voilà le charbon politique qui dévore le cœur de la République française ; c’est là qu’il faut frapper. »
Dès l’été 1793, le rapport de force tourne à l’avantage des révolutionnaires. Les insurgés vendéens et leurs familles, harcelés par les armées bleues, sont finalement défaits à Savenay en décembre. Le général Westermann peut plastronner devant le Comité de salut public : « Il n’y a plus de Vendée, citoyens républicains. [...] Suivant les ordres que vous m’avez donnés, j’ai écrasé les enfants sous les pieds des chevaux, massacré les femmes qui, au moins, pour celles-là, n’enfanteront plus de brigands. Je n’ai pas un prisonnier à me reprocher. J’ai tout exterminé. »
Les passer tous au fil de l’épée
En décembre 1793, donc, la Vendée n’existe plus, réduite à quelques guérillas isolées. Un décret a même aboli son nom, remplacé par celui de « département Vengé ». Mais le pire est à venir. Jean-Noël Brégeon décrit ainsi le plan d’extermination du général Turreau : « Le plan est à la fois simple et terrible, il s’agit d’une "promenade dans la Vendée" pour y "passer tous les habitants au fil de l’épée" sans distinction d’âge, de sexe ou même d’appartenance politique. Tout l’habitat doit être incendié, les champs, ravagés, le bétail, emporté. A compter du 17 janvier 1794, six colonnes se subdivisant en deux entreront en Vendée, en marchant d’est en ouest. »
La réalité concrète de ces massacres perpétrés par les « colonnes infernales » en 1794, longtemps niée ou minimisée par les hérauts du roman national, ne fait plus aujourd’hui aucun doute, et Alain Gérard — qui estime le bilan à 170 000 victimes — parle d’un « massacre inédit dans les annales des temps modernes, sans comparaison avec le ravage du Palatinat par la soldatesque de Louis XIV. » Reynald Secher ajoute que « c’est la première fois que l’on pense de manière moderne l’anéantissement d’un territoire et l’extermination de sa population de manière systématique ».
Si personne ne peut désormais nier l’ampleur de ce plan d’extermination, la question des responsabilités continue en revanche de provoquer d’âpres débats. Trois thèses s’expriment : Reynald Secher soutient que ce plan relève d’une logique « génocidaire » d’Etat et il y voit même la matrice « artisanale » des massacres totalitaires du siècle dernier. En totale opposition à la thèse du « génocide », Jean-Clément Martin considère ces tueries comme des « violences de guerre » s’apparentant à d’autres luttes qui existèrent entre Etat et paysanneries.
Alain Gérard, pour sa part, dédaigne le mot « génocide » (un terme qui appartient davantage au langage pénal contemporain qu’au champ historique) et renvoie dos à dos les « partisans inconditionnels de la Révolution » et les « héritiers des Vendéens » : « Les premiers évoquent la complexité des luttes de factions pour éviter d’établir les responsabilités de ces tueries, les autres incriminent globalement la Révolution, sans comprendre davantage les rôles des uns et des autres. Et si c’était justement là l’essence de la Terreur, de tuer massivement, tout en exonérant les tueurs de toute culpabilité ? »
Alain Gérard parle ainsi d’un mystère de la Terreur dans lequel la logique ordinaire de la guerre paraît inversée : « C’est sur une Vendée privée de ses défenseurs que sont lâchées les colonnes infernales. [...] Ce ne sont pas tant les tueries qui permettent de vaincre que la victoire qui donne le champ libre à l’extermination. Ainsi la Terreur paraît moins s’expliquer par des causes qui sont tout au plus des prétextes, que par sa finalité purificatrice. »
Noyades de Nantes sous la Terreur |
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S’exprimant devant Lech Walesa, Bruno Retailleau n’a pas eu l’imprudence d’alimenter la querelle sémantique autour du mot « génocide », mais, rasséréné par la présence de l’ancien dissident, il a pris le contre-pied de la socialiste Sylviane Bulteau : « Les paysans vendéens de 1793 sont les frères des ouvriers polonais de 1980. La dissidence des Vendéens, c’est le combat du réel contre l’abstrait quand, au nom d’une liberté déracinée, on a voulu les priver d’une liberté concrète, essentielle : la liberté de conscience. C’est le combat contre cette tentative prométhéenne de fabriquer artificiellement un homme nouveau. Ici, les idéaux de 1789 auxquels ont cru les Vendéens, ces idéaux ont été dévoyés. Ici, on a tué froidement, massivement, au nom de la fraternité, et on a tué jusqu’au souvenir de ces tueries. »
Cette question du « déni de mémoire » est essentielle et Alain Gérard pense ainsi que, dans le cas du massacre des Vendéens, « le déni précède le crime » : ce crime aurait été exécuté sans ordre formel mais il s’inscrirait à la suite de discours et de lois qui visaient à exclure de l’humanité les futures victimes : « Les Vendéens sont d’abord appelés "brigands", ce qui permet d’éviter de leur reconnaître une motivation religieuse ou politique. Puis on fait d’eux des "fanatiques", afin de se croire soi-même raisonnable, et des "aristocrates", afin de les confondre avec la caste que l’on exècre pour l’avoir naguère trop enviée. Lorsque, enfin, il est question de les exterminer massivement, ils sont qualifiés de "race rebelle" le 1er août 1793, puis ils deviennent le 31 décembre une "race exécrable". [...] Ainsi déshumanisés, les Vendéens ne sont plus que des "animaux à face humaine", pour reprendre l’expression de Camille Desmoulins. »
Michelet lui-même, décrivant le moulage du crâne d’un chef vendéen, n’hésitera pas à recourir à ces métaphores racialistes : « On sent là une race à part, fort heureusement éteinte, comme plusieurs races sauvages. A regarder par-derrière la boîte osseuse, c’est une forte tête de chat. Il y a une bestialité furieuse, qui est de l’espèce féline. »
Il est heureux, en tout cas, de constater que ce « déni de mémoire », qui a enseveli dès la réaction thermidorienne et l’aventure napoléonienne la réalité du massacre des Vendéens, est aujourd’hui l’objet de travaux méthodiques questionnant enfin ce gigantesque tabou français. Avant la publication du livre de Furet, nous devions en effet subir d’un côté une histoire officielle de la Révolution, dominée par des historiens majoritairement marxistes et enseignée dans les manuels scolaires, et de l’autre une poignée de militants du « souvenir vendéen », souvent liés à la mouvance royaliste, essentialisant la composante catholique et « héroïque » de la révolte, et prompts à véhiculer de douteuses « légendes noires » (lire la passionnante analyse du mythe des « tanneries de peaux humaines » par Jean-Clément Martin).
Evidemment, les crispations sont loin d’être éteintes et le boycott par les socialistes vendéens de la cérémonie présidée par Lech Walesa le prouve d’évidence. Comment d’ailleurs penser un tel « impensé » qui, par certains aspects, touche à l’identité même de la République naissante, sinon par ce qu’Alain Gérard appelle une « heureuse amnésie » ? Il est symptomatique et attristant, en tout cas, de constater que ce sont d’authentiques dissidents, respectivement prix Nobel de littérature et prix Nobel de la paix, qui viennent sur notre sol honorer la mémoire des victimes du « massacre démocratique » et non pas notre République française, qui n’aurait pourtant rien à y perdre, sinon un peu de sa belle innocence.
Bruno Deniel-Laurent
Marianne
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