En 1920, cependant qu’en vue de rétablir la fortune et le crédit de la France, il est question d’établir un impôt spécial sur les articles de luxe et de mettre en œuvre un programme de restrictions impliquant de distinguer le nécessaire du superflu, la revue Lectures pour tous met en garde contre une discrimination faite à l’emporte-pièce et un discours démagogique qui fustigerait aveuglément le goût pour le luxe
Il est difficile de s’accorder sur cette question : « Qu’est-ce que le nécessaire et qu’est-ce que le superflu ? », De tout temps, les moralistes et les sermonnaires ont tonné contre le luxe ; souvent, les gouvernements ont édicté des lois somptuaires. Mais qu’est-ce que le luxe et où commence la somptuosité, voilà ce qu’ils n’ont jamais pu dire. Aujourd’hui, les économistes et les hommes d’Etat nous conjurent, pour rétablir la fortune de la France, de renoncer aux dépenses inutiles et de nous restreindre aux nécessaires.
Ils ont raison. Mais nous ne savons pas plus qu’au temps des philosophes grecs, quelles sont les unes et les autres. Peut-être le savons-nous moins encore, car notre choix doit porter sur des choses infiniment plus nombreuses que jadis et dont l’habitude nous a fait des nécessités.
Qu’appellerons-nous, en effet, choses « nécessaires » ? Les choses dont on ne peut pas se passer pour vivre ? Mais à part un certain nombre de grammes de céréales, de légumes, ou de viande, sans lesquels on mourrait de faim, d’un certain volume de vêtements et de combustible sans lesquels on mourrait de froid, et d’un toit au-dessus de sa tête, pour ne pas souffrir des intempéries, nous pourrions subsister, privés de tout ce que nous considérons comme « nécessaire ».
Le sucre est considéré comme nécessaire, mais en quoi ? Le corps humain serait-il fait autrement de nos jours que sous le roi Louis-Philippe ? C’est peu probable. Or, si nous relisons les journaux de 1843, nous y voyons que la consommation du sucre était, y compris la pâtisserie, de 4nbsp ;kilos en moyenne par tête, durant toute l’année, ce qui permet d’évaluer à 11 grammes environ par personne et par jour ce qui paraissait nécessaire dans ce temps-là.
Autre exemple : on vivait déjà en France avant Henri IV, je veux dire que tout le monde ne mourait pas de faim. Or personne avant Henri IV ne mangeait ni pommes de terre, ni aubergines, ni melons, ni artichauts, ni asperges, ni betteraves, ni tomates, ni choux-fleurs, qui nous paraissent légumes nécessaires aujourd’hui. On buvait du vin, mais si peu ! Que pouvaient bien boire, au Moyen Age, les légions d’ouvriers qui édifiaient les cathédrales, lorsqu’à la cour de Philippe le Long, par exemple, les plus grands seigneurs du royaume n’avaient à leur disposition que la valeur d’environ 70 centilitres de vin par jour ? Ils ont tout de même vécu et fait de notables travaux.
La preuve qu’aujourd’hui encore on peut se passer de vin, c’est qu’on s’en passe sur plus des neuf dixièmes du globe, le nombre des habitants de la terre qui usent du jus de la vigne étant très petit, comparé à ceux qui n’en usent pas. Le vin est, comme on le sait, précise notre journaliste qui écrit en 1920, une des boissons le moins répandues dans l’humanité : elle ne l’est vraiment que dans le sud-ouest de l’Europe, et en France, plus que partout ailleurs. Or on n’observe pas que les populations d’Europe ou d’Amérique, ou d’Asie, qui ne boivent pas de vin, vivent moins longtemps ou travaillent moins diligemment que les autres. Que veut-on donc dire quand on dit que le vin est « nécessaire » à la vie ou au travail ? On veut dire qu’on a envie d’en boire, voilà tout.
Il en est ainsi de presque tout ce que nous appelons nécessaire. Nous considérons comme nécessaires des vitres à nos fenêtres, mais au XVIe siècle encore, il n’y avait guère dans la plupart des logis que des croisées de papier huilé. Au Louvre même, le palais des Rois, seules les fenêtres donnant sur les belles façades avaient des vitres. Nous tenons pour indispensables l’électricité, ou au moins le gaz, ou tout au moins la lampe à pétrole, et, en cas de grande infortune, la bougie.
Mais sous Louis XIV, encore, l’on n’avait rien de tout cela à l’exception de la bougie, et la bougie elle-même était un luxe royal. Les grands seigneurs, la plupart des princes n’usaient à l’habitude que de la chandelle. La duchesse de Bourgogne avouait n’avoir jamais eu de bougie de cire dans son appartement avant d’être à la cour du grand Roi.
Est-ce que l’homme du XXe siècle est fait de telle sorte qu’il ne puisse exister physiologiquement sans toutes ces nouvelles sortes de lumière ? Mais il s’en passe parfaitement ! Lisez, dans le beau livre de Charles Géniaux, Mes voisins de campagne, cette description d’un intérieur de paysans bas-bretons, non pas au XVIIe siècle, mais de nos jours : « Du coffre d’Herbot, Christine sortit un paquet de chandelles de suif et quelques-uns de ces bâtonnets de résine fabriqués dans les fermes et qu’on place sous l’âtre après que leur humble éclat plus pétillant que lumineux étoile au moins les ténèbres... Christine souffla brusquement la chandelle : nous nous trouvâmes en pleine obscurité.
« Excusez-moi, monsieur, dit la sabotière mais rapport au chômage de Symphorien on ne peut tenir la chandelle allumée que dans les instants d’importance. Quand je fais la soupe et au moment du coucher, j’éclaire. Le reste du temps nous nous contentons de la rougeur du feu. » Voilà des gens qui se passent de tout ce qu’on a découvert en fait d’éclairage depuis trois siècles.
Les Parisiens eux-mêmes se passaient, hier, d’une foule de choses qui leur paraissent nécessaires aujourd’hui. Il leur faut plus de 25 millions de kilos de pétrole — il ne leur en fallait que 4 millions en 1872 : ils vivaient cependant et ne criaient pas misère... Il ne faut donc pas dire : le nécessaire, c’est ce dont on ne peut se passer, sans ajouter : « maintenant et avec nos habitudes ».
Mais les habitudes de qui ? « On ne peut plus vivre sans une automobile ! » disaient, un jour, des gens fortunés et glorieux devant leur petit garçon. Les enfants prennent tout au pied de la lettre. Celui-ci répétait cet aphorisme à ses petits camarades sur la place tout en faisant des pâtés de sable. « C’est-y donc que nous allons tous mourir ? » s’écria un autre, dont les parents n’avaient pas d’automobile, et il se mit à pousser des hurlements à la pensée de la catastrophe qui le menaçait lui et les siens.
Nous sommes tous plus ou moins comme ce jeune défaitiste. Nous croyons, de bonne foi, ne pouvoir vivre sans une foule de choses qui, à nos pères, et à nous-mêmes il y a trente ans, étaient totalement inconnues. L’habitude, il est vrai, peut nous en faire une nécessité, si toute notre vie est organisée de telle sorte qu’elle se trouve bouleversée lorsque le rouage nouveau se brise. Mais la vie de qui ? Et l’habitude depuis quand ? Les Français, en 1920, ont-ils l’habitude du téléphone ou ne l’ont-ils pas ? De l’électricité ? De l’ascenseur ? De l’autobus ? De la machine à écrire ?
Ils peuvent encore, je pense, poursuit le chroniqueur, se passer de l’aérobus — mais dans quelques années peut-être, l’aérobus étant devenu une habitude, ils le baptiseront objet de première nécessité. Et ils s’écrieront que la vie est intenable, si un jour seulement le service d’aérobus entre Paris et Trébizonde ou Paris-Sumatra vient à manquer... Dans tout cela, il entre beaucoup d’éléments d’appréciation personnelle ou, pour parler comme les philosophes, de « subjectif ».
Il est donc très difficile de fixer de façon théorique et absolue où finit le nécessaire et où commence le superflu. Mais d ailleurs ce n’est pas du tout utile. Car quand on prétend qu’il faut nous priver du luxe quel qu’il soit et consommer le nécessaire sans limitation, on pose très mal la question. La question est de savoir ce qui nous manque en France et ce qui ne nous manque pas. Et, parmi les choses dont nous avons en abondance, les choses que nous pouvons donner à l’Étranger en échange de ce qu’il nous donne et les choses dont il ne se soucie pas. Or, ceci n’est plus du domaine de la philosophie subjectiviste : c’est tout à fait objectif.
Dans cette matière, il faut distinguer trois ordres de choses. Il y a les choses que nous sommes obligés de demander à l’Étranger, ne les possédant pas du tout chez nous, comme le pétrole, le caoutchouc, le cuivre, certains charbons, le café, le cacao, certaines machines. Il y a les choses que l’Étranger est obligé de nous demander, ne les possédant pas chez lui : les vins fins, certaines primeurs, légumes, fruits ou fleurs, la mode féminine, les articles de Paris, etc. Et il y a, enfin, les choses que nous possédons ou fabriquons en concurrence avec l’Étranger : céréales, bétail, œufs et volailles, sucre, lainages, toiles, draps, soieries, automobiles, houille, etc.
Parmi ces dernières choses, il y en a que nous produisions, avant la guerre, de meilleure qualité ou en surabondance, de telle sorte que nous les exportions : œufs et volailles en Angleterre, lainages et soieries confectionnés un peu partout. Il y en a dont nous ne produisions pas à notre suffisance : la houille et aussi, pour une petite partie, le blé. Aujourd’hui, nous ne produisons notre suffisance de rien. Nous avons donc besoin de l’Étranger pour tout ce qui n’est pas produit spécial à la France.
Et il se trouve, précisément et malheureusement, que l’on peut se passer plus aisément des choses que l’Étranger doit venir prendre en France, vins fins, ou articles de Paris, que des choses que nous sommes obligés d’aller prendre à l’Étranger, en ce moment surtout : blé, houille, sucre, pétrole, etc. Il serait donc tout à fait déraisonnable de prétendre lui dicter des conditions. Il faut s’entendre avec lui, qui ne demande pas mieux que de nous fournir ce dont nous manquons pourvu que nous lui donnions quelque chose en échange.
Ce quelque chose — il faut bien le comprendre une fois pour toutes — ne peut pas être uniquement de l’argent. Un particulier, dans le même pays que nous, acceptera indéfiniment de l’argent en échange des marchandises qu’il nous aura livrées ou des services qu’il nous aura rendus, pourquoi ? Parce qu’avec cet argent, il pourra se procurer, tout de suite, autour de lui, celles dont il aura lui-même besoin. Mais qu’est-ce qu’un pays étranger peut faire de notre argent, sinon s’en servir pour venir nous acheter nos marchandises ? Et comment pourrait-il nous en acheter, si nous n’en avons pas à lui vendre ?
Notre argent ne peut avoir de la valeur, pour lui, qu’autant qu’il lui permet de s’approvisionner chez nous, ou encore chez un voisin qui, lui, n’acceptera cet argent qu’afin de s’approvisionner chez nous — ce qui revient au même. En tout état de cause, il faut, pour garder de la valeur à notre argent, que nous produisions, ou fabriquions, la contrepartie des marchandises reçues de l’Étranger, pour que, le jour où l’Étranger vient à nous, en tenant à la main notre propre monnaie, il reçoive quelque chose en échange.
Si nous lui avons acheté pour des milliards, il faut donc que nous ayons pour des milliards à lui vendre. Entre pays différents, et quand il s’agit de gros chiffres, le commerce c’est le troc. L’argent n’intervient que pour solder la différence entre les objets de ce troc. La valeur respective de l’argent, entre les différents pays, est donc plus ou moins élevée, selon que cette différence est plus ou moins grande. Moins on achète à l’Étranger, moins on est obligé de travailler pour lui à bas prix. Plus on lui vend, plus on l’oblige à fournir ses produits à bon compte. C’est, là, tout le mystère du change.
Cela étant, quel est le devoir présent pour chacun de nous ? Consommer le moins possible des choses que nous sommes obligés d’acheter à l’Étranger ou des choses que nous pouvons lui vendre. Et notre journaliste d’ajouter plus loin que les denrées périssables que nous n’avons pas les moyens de vendre au dehors, le poisson, par exemple, ou les huîtres, ou les fruits de printemps — fussent-ils choses superflues et de pur luxe — nous n’avons aucune raison de les économiser. Ainsi le devoir du consommateur peut être formulé : se priver, autant qu’il le peut, de toute chose venant de l’Étranger et aussi de toute chose de chez nous qui peut être vendue à l’Étranger.
Mais économiser ne suffit pas pour rétablir l’équilibre entre l’Étranger et nous : il faut produire. Produire quoi ? D’abord, tout ce dont nous avons besoin nous-mêmes, ou croyons avoir absolument besoin : en première ligne, les céréales, le charbon, le sucre et le bétail — afin de n’être pas obligé de l’acheter à l’Étranger. Ensuite, tout ce dont l’Étranger a envie et ce qu’il ne peut trouver que chez nous, notamment les vins fins et l’article de Paris. Là, encore, peu importe que nous produisions du nécessaire ou du superflu.
Tout ce qui est de bonne vente à l’étranger est nécessaire à produire. Car c’est le meilleur moyen de nous procurer ce dont nous avons besoin, lorsque nous ne pouvons pas le tirer de notre propre sol. Nous aurons beau faire, nous ne produirons pas nous-mêmes notre caoutchouc, notre café, ni notre cacao, ni probablement jamais tout notre pétrole, notre cuivre ou certaines « terres rares ».
Qu’importe, si, du moins, nous arrivons à produire les articles de luxe, les inutilités dont les pays producteurs de ces choses ont envie ? Bordeaux, la Bourgogne, Reims et la rue de la Paix valent des mines et des puits, si leurs produits peuvent s’échanger contre ceux des puits et des mines. C’est du champagne ou un chapeau qui part : c’est du pétrole ou du charbon qui revient.
Ainsi ne faut-il pas aveuglément, à la suite des moralistes, se déchaîner contre les industries de luxe. Il faut distinguer entre celles qui ne feraient que gaspiller des matières premières, du temps et du labeur humain et celles qui dérivent vers la France les richesses des nations lointaines. Se priver soi-même de tout luxe en faveur de ses compatriotes, rien de mieux ! Mais il ne faut pas en dégoûter les autres. Il faut au contraire cultiver leur goût pour tout ce qui vient de France.
Un trait fameux d’un philosophe de l’antiquité, reproduit dans un célèbre tableau du Poussin, est celui-ci : ce philosophe s’était appliqué à réduire ses besoins au minimum, et il croyait vraiment y être parvenu, lorsqu’un jour, en approchant d’une source, avec son écuelle, pour y puiser de l’eau à boire, il aperçut un enfant, accroupi, qui buvait dans le creux de la main. Le sage comprit qu’il ne s’était pas encore dépouillé de tout objet superflu : il jeta son écuelle. S’il vivait de notre temps, voilà un geste qu’il ne faudrait pas faire ! Mieux inspiré, et songeant à relever notre franc vis-à-vis du dollar, il céderait subtilement et pour beaucoup d’argent son écuelle à un richissime Américain, désireux de posséder la tasse de Sylvestre Bonnard ou de M. Bergeret.
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