LA FRANCE PITTORESQUE
1668 ou l’année de la fête
la plus somptueuse que
Louis XIV ait donnée à Versailles
(D’après « Le Revue de Paris », paru en 1899)
Publié le dimanche 27 octobre 2013, par Redaction
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Versailles vit en 1668 la plus grande fête de Louis XIV, la plus somptueuse qu’il ait jamais donnée et celle qui est, par excellence, dans les anciens récits, la « fête de Versailles ». Donnée pour célébrer la paix d’Aix-la-Chapelle et la conquête de la Franche-Comté, elle ne dura qu’un jour, ou plutôt qu’une nuit, celle du 18 juillet, et dix ans plus tard, cinq grandes estampes gravées par Le Pautre vinrent remettre sous les yeux du public les principaux épisodes d’une fête qui marqua le moment le plus brillant de la jeunesse de Louis XIV.
 

C’était deux mois et demi après la paix d’Aix-la-Chapelle. Le roi voulait rendre à la Cour les plaisirs du carnaval, que la guerre avait empêchés. Il désirait en même temps paraître aux yeux de madame de Montespan dans tout le rayonnement dont l’avaient entouré les victoires de Condé et de Luxembourg. Louise de La Vallière était encore à la Cour et maîtresse déclarée, comme on disait alors ; mais ce n’était déjà plus pour lui plaire que se donnaient les fêtes de Versailles.

Le roi choisit lui-même les emplacements des jardins qu’on devait disposer et décida les divertissements, dont les eaux récemment amenées à grands frais allaient être le principal intérêt. Ces belles eaux avaient contribué plus que toute autre création à renouveler le décor de Versailles ; et c’était une occasion excellente de les montrer, jaillissant de partout dans ces beaux jardins où, dix ans plus tôt. on ne voyait que des marécages.

Le château de Versailles et son parc en 1668

Le château de Versailles et son parc en 1668

Les divers organisateurs reçurent leurs rôles. Le duc de Créqui, premier gentilhomme de la Chambre, fut chargé de ce qui regardait la comédie le maréchal de Bellefond, premier maître d’hôtel du roi, prit soin de la collation et du souper, et Colbert, comme surintendant des Bâtiments du roi, des constructions et du feu d’artifice. Il distribua la besogne entre Vigarani, qui dressa la salle de comédie ; Henri Gissey, dessinateur des plaisirs du roi, qui accommoda celle du souper, et Le Vau, qui fit la plus importante, celle du bal. Le sieur Jolly eut à diriger les effets d’eau ; Gissey, les illuminations ; et il est à penser, sans qu’il soit expressément nommé, que Le Brun donna des idées à tout le monde.

Au jour fixé, le roi vient de Saint-Germain dîner à Versailles avec la reine, le Dauphin, Monsieur, frère du roi, et Madame (Henriette d’Angleterre). Le reste de la Cour arrive dans l’après-midi, et les officiers du roi offrent à chacun des rafraîchissements dans les salles du rez-de-chaussée ; les principales dames sont conduites dans des chambres particulières où elles peuvent se reposer. Vers six heures, le roi, la reine et toute la Cour sortent sur le Grand Parterre. « Cette agréable multitude de belles personnes extraordinairement parées », se répandent « en un instant dans tous les jardins, à peu près comme un grand amas d’eaux retenues et resserrées, qui s’épanchent tout d’un coup et qui inondent une grande étendue de pays ». Madeleine de Scudéry fait partie de ce brillant cortège, et ces galantes images sont de sa plume. Le roi, cependant, passe devant la Grotte de Théthys, cette merveille de rocailles et de jeux d’eaux qui s’achève à peine ; il descend le long du parterre de gazon et va au rondeau du Dragon, faire admirer les figures de plomb doré qu’on vient d’y mettre.

Puis, par les jeunes bosquets qui donnent déjà une ombre assez épaisse, on se rassemble dans une espèce de labyrinthe dont le centre est un cabinet de verdure, à l’aboutissement de cinq allées. Le bassin qui s’y trouve est couvert par cinq buffets adossés au jet de la fontaine et dont chacun offre un aspect inattendu : l’un est une montagne dont les cavernes sont remplies de diverses viandes froides ; un autre, un palais bâti de massepains et de pâtes sucrées ; ces buffets sont séparés par des vases renfermant des arbustes, dont les fruits sont des fruits confits.

Les fruits naturels ne manquent pas non plus : ils sont encore sur leurs arbres, rangés le long des cinq allées en charmille ; on y peut cueillir, dans l’une, des poires de toute espèce ; dans l’autre, des groseilles de Hollande ; la troisième présente des abricots et des pêches ; la quatrième, des bigarreaux et des cerises, et la cinquième est toute bordée d’orangers de Portugal. Il y en a pour les goûts les plus divers, et les yeux, au bout de chaque allée, sont charmés par une disposition de niches fleuries au chiffre du roi, abritant la figure dorée d’une divinité sylvestre, d’un effet vif sur le fond vert des palissades.

« Après que Leurs Majestés eurent été quelque temps dans cet endroit si charmant, et que les dames eurent fait collation, le Roi abandonna les tables au pillage des gens qui suivaient, et la destruction d’un arrangement si beau servit encore d’un divertissement agréable à toute la Cour, par l’empressement et la confusion de ceux qui démolissaient ces châteaux de massepains et ces montagnes de confitures. » Le roi monte ensuite en calèche, la reine dans sa chaise, la Cour dans les carrosses particuliers, entrés par faveur spéciale, et l’on va faire « le tour du bassin de la fontaine des Cygnes, qui termine l’Allée royale vis-à-vis du château ».

Il y a maintenant, en attendant le groupe du Char d’Apollon, une haute gerbe d’eau formée d’un grand nombre de jets. Continuant l’allée de tilleuls qui borde le petit parc, et remontant par celle qui sera l’allée de Saturne, on arrive à un carrefour d’allées où Vigarani a élevé le théâtre. La salle peut contenir près de trois mille spectateurs. Au dehors, elle est toute en feuillage ; le dedans est tendu des plus belles tapisseries de la Couronne et éclairé de trente-deux lustres de cristal.

De chaque côté de l’ouverture de la scène, deux statues, la Victoire et la Paix, rendent hommage à l’heureux conquérant de la Flandre et de la Franche-Comté : « La première face [décor] du théâtre fut un superbe jardin orné de canaux, de cascades, de la vue d’un palais et d’un lointain au delà. Une seconde collation fut offerte au bord du théâtre. Ensuite une agréable comédie de Molière fut représentée ; le théâtre changea plusieurs fois très agréablement, et la comédie fut entremêlée d’une symphonie la plus surprenante et la plus merveilleuse qui fut jamais, de quelques scènes chantées par les plus belles voix du monde et de diverses entrées de ballets très divertissantes. La dernière surtout fut admirable par une prodigieuse quantité de personnages et de figures différentes, dont la foule régulière, s’il est permis de parler ainsi, occupa tour à tour toutes les places du théâtre avec tant d’ordre et de justesse qu’on n’a jamais rien vu de pareil. »

Grand divertissement royal en 1668, par Jean Le Pautre

Grand divertissement royal en 1668, par Jean Le Pautre

Ce dernier ballet. où plus de cent personnes évoluèrent à la fois sur la scène, ce qui ne s’était, paraît-il, jamais vu, représentait le Triomphe de Bacchus et fut le triomphe de Lulli. Molière avait compté sur les conventions théâtrales du temps, pour entremêler les bergeries du ballet et la scène mythologique finale aux deux actes d’une comédie bourgeoise assez joyeuse. Elle traitait des malheurs « d’un riche paysan marié à la fille d’un gentilhomme de campagne », et les couplets, si bien tournés qu’ils fussent, ne valaient point cette prose, qui n’était autre que Georges Dandin.

Au sortir du spectacle, la Cour se dirigea vers un autre rond-point du parc, où l’on aperçut de loin l’illumination d’un salon octogone de feuillée, couvert en dôme et orné de figures dorées, de trophées et de bas-reliefs. L’intérieur fut un enchantement. Les effets d’eau et de lumière s’y multipliaient. Au milieu du salon, un grand rocher, surmonté d’un Pégase et parsemé des figures d’argent d’Apollon et des Muses, représentait le Parnasse ; d’abondantes cascades jaillissant du sommet formaient quatre petits fleuves et allaient se répandre sur des pelouses. Toute l’architecture était de feuillage, sauf les huit pilastres d’angle, qui supportaient des coquilles de marbre superposées et se renvoyant des nappes d’eau. La corniche soutenait des vases de porcelaine garnis de fleurs alternant avec de grandes boules de cristal, et des guirlandes de fleurs y étaient suspendues par des écharpes de gaze d’argent.

En face de l’entrée, le principal buffet, dans un cabinet assez profond, présentait la plus belle vaisselle du Roi et vingt-quatre énormes bassins d’argent ciselé, « séparés les uns des autres par autant de grands vases, de cassolettes et de girandoles d’argent d’une pareille beauté ». On y avait mis aussi de hauts guéridons d’argent récemment faits aux Gobelins, sur lesquels posaient d’autres girandoles allumées de dix bougies de cire blanche.

Le roi prit place devant le rocher où étaient comme incrustées les pâtes et les sucreries, et autour duquel se trouvaient dressées les tables pour soixante personnes. Le festin eut cinq services, chacun de cinquante-six grands plats. Dans les allées voisines, sous des tentes, la reine tenait sa table particulière, et beaucoup d’autres tables étaient préparées pour les dames. Les ambassadeurs en avaient trois dans la Grotte de Théthys, et il y en avait en plusieurs endroits du parc, servies à profusion et « où l’on donnait à manger à tout le monde ». Ne retenons que la table de la duchesse de Montausier, où furent réunies madame de Montespan, la belle madame de Ludres, mademoiselle de Scudéry et madame Scarron. A la table du roi, où était la duchesse de La Vallière, avaient été conviées la marquise de Sévigné et mademoiselle sa fille.

Le roi, s’étant levé de table, sortit par un portique montant vers le Château et fut, en deux cents pas, à la salle de bal. Ce n’était plus, cette fois, une construction de feuillage, mais une superbe construction à huit pans, revêtue, au dehors et à l’intérieur, de marbre et de porphyre, ornée seulement de festons de fleurs. « Il n’y a point de palais au monde, s’écriait mademoiselle de Scudéry, qui ait un salon si beau, si grand, si haut élevé, ni si superbe. » II avait six tribunes en amphithéâtre, dont le fond était une grotte de rocaille. Les figures décoratives de plâtre ou de carton, auxquelles les bons sculpteurs des Bâtiments du roi avaient travaillé de leur mieux, étaient celles d’Arion, d’Orphée chantant au milieu de nymphes, et de huit femmes, « qui tenaient dans leurs mains divers instruments, dont elles semblaient se servir pour contribuer au divertissement du bal ».

Les eaux réunissaient ici leurs effets les plus curieux. Elles coulaient des piédestaux des statues, du fond des grottes, et tout le long d’une allée qui s’ouvrait sur un des côtés de la salle. Cette allée, flanquée de cabinets dont des termes marquaient l’entrée, paraissait extrêmement profonde. Tout au bout, la grotte en rochers qui la terminait, avec des figures dorées de divinités marines, donnait naissance à de belles nappes d’eau qui tombaient en des vasques successives, se divisaient et descendaient l’allée par deux canaux de marbre, pour se réunir dans un bassin à l’entrée du salon.

Grand divertissement royal en 1668 : la collation, par Jean Le Pautre

Grand divertissement royal en 1668 : la collation, par Jean Le Pautre

Un grand jet d’eau dans ce bassin et seize moins grands, jaillissant des canaux, aidaient à prolonger la perspective. La splendeur du bal fut digne du décor. « Et si l’on pouvait faire concevoir l’effet merveilleux de cent chandeliers de cristal et d’un nombre infini de plaques, de girandoles et de pyramides de flambeaux dans ce grand salon, où l’éclat des eaux disputait de beauté avec les lumières, où le bruit des fontaines s’accordait avec les violons, et où mille objets différents faisaient le plus bel objet qui fut jamais, les nations étrangères auraient peine à croire qu’on n’ajoutât rien à la vérité. »

Un spectacle plus surprenant encore termina la fête. Après le bal, le roi et la Cour gravirent les rampes du Fer-à-Cheval, autour du bassin de Latone, et trouvèrent en place une illumination grandiose, qu’aucun préparatif apparent n’avait laissé prévoir dans la journée. « Après avoir passé par quelques allées un peu sombres pour donner plus d’éclat à ce qu’on devait voir, comme l’on arrivait sur une magnifique terrasse, d’où l’on découvre également et le palais et les terrasses qui vont en descendant et qui font un amphithéâtre de jardins, on vit un changement prodigieux en tous les objets ; et l’on peut dire que jamais nuit ne fut si parée et si brillante que celle-là.

« En effet, le palais parut véritablement le palais du Soleil ; car il fut lumineux partout, et toutes les croisées parurent remplies des plus belles statues de l’antiquité, mais de statues lumineuses et colorées diversement, qui répandaient une si grande lumière, que les ombres pouvaient à peine se cacher sous les bois verts qui sont à l’extrémité du parc... Toutes ces diverses balustrades, aussi bien que les terrasses des divers jardins, qui ont accoutumé d’être bordées de vases de porcelaine remplis de fleurs, le furent de vases flamboyants, qui ornaient et éclairaient en même temps la vaste étendue de ces superbes jardins.

« Outre les statues du palais et les vases des terrasses et des balustrades, on vit dans les jardins d’en bas des allées de termes enflammés..., des colosses lumineux, des statues, des caducées de feu entrelacés et mille objets enfin qui, en se faisant voir eux-mêmes, servaient aussi à faire voir les autres. Mais comme ce n’était pas encore assez de charmer les yeux par tant d’objets éclairés qui étaient fixes dans leur éclat, on entendit tout d’un coup, par le bruit éclatant de mille boîtes, une harmonie héroïque pour ainsi dire, qui fut suivie de mille aigrettes de feu d’artifice, qu’on vit sortir des rondeaux, des fontaines, des parterres, des bois verts et de cent endroits différents.

« Les deux éléments étaient si étroitement mêlés ensemble qu’il était impossible de les distinguer. En voyant sortir de terre mille flammes qui s’élevaient de tous côtés, l’on ne savait s’il y avait des canaux qui fournissaient, cette nuit-là, autant de feux comme pendant le jour où avait vu de jets d’eau qui rafraîchissaient ce beau parterre. Cette surprise causa un agréable désordre parmi tout le monde, qui, ne sachant où se retirer, se cachait dans l’épaisseur des bocages et se tenait contre terre. Ce spectacle ne dura qu’autant de temps qu’il en faut pour imprimer dans l’esprit une belle image de ce que l’eau et le feu peuvent faire, quand ils se rencontrent ensemble et qu’ils se font la guerre.

« Et chacun, croyant que la fête se terminerait par un artifice si merveilleux, retournait vers le Château, quand, du côté du grand étang, l’on vit tout d’un coup le ciel rempli d’éclairs et l’air d’un bruit qui semblait faire trembler la terre. Chacun se rangea vers la Grotte. pour voir cette nouveauté ; et aussitôt il sortit de la Tour de la Pompe, qui élève toutes les eaux, une infinité de grosses fusées... Il y en avait même qui, marquant les chiffres du Roi par leurs tours et retours, traçaient dans l’air de doubles L toutes brillantes d’une lumière très vive et très pure. Enfin toutes ces lumières s’éteignirent : et, comme si elles eussent obligé les étoiles du ciel à se retirer, l’on s’aperçut que de ce côté-là la plus grande partie ne se voyait plus, mais que le jour, jaloux des avantages d’une si belle nuit, commençait à paraître. »

Telle fut la fête de 1668, la première apothéose de Versailles. Presque aussitôt, l’ordre était donné de le transformer encore. On ne reverra plus ce Versailles des premières fêtes, que le bon La Fontaine aura vainement chanté ; peut-être, dès cette époque, le jeune roi songe-t-il à lui préparer pour l’avenir une étonnante fortune.

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