Au début du XXe siècle, un ancien secrétaire-rédacteur de celle que l’on désigne alors sous le nom de Chambre des députés, consigne à son sujet quelques anecdotes et souvenirs, invitant ses lecteurs à pénétrer au sein du palais Bourbon et à vivre l’agitation caractérisant les séances
Nous sommes place de la Concorde, traversons le pont. Nous voici en face du palais. Entrons. Et tout d’abord quelques mots sur l’immeuble. Le Palais-Bourbon n’a pas été édifié pour la destination qu’il remplit aujourd’hui. Il a été construit en 1722 par la duchesse de Bourbon ; il passa ensuite au prince de Condé, qui l’agrandit de 1766 à 1777. En 1790, le palais devint propriété de l’État par suite du décret qui prononça la confiscation des biens des émigrés. La Convention nationale l’affecta au Conseil des Cinq-Cents ; mais, comme il ne s’y trouvait pas de salle susceptible d’être consacrée à leurs séances, Gisors et Lecomte, architectes, furent chargés d’en construire une en face du pont de la Concorde et sur l’emplacement même de l’hôtel bâti par la duchesse de Bourbon.
Sous le Directoire, la salle nouvelle fut inaugurée avec pompe. C’est dans cette salle que siègeront le Conseil des Cinq-Cents, le Corps législatif institué par la Constitution de l’an VIII, la Chambre des députés de 1814, celle de 1815 et celle de 1828. A cette époque, le gouvernement ordonna la création d’une salle nouvelle, et comme l’importance des travaux devait priver les députés de leur lieu de réunion pendant un certain temps, on fit en quarante jours une salle provisoire dans le jardin. Cette salle servit aux sessions de 1830 et de 1831. Elle fut démolie en 1832. C’est dans cette salle provisoire que Louis-Philippe fut proclamé roi des Français le 9 août 1830.
La nouvelle salle fut livrée en 1832. Elle servit jusqu’en 1848. La révolution éclate et une Assemblée constituante de 900 membres est convoquée. Impossible de caser tout ce monde dans la salle du Parlement. Aussi le gouvernement fait-il édifier une nouvelle salle, encore provisoire, qui fut appelée salle de carton et qui subsista jusqu’au 1er décembre 1851. C’est dans cette salle que le prince Louis-Napoléon jura fidélité à la République. Le Corps législatif du second Empire reprit possession de la salle qui avait servi aux débats du Parlement de Louis-Philippe, et c’est dans cette salle faite pour 300 personnes que s’entassèrent 585 députés, salle qui abrite aujourd’hui l’Assemblée nationale.
La séance
Mais voici que deux heures sonnent ; la séance va commencer. Dans la salle des Pas-Perdus un commandement militaire retentit : « Portez armes, présentez armes », les clairons sonnent, les tambours battent aux champs, et le président, après avoir traversé la salle des fêtes, apparaît entre deux haies de soldats.
Deux huissiers le précèdent, un capitaine et un lieutenant marchent à ses côtés. Les députés secrétaires et le secrétaire général suivent ; un huissier de cabinet, qui porte un volumineux dossier, le dossier de la séance, ferme la marche. Le public qui est compose de députés, de journalistes, de fonctionnaires de haut grade, de préfets à la recherche de tuyaux sur la durée probable du ministère et sur la composition du ministère futur, se découvre sur l’invitation d’un gardien du palais qui crie : « Chapeau bas, Messieurs, s’il vous plaît. »
Un jour, un député conservateur, très connu et par son talent d’orateur et par ses boutades d’esprit et par sa haine de la République, refusa absolument de se découvrir devant le président Gambetta. Interpellé, il répondit : « Je ne salue que le Saint-Sacrement, les corbillards et mes amis ; M. Gambetta ne rentre dans aucune de ces catégories. »
Le cortège, après avoir traversé le salon de la Paix, arrive à la porte de la salle des séances. Les officiers saluent du sabre le président, qui, d’un geste tantôt sévère, tantôt indifférent, tantôt gracieux, suivant la nature de l’homme, rend le salut et entre dans la salle. Il monte au fauteuil, s’assoit, donne un coup de sonnette et prononce la formule sacramentelle : « La séance est ouverte ».
Du haut de son fauteuil, le président domine toute la salle. Il a, à sa droite et à sa gauche, six députés secrétaires, le directeur de la sténographie et le chef des secrétaires-rédacteurs. Sur son bureau, on aperçoit la sonnette, l’instrument du silence, un coupe-papier, le règlement et le dossier de la séance. Derrière lui se tient le secrétaire général de la présidence. C’est le dictionnaire, l’encyclopédie, la mémoire du président. C’est lui qui, tout instant de la discussion, quand une difficulté réglementaire se produit, doit indiquer au président l’article du règlement qui est applicable et le précédent qui, sous l’Empire, la Monarchie ou la Constituante, peut le plus aisément se rapprocher de l’incident qui vient de naître.
Devant le président, la tribune de l’orateur ; au pied de la tribune, le banc des secrétaires-rédacteurs ; à droite et à gauche, les sténographes ; en face, les ministres. Schneider, sous l’Empire, présidait en frac, cravate blanche, le grand cordon de la Légion d’honneur en sautoir ;Grévy, à l’Assemblée nationale, inaugura la redingote ; Buffet remit en honneur l’habit et la cravate blanche que ses successeurs conservèrent. Le bureau du président est en acajou massif. Gambetta, à l’époque ou il était à la présidence, avait tellement l’habitude de frapper avec son coupe-papier sur le bord du bureau que chaque mois il fallait le réparer. De guerre lasse, l’architecte du palais finit par faire établir une bande de cuivre tout autour du bureau.
À la tribune
La tribune de l’orateur est en marbre. C’est la tribune du Conseil des Cinq-Cents. Elle est ornée d’un bas-relief de Lemot (1798) représentant l’Histoire et la Renommée. Sous l’Empire, il y avait une tribune plus élevée et qui n’était pas très commode pour les orateurs de petite taille. Louis Blanc était obligé, lorsqu’il parlait, de monter sur un tabouret. Un jour, dans le feu de la discussion, il oublie ce tabouret, fait un faux mouvement, tombe et disparaît derrière la tribune. Thiers n’a jamais oublié cet incident ; aussi dès qu’il fut chef du Pouvoir exécutif s’empressa-t-il de faire reléguer au magasin cette malencontreuse tribune qu’il remplaça par celle des Cinq-Cents, beaucoup plus basse, beaucoup plus agréable pour lui.
Il faut avoir appartenu à la Chambre à un titre quelconque pour comprendre l’émoi légitime que ce mot de « tribune » inspire au député qui va faire ses débuts. Et comment en serait-il autrement ? Que d’hommes sont arrivés au Parlement avec une réputation d’orateur de premier ordre et, en quelques minutes, ont vu crouler cette réputation acquise par de longues années de pratique dans un barreau de province ou dans une chaire de professeur d’éloquence française !
Voyez le député qui doit prononcer son premier discours. Il semble que tout se réunisse pour rendre sa tâche plus difficile. Depuis des semaines, il travaille, lit, relit son discours, l’allonge ou le raccourcit, le corse ou l’atténue, se demandant avec inquiétude si l’effet qu’il produira répondra à son désir. Pendant des journées entières, il attend l’heure à laquelle il sera appelé à la tribune. Il est anxieux, fiévreux, n’entend rien de ce qui se dit autour de lui, ne pense qu’à son discours. Dans le palais, de quelque côté qu’il dirige ses yeux, il n’aperçoit que des images qui semblent avoir été placées là tout exprès pour lui rappeler comment parlaient ceux qui, avant lui, ont illustré la tribune française.
Séance orageuse à la Chambre des députés
Le député court à la bibliothèque pour y vérifier un texte, y chercher un argument décisif ; mais la porte d’entrée de la bibliothèque est gardée par deux statues Cicéron et Démosthène. Enfin l’heure de prendre la parole a sonné et le débutant, qui est peut-être le grand orateur de demain, entend appeler son nom. Il quitte sa place, passe à travers les bancs de ses collègues, tandis que les lorgnettes se fixent sur lui ; il traverse l’hémicycle et monte les sept marches qui conduisent à la tribune.
Regardez bien cet orateur et vous apercevrez sur son visage la trace des angoisses qui l’émeuvent et le troublent. Une fois à la tribune, il jette les yeux autour de lui. Le spectacle n’est pas fait pour le rassurer. Devant lui, il aperçoit les ministres, puis la foule de ses collègues, puis la loge diplomatique. Plus haut, les journalistes, journalistes français et étrangers, qui sont sans pitié pour son émotion et qui, ce soir, critiqueront ses opinions, ses arguments, ses intentions, son geste, sa voix, son physique et qui exagéreront la faute la plus minime.
Baisse-t-il les yeux, il aperçoit les secrétaires-rédacteurs qui, dans quelques minutes, pendant qu’il parlera, expédieront par la poste, le télégraphe et le téléphone aux quatre coins de la France, l’analyse réduite, mais exacte et impartiale, de son discours, et les sténographes qui relèveront fidèlement le moindre mot quand bien même ce mot serait malheureux.
Et si l’orateur a su vaincre son émotion, s’il a du talent et que la proposition qu’il développe est excellente, il n’en est pas moins exposé à trouver des contradicteurs. Au Parlement, on ne satisfait jamais tout le monde, et il suffit d’affirmer une opinion pour que d’un banc quelconque parte une interruption prouvant que l’opinion contraire a des défenseurs. Les interruptions sont interdites, il est vrai ; mais cela n’empêche pas qu’elles se produisent sans cesse. Il y a des orateurs qui sous le coup d’une interruption désagréable rebondissent plus fortement et font de ces réponses qui rivent l’interrupteur à son banc. D’autres au contraire se troublent et perdent le fil de leur discours.
C’est le moment de recourir au verre d’eau. Le verre d’eau est pour l’orateur ce qu’est la tabatière pour le vieux curé auquel une pénitente pose une question scabreuse. Il permet de cacher son trouble, de s’arrêter un instant et de réfléchir. Mais pourquoi donc appelle-t-on verre d’eau ce verre qui ne contient qu’exceptionnellement de l’eau ? Chaque orateur a ses préférences, son goût, ses manies. Celui-ci boit du sirop de gomme, celui-là de l’orgeat, cet autre de l’eau de Seltz, cet autre encore du madère. Monseigneur Freppel buvait de la bière, Clemenceau du Marsala, Pouyer-Quertier, lui, consommait une demi-bouteille de Bordeaux à la moindre intervention à la tribune.
Un député qui prononça un jour un discours sur l’alcoolisme débuta en ces termes : « L’alcool même parfaitement rectifié est un poison et tous ceux qui en prennent diminuent, à chaque verre qu’ils consomment, le nombre de jours qu’il leur reste à vivre. » L’orateur avait à peine achevé cette phrase qu’il éprouva le besoin d’humecter ses lèvres. Voyant que le verre d’eau ne lui avait pas encore été apporté, il interpella le garçon chargé de ce service par ces mots que seuls les sténographes entendirent : « Un grog bien chaud avec beaucoup de cognac. »
Thiers, lui, se faisait apporter à la tribune deux verres ; l’un contenait du café et l’autre de l’eau ; il buvait alternativement dans l’un et l’autre verre, mais, détail qu’on ignore, Thiers ne buvait que du café qui avait été fait spécialement pour lui, chez lui, et qui était apporté à la Chambre par son fidèle secrétaire. Thiers, probablement, craignait le mauvais café. Un garçon de bureau, toujours le même, est chargé du service du verre d’eau. Son laboratoire, dissimulé dans un coin de la salle, contient, en guise de tableau, une affiche sur laquelle, en face du nom des principaux orateurs, figure le genre de boisson qu’il faut servir.
Mais revenons à l’orateur lui-même. Le voilà à la tribune. Il parle. Comment parle-t-il ? Les uns improvisent, les autres récitent, d’autres encore lisent. L’orateur qui lit n’est pas écouté. Dès qu’il suit son manuscrit, le bruit des conversations couvre sa voix et si quelque collègue l’interrompt, ce n’est que pour lui adresser ce conseil peu aimable : « Passez vos feuillets à la sténographie. » Du temps du président Dupin, un orateur qui s’appelait Abraham Dubois lisait un jour un interminable discours. La Chambre, à maintes reprises, avait manifesté sa fatigue et le président avait invité l’orateur à rentrer dans la question, ce qui est une manière polie de lui faire comprendre qu’il n’avait aucun succès.
Mais abréger quand on lit ce n’est pas commode. Aussi l’orateur, sans tenir compte des invitations réitérées du président, continuait-il à tourner ses feuillets. Tout à coup il tire de sa serviette une nouvelle liasse de papiers et annonce qu’il va aborder la deuxième partie de sa tâche. Pour le coup, la Chambre n’y tient plus ; elle pousse de véritables vociférations. Le président, qui voit arriver l’orage, se penche alors vers l’orateur et d’une voix empreinte de tristesse lui dit : « Abraham, voici l’instant du sacrifice » et Abraham, vaincu, sacrifia... la suite de son discours qui parut néanmoins à l’Officiel accompagnée de marques d’approbation.
Si la Chambre n’est pas aimable pour l’orateur qui lit, elle l’est encore moins pour celui qui commet un lapsus. S’agit-il de souligner un mot à double sens, une phrase malencontreuse, une erreur de chiffres, elle se montre impitoyable. Elle éclate de rire avec bonheur, sans se soucier de l’embarras du député cause de tout ce vacarme. En 1848, un député du nom de Corne, soutint une thèse qui fit quelque bruit. Le débat vient en séance, on discute et enfin on va voter. A ce moment un député demande la parole pour expliquer son vote. Il voulait simplement dire pour quels motifs il s’était rangé a l’opinion de son ami Corne. Il débute ainsi : « J’approuve le parti qu’a pris Corne. » Immédiatement un éclat de rire général retentit et jamais il ne put aller plus loin. Le lendemain, un journal, rendant compte de la séance, disait : « M. Corne, lui, a abordé la question de front. »
Quel est l’orateur, même de talent, qui n’a pas à son actif une expression malencontreuse ? C’est Tirard, ministre des finances, qui s’écrie : « Allez-vous étayer une réforme sur la désorganisation du marché financier ? » C’est Fabérot qui dit à ses collègues : « Vous l’auriez votée (la journée de travail de huit heures) si la proposition venait de vous, messieurs du centre, qui naviguez comme des papillons dans les idées politiques. » Le général Farre ministre de la guerre, accusé de n’avoir pas su assurer, pendant l’expédition de Tunisie, une distribution régulière de pain à nos soldats, s’écrie : « La marche de chaque brigade était suivie d’un four. » Ou encore le ministre Pierre Legrand disant : « Les ouvrières en chemises ont toutes les sympathies du ministre. » Jules Simon d’affirmer : « Il est certain, Messieurs, que j’entends des bruits de derrière. » Un député ami de l’agriculture n’a-t-il pas dit un jour : « Messieurs, protéger le porc, c’est nous protéger nous-mêmes. »
La Chambre rit, mais si l’interruption échappée est blessante pour quelqu’un, avec quelle vivacité et parfois avec quelle méchanceté le collègue atteint s’empresse-t-il de répondre ! Jolibois prononce un long discours. Gatineau lui répond. Il a à peine prononcé quelques paroles que Jolibois l’interrompt pour lui dire : « Vous devriez vous souvenir que si la parole est d’argent, le silence est d’or. » « C’est précisément ce que je me disais, répond Gatineau, tout à l’heure en vous écoutant. » Bourgoin, qui était un savant et qui était en même temps pharmacien, interrompt un de ses collègues. Julien Dumas, qui a la dent mauvaise et qui connaît ses auteurs classiques, dit à l’orateur : « Ne répondez pas, vous savez bien que M. Bourgoin n’a pas l’habitude de s’adresser à des visages. »
Le règlement
Ces interruptions sans doute sont contraires au règlement. Mais comment le président pourrait-il les empêcher ? Autrefois les séances étaient calmes ; aucun bruit, saut parfois un ronflement, ne venait interrompre l’orateur, et les fonctions du président étaient faciles. Aussi le duc de Morny, au Corps législatif, avait-il l’habitude pendant les séances de dessiner des bonshommes. Gambetta, lui aussi, parfois crayonnait ; mais, détail curieux, il ne crayonnait jamais que des drapeaux qu’il dessinait en cinq traits.
Buvette de la Chambre des députés
Comme armes défensives le président n’a que le coupe-papier, la sonnette et le règlement. Quand il veut obtenir le silence, il est obligé d’augmenter le bruit. Après avoir vainement usé du coupe-papier et de la sonnette, il ouvre le règlement qui contient une série de pénalités dont quelques-unes entraînent à la fois une amende pécuniaire et l’exclusion temporaire. Le député contre lequel la Chambre a prononcé l’exclusion doit immédiatement quitter la salle des séances. S’il n’obéit pas, le président brûle ses dernières cartouches, c’est à-dire qu’il se couvre. Immédiatement la séance est suspendue ; tout ce qui se dit ne compte plus, les secrétaires-rédacteurs déposent leur plume, les sténographes rentrent leurs crayons, et l’histoire ignorera toujours — officiellement du moins — les paroles qui à partir de ce moment seront prononcées.
Pour se couvrir, le président, naturellement, met son chapeau sur sa tête. Un jour, Saint-Marc Girardin, dont le chapeau aux larges bords était légendaire, présidait. La discussion s’envenime, on interrompt, on s’interpelle, on crie, on agite les pupitres. Bientôt le tumulte devient tel que les membres du bureau supplient le président de se couvrir. Saint-Marc Girardin n’avait pas son chapeau. Vite on dépêche un garçon à la présidence pour chercher le fameux couvre-chef. Mais en attendant les incidents se multiplient, et de tous côtés retentissent les cris : « Couvrez-vous, couvrez-vous ! »
Le chapeau aux larges bords n’arrivait toujours pas. Un jeune secrétaire offre au vénérable président son chapeau à lui, un chapeau petit, mignon, élégant, à la dernière mode. Saint-Marc Girardin le prend, mais le repousse immédiatement. Son geste faisait facilement comprendre qu’il ne pouvait se décider à mettre sur sa tête un chapeau... si différent du sien. Mais la Chambre insiste, les cris redoublent, et le président, vaincu, prend le chapeau et rapproche de sa tête. Sa figure apparaît tellement transformée qu’un éclat de rire retentit, et la Chambre désarmée se remet au travail.
Si !e député contre lequel l’exclusion a été prononcée refuse absolument d’obéir à la loi, le président, après avoir suspendu la séance, fait évacuer les tribunes publiques, puis donne l’ordre au colonel du palais d’enlever le député manu militari et de le conduire au petit local. Ce dernier se compose de deux chambres et d’un cabinet de toilette. Comme ce petit appartement a la prétention déjouer le rôle de prison, les verres des fenêtres sont dépolis et la porte d’entrée est fermée à clef. Une sentinelle veille à ce que personne n’enfreigne la consigne. Le salon est tendu de tapisseries d’Aubusson défraîchies. Plusieurs députés ont fait connaissance avec le petit local ; quelques-uns même, comme Baudry d’Asson, l’ont habité à diverses reprises ; mais l’internement n’a jamais duré plus de quelques heures, juste le temps nécessaire pour permettre au député puni de maudire ses juges et de reprendre son calme.
À la buvette
Bien des erreurs sont répandues dans le public au sujet de la buvette. Les électeurs s’imaginent que la buvette est un restaurant dans lequel les députés peuvent gratuitement déjeuner et dîner. Le service n’est nullement gratuit. Toutes les dépenses sont payées à l’aide d’une retenue effectuée sur l’indemnité des députés. Ensuite les consommations sont peu nombreuses. A la buvette, on trouve du bouillon, du chocolat, du thé, du lait, du vin, de l’orgeat et quelques liqueurs ; l’absinthe est prohibée.
Les jours de longues discussions, alors qu’on reste en séance jusqu’à neuf et dix heures, les députés reçoivent du pain et un morceau de fromage ou de jambon. Et c’est tout. Du temps de l’Empire, quand la buvette fonctionnait aux frais de l’Etat, les choses se faisaient plus largement. C’est ainsi qu’on pourrait retrouver au bureau de la comptabilité la note payée à la maison Potel et Chabot pour fournitures faites à la buvette du Corps législatif dans la nuit du 15 au 16 mars t856.
Cette nuit-là, le Corps législatif s’était mis en permanence pour attendre la nouvelle de la naissance du prince impérial. Les députés songeaient, et que peut-on bien faire dans une buvette quand on songe ? Vous le devinez, ils mangeaient. Ils mangèrent d’abord les provisions habituelles de la buvette, et quand celles-ci furent épuisées on fit appel à Potel et Chabot qui envoyèrent à la hâte : 11 kilos de galantine ; 9 kilos de jambon ; 10 pâtés de foie gras ; 8 langoustes ; 2 saucissons cuits ; 3 pâtés de perdreaux ; 5 langues de bœuf ; 2 pâtés de poisson ; 1 hure. Enfin la nouvelle officielle de la naissance du prince impérial arriva, portée par un officier d’ordonnance de l’Empereur, auquel, suivant la tradition, la questure remit 10000 francs pour sa peine.
Si la buvette aujourd’hui est modestement approvisionnée. par contre elle est coquettement installée, et une statue, représentant une femme... gracieuse, permet aux yeux fatigués par l’étude de se reposer agréablement.
Le vote
Le moment de voter est arrivé, les huissiers font circuler les urnes. Les députés ont chacun une provisions de petits cartons portant leur nom. Ces cartons appelés bulletins sont les uns blancs et les autres bleus. Les blancs indiquent qu’on adopte le projet de loi, les bleus qu’on le repousse. Les urnes sont vidées dans des corbeilles sur le bureau de la Chambre, où les secrétaires en opèrent le dépouillement.
Pour diminuer la longueur de ce dépouillement, on a proposé divers systèmes. Sadi Carnot avait inventé une urne à deux compartiments. Dans l’un on mettait les bulletins pour, et dans l’autre les bulletins contre. Ces bulletins étaient métalliques et de forme différente, de telle façon qu’il était matériellement impossible de se tromper et de mettre dans un compartiment des bulletins destinés à l’autre. L’urne, une fois pleine, était vidée sur un plateau de balance qui, par une aiguille, indiquait instantanément le total des votes. La balance aurait bien fait, comme on dit, dans le paysage, mais le bruit de ces bulletins métalliques pouvait, à certains moments, faire ressembler la salle au hall d’une banque.
On avait proposé un troisième système d’urne dans laquelle les bulletins, toujours métalliques, se seraient empilés le long d’un tube gradué ressemblant à un thermomètre. Il aurait suffi de regarder un seul chiffre pour connaître, sans les compter, le nombre des bulletins. Ce dernier système a coûté 50000 francs et n’a été appliqué que pendant l’année qui a précédé le coup d’État du 2 décembre.
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