Paru dans sa huitième édition en 1675, le Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens nous donne à observer les codes de la politesse d’autrefois ainsi que les façons courtoises de se comporter en société, gourmandes tant en précision qu’en temps et abandonnées au lendemain de la Révolution française
En 1615, lorsque le cavalier Marino vint rendre visite à ses bons amis de l’hôtel Rambouillet, il adressa en Italie une lettre des plus piquantes où, après avoir décrit au grand complet son costume de raffiné, il termine par cette phrase qui donne une singulière idée de l’étiquette alors en usage : « On se fait tant de cérémonies et de compliments que, pour arriver à une bonne révérence, il faut aller à l’école chez un maître à danser, une conversation entre deux personnes commençant toujours par un ballet. »
Frontispice du Jardin de la Noblesse Française, par Abraham Bosse |
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Cette manière de saluer est en somme ce qui s’est le plus longtemps perpétué dans le cérémonial de la civilité française. Denis Diderot, qui écrivait plus de cent ans après la mort de l’auteur de l’Adone, parle quelque part d’un philosophe de sa connaissance qui, profondément versé dans les sciences abstraites, n’avait jamais pu parvenir à exécuter une révérence correcte : « Aussi, poursuit Diderot, n’est-il jamais arrivé à rien. »
En ce temps-là, la Duthé disait en parlant de Létorière : « Il n’y a personne qui sache comme lui jeter galamment son chapeau sous son bras. » Au surplus, la politesse ne s’apprenait pas que chez les maîtres de danse. Les grandes manières d’un Lauzun ou d’un Richelieu procédaient avant tout d’une intuition supérieure des situations sociales, et d’un tact infaillible en matière de savoir vivre.
Extrait du Jardin de la Noblesse Française |
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Les choses ont bien changé depuis la Révolution française, et après les chemins de fer et le télégraphe électrique, le prix de la vie étant décidément un prix de course, il faut reconnaître qu’on n’a plus le temps d’être poli, et que cet art prodigieux composé, comme tout art véritable, de nuances insaisissables pour les profanes, peut être considéré aujourd’hui comme ressortissant aux sciences archéologiques.
« L’avenir est aux peuples qui mangent de la chandelle. » Quelqu’un écrivait cela à l’époque où la pioche de M. Haussmann aérait le bois de Boulogne, et perçait les grands boulevards de Paris. A croire que dans nos sociétés modernes l’avenir appartient d’une manière logique aux gens mal élevés. Cette impolitesse expéditive n’est peut-être, après tout, que l’envers inévitable de notre dévorante activité.
A titre de curiosité donc, et pour nous amuser à noter quelques contrastes — sans vouloir d’ailleurs trop creuser notre sujet — nous allons feuilleter rapidement un vieux traité de civilité qui nous retracera sur le vif les façons courtoises d’autrefois :
Comme en nos jours ferait rire le monde Quelque fantasque avecque sa rotonde, Ou quelque vieille au poil fauve et blondin, Avec le moule et le vertugadin, Le collet haut, la carrare engoncée, L’horrible manche en cercles cabassée, La grosse chaisne et cent beaux affiquets Qui du bon siècle attiraient les cocquets ! |
C’est le vieux Saint-Amant qui parle de la sorte, et il y a plus de trois siècles que ces choses-là sont écrites.
Le Traité que nous avons l’intention de parcourir avec le lecteur remonte au beau temps du règne de Louis XIV. Il est intitulé : Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens, dans sa huitième édition paraissant en 1675. L’ouvrage est dédié à Monseigneur le duc de Chevreuse. La matière y est divisée avec beaucoup de méthode, et l’on pourrait trouver dans l’Avertissement et la Conclusion, outre plusieurs citations des Pères et des Apôtres, quantité de belles maximes d’une tenue on ne peut plus respectable.
L’auteur écrit visiblement pour le commun des martyrs et s’adresse surtout aux masses. On voit là comment la généralité des Français était tenue de se comporter vis-à-vis des grands ; c’est tout l’intérêt du livre.
Or donc, prenons le chapitre IV ; l’Entrée dans la maison d’un grand et ce qu’il faut observer à la porte, dans les antichambres, etc. et dès la première ligne nous lisons ceci : « Pour commencer par la porte de la maison d’un Prince ou d’un grand Seigneur ce serait incivilité, en cas qu’elle fût fermée, de heurter fort et plus d’un coup, et ce serait encore une malhonnêteté d’y entrer en carrosse, à cheval ou en chaise. Il faut mettre pied à terre, etc. »
Extrait du Jardin de la Noblesse Française |
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« A la porte des chambres et du cabinet c’est ne sçavoir pas le monde que de heurter : il faut grater. » Ce préambule pose bien les distances, et permet d’apprécier dès l’abord, l’énorme inégalité existant entre les personnages. Un point seulement mériterait d’être mieux éclairci : Avec quoi grattait-on ? La page tournée, nous cueillons cette autre perle : « Il y en a (parmi les visiteurs) qui ayant appris le rafinement de la civilité dans quelque païs étranger, n’osent en compagnie ni se couvrir, ni s’asseoir le dos tourné au portrait de quelque personne de qualité éminente. »
Ainsi, il faut respecter les grands même en peinture ! Sans cela on a l’air de n’être guère sorti de son village. Chose pire, « c’est s’exposer à un affront » que d’avoir son chapeau sur la tête dans la chambre où se trouve le couvert du roi ou de la reine, et l’on doit se découvrir lorsque les officiers qui le portent traversent la pièce où l’on se trouve. Il faut agir de même en face du lit du souverain. On n’est de la Cour qu’à ce prix.
Ici quelques prescriptions relatives à l’usage du masque. Gageons que plus d’une lectrice ne sera pas fâchée d’en connaître la manœuvre : « A l’égard des dames il est bon de sçavoir qu’outre la révérence qu’elles font pour saluer, il y a le masque, les coëffes et la robe, avec quoi elles peuvent témoigner leur respect. »
« C’est incivilité d’avoir son masque sur le visage en un endroit où se trouve une personne d’éminente qualité et où on en peut être apperçu, si ce n’est que l’on soit en carrosse avec elle. C’en est une autre d’avoir le masque au visage en saluant quelqu’un, si ce n’est de loin, encore l’oste-t-on pour les personnes royales. » Le masque, on le voit, suppose toujours quelque familiarité.
Dans le chapitre de la Conversation nous trouvons plusieurs recommandations notables :
Ne pas joindre au mot Monsieur le « surnom » ou la qualité de la personne, quand c’est à elle-même que l’on parle. Ainsi remarquez cela : que l’on s’adresse à un marquis ou à un simple particulier, il faut dans les deux cas dire : Oui ou non Monsieur, tout court. En revanche, si l’on s’adresse à une personne en situation d’avoir des valets de pied il faut observer en parlant de ses domestiques de ne pas dire « vos valets » mais « vos valets de pied : ce n’est pas pour honorer les laquais, c’est pour honorer le maistre. »
Passons au baise-main : « Il est bon d’avertir qu’il faut toujours oster son gand et baiser la main en prenant ce que l’on nous présente, comme aussi en rendant ou donnant quelque chose à quelqu’un ; mais si on nous demande cette chose-là il faut la présenter promptement, de peur de faire attendre, et puis, l’ayant présentée, il faut baiser la main, et quand nous parlons ici de la main, nous entendons que ce doit être la main droite. »
Avouons que tout cela est du dernier galant. Mais à propos de gant et de baise-main nous empruntons, chemin faisant, à l’Histoire de la littérature espagnole de Puybusque quelques lignes saisissantes sur ce même Cavalier Marino, dont il a été question en commençant. Voici comment le Magister elegantiarum napolitain exécutait à Paris son entrée dans un salon :
« Lorsque Marino, que l’on appelait dans tout Paris le cavalier Marin, faisait visite à l’hôtel Rambouillet, la porte s’ouvrait comme pour recevoir le prince de Condé. Il s’avançait la tête haute, et tirant son gant avec une gravité castillane, il baisait la main à la marquise. » Tout le caractère quintessencié de la politesse de l’époque est dans cette entrée. Il est une série d’eaux-fortes d’Abraham Bosse qui peut donner une idée assez exacte de ces manières grandioses ; elle est intitulée : Le jardin de la Noblesse française, dans lequel se peut cueillir leurs manières de vettements. Il y a là des renseignements inestimables pour ceux qui étudient la période qui précède exactement celle dont s’occupe notre Traité.
Le chapitre de la Table mériterait d’être reproduit intégralement. Voici, par exemple, un détail empreint de haute allure et qui contraste d’autant plus avec les façons modernes : « Il ne faut pas quitter son manteau ou son épée pour se mettre à table, parce qu’il est de la bienséance de les garder. »
Nous nous bornerons à présent à transcrire ici divers conseils qui s’adressent aux personnes qui distribuent les parts aux convives. Elles pourraient fournir encore aujourd’hui d’utiles indications :
Extrait du Jardin de la Noblesse Française |
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« Pour ce qui est des viandes que nous appelons volatiles et qui se servent rôties, la maxime la plus constante des gens qui se connaissent en bons morceaux et qui rafinent sur la délicatesse des mets, est que de tous les oiseaux qui gratent la terre avec leurs pieds, les aisles sont toujours les plus délicates ; comme au contraire les cuisses sont les meilleures de tous ceux qui volent en l’air : et comme la Perdrix est au nombre de ceux qui gratent, l’aisle en est par conséquent le meilleur morceau. »
« ... Dans un cochon de lait ce que les plus frians y trouvent de meilleur est la peau et les oreilles ; et dans le lièvre, le levraut et le lapin, les morceaux les plus estimez et que l’on appelle par rareté morceaux du chasseur, se prennent au costez de la queue ; le rable, les cuisses et les épaules vont après. »
L’auteur entre ensuite dans une foule de recommandations qui nous entraîneraient trop loin. Ainsi il fallait, selon lui, peler les fruits avant de les offrir, et les présenter après les avoir recouverts de leur pelure. Travail à coup sûr délicat et fort méritoire.
Nous ne le suivrons pas non plus dans une multitude, de conjonctures dont les solutions ne feraient que confirmer ce qui a déjà été dit. On a vu par ce qui précède à combien de formalités se trouvaient astreints les gens non qualifiés vis-à-vis des grands. Quand un seigneur rendait visite à un simple particulier, celui-ci devait aller au-devant de son carrosse aussi loin que possible, et ne pas manquer d’être en manteau et en épée. En voyage ou en promenade, si l’on venait à rencontrer une procession, le roi ou les princes, il fallait descendre de carrosse et céder la route. Les hommes devaient garder la tête nue, et les daines ôter leur masque. Tout cela n’est que la déduction logique des prescriptions antérieures.
Enfin il resterait à parler de la politesse écrite, autrement dit de la correspondance épistolaire. Mais ici le problème s’enchevêtre à l’infini. L’auteur du Traité, après s’être évertué en vain pour trouver des formules qui puissent servir de modèles, finit par recommander à ses disciples de s’inspirer de la lecture du fameux Voiture. Le lecteur de nos jours qui n’imagine peut-être pas exactement les difficultés du style épistolaire d’alors nous saura gré de reproduire quelques jolis vers de Saint-Amant au sujet des lettres adressées aux personnes couronnées :
M’a-t-on instruit, sçais-je bien qu’une marge Doit être au moins de quatre doigts de large ? Qu’après « madame » il en faut vingt de blanc, Qu’en ces escrits le Vous n’a point de rang ? Que le respect parle en tierce personne ? Qu’à chaque mot « Votre Majesté » sonne ? Bref, qu’en tel cas il faut un bon docteur Pour bien tomber sur l’Humble serviteur. O qu’on en voit qui, dans leur tablature, En des sujets de pareille nature, Voulant finir, et ne sachant par où, Tombent si mal qu’ils se rompent le cou ! Que j’en connais, sans leur faire la guerre, Qui dès l’abord donnent du nez en terre ! Et qu’en missive on est embarrassé Quand le paquet aux Dieux est adressé ! |
On n’aura pas de peine à concevoir que nous avons omis çà et là pas mal de préceptes de nature à faire sourire le lecteur sceptique. A un seigneur qui éternue, ne pas dire : Dieu vous assiste, mais se découvrir et faire une profonde révérence. Ne pas se peigner dans une église, et si l’on n’est qu’un simple particulier, ne pas prendre deux morceaux de pain bénit. Ne pas manger le potage ou la sauce à même le plat ou la soupière. Ne pas jeter, quelque adroitement que cela soit, une bouchée de mauvais goût sous la table. Ne pas quitter sa perruque en société, surtout quand il y a des dames, etc. L’excellent auteur enregistre toutes ces choses avec une gravité qui ne bronche jamais.
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