Philologue, historien et archéologue, Champollion démontre grâce à l’analyse de la célèbre pierre de Rosette, que l’écriture des anciens Égyptiens allie signes phonétiques et idéogrammes. « Déchiffreur des hiéroglyphes », il en révèle la clef en 1822, conférant à l’étude des antiquités égyptiennes un statut scientifique et ouvrant au Louvre un département d’égyptologie en 1827. A son retour d’une expédition en Egypte durant laquelle il remonte la vallée du Nil jusqu’à Abou Simbel et collecte une somme immense de notes et de dessins, il est nommé professeur au Collège de France.
Les Champollion, originaires de Champoléon, sur les coteaux du Drac, entre Gap et Grenoble, ont, d’après les montres des Compagnies levées par Lesdiguières, fourni de nombreux officiers. L’un d’eux épousa en 1580 une Béranger du Guâ. Un autre en 1663 est gouverneur d’Embrun. En 1727 Mme de Tencin parle de sa compatriote et amie Mme de Champollion. En 1771, les actes mentionnent noble Gaspard-Adrian Bonnet du Couvat de Champollion, commandant une compagnie au régiment de Foix infanterie, et noble Etienne-Joseph du Couvat de Champollion, tous deux fils d’une Gallin de Renaudel.
En 1786, un marquis de Champollion figure, avec les Saint-Vallier, les Saint-Ferréol, de Chabrillant, des Adrets, du Bouchage, Béranger du Guâ, parmi les gentilshommes chargés du service, auprès du duc d’Orléans, gouverneur du Dauphiné. Mais, quelques canées plus tard, la fortune de la famille était singulièrement déchue ; et, si un capitaine Champollion combattait à Jemmapes comme officier d’ordonnance du duc de Chartres, son cousin, le père du futur grand égyptologue occupait à Figeac une modeste situation.
Quand Jean-François, né le 23 décembre 1790 à Figeac (Lot), atteignit sept ans, l’âge d’apprendre, la Révolution avait fermé les anciens collèges provinciaux. L’enfant fut confié, comme l’avait été son frère aîné Jacques-Joseph, à un pauvre moine de l’abbaye supprimée de Figeac, Dom Calmet, qu’avait charitablement recueilli à son foyer la famille Champollion. Le bon religieux, un peu étonné des facultés singulières de son élève, apercevait déjà dans cette jeune tête « un genre de génie ». A treize ans, Jean-François savait tout ce que son maître pouvait lui apprendre : il aspirait à mieux.
Maison natale de
Jean-François Champollion à Figeac |
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Alors intervint son frère aîné. Depuis quelques années déjà, celui-ci avait quitté Figeac et s’était fixé à Grenoble, où ses savants travaux l’avaient fait remarquer. Désireux de soulager ses parents, et guidé par une ardente affection pour son jeune frère, en qui se manifestaient déjà d’étranges dispositions, il se chargea complètement de lui, le fit venir à Grenoble, pourvut à ses besoins, dirigeant ses études de collégien avec la plus tendre sollicitude, ainsi que plus tard il demeura son mentor, son guide et son soutien, dans la carrière égyptologique.
A Grenoble, Champollion n’eut d’abord pour maître que ce frère très dévoué, mais bientôt, en subissant, avec éclat, devant les commissaires Villars et Lefèvre-Gineau, les examens de concours, il obtint une bourse au lycée de Grenoble que venait d’organiser le gouvernement impérial dans l’ancien collège des Jésuites. Il avait alors treize ans. Ce fut dans cet établissement qu’il acheva en deux ans ses études classiques.
Amené à Paris, en 1807, par son frère aîné, il eut le bonheur de trouver en lui plus qu’un protecteur. Il en reçut la direction la plus convenable au caractère de son esprit, et se voua presque exclusivement à l’étude des langues orientales et aux antiquités. Il suivit les cours de Sacy et Langlès, étudia surtout l’idiome copte (langue liturgique des chrétiens d’Egypte), et se pénétra fortement de l’idée que dans cet idiome devaient se retrouver les débris de l’ancienne langue égyptienne.
Nommé, en 1809, professeur adjoint d’histoire à la faculté des lettres de l’académie de Grenoble, il s’occupa, dès cet instant, de recueillir et de coordonner les matériaux d’un grand ouvrage sur l’Égypte. L’histoire, la langue, la religion, le gouvernement, les mœurs, toute la civilisation de cette antique contrée devaient être assujettis à un examen et à un contrôle tout nouveaux, immense tâche pour un homme. Guidé par de sages avis, peut-être aussi par la nature des choses, il eu le bon esprit de commencer par spécialiser son travail en se bornant à la géographie, qui dans son point de vue devenait de la linguistique, et en cherchant à rétablir, au lieu des noms vulgaires qui nous ont été transmis par les écrivains de la Grèce et de Rome, les noms originaires conservés dans les manuscrits coptes, soit thébains, soit memphitiques, et très souvent aussi reproduits par les appellations arabes.
Jean-François Champollion |
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Ce portique de l’édifice qu’il se proposait d’élever n’était pas encore terminé lorsqu’en 1812, après la mort de Dubois-Fontanelle, il devint professeur en titre. Dès l’année précédente cependant il avait fixé l’attention de quelques savants par une introduction destinée à faire sentir l’importance de la géographie pharaonique et à donner le spécimen du travail qu’il méditait. Les nombreux manuscrits coptes de la bibliothèque du roi passèrent en grande partie sous ses yeux pendant les intervalles de loisir que lui laissaient les vacances ; et enfin, en 1814, à l’époque où l’ennemi envahissait la France, il prit en quelque sorte, lui, possession du pays des Sésostris par son Egypte sous les Pharaons, ou recherches sur la géographie, la religion, la langue, les écritures, et l’histoire de l’Egypte avant l’invasion de Cambyse.
A partir de cette époque, le grand ouvrage de la commission d’Égypte devint son manuel : en le feuilletant, en le méditant, il en vint bien vite à ce point mystérieux fondamental, l’écriture. Quoi ! la science, par une espèce de divination, a presque, à l’aide des monuments, reconstitué l’antique Egypte, cette vénérable Égypte primordiale, antérieure aux Ptolémées, aux Cambyse ; mais elle n’a fait que de la divination ! et cela en présence de tous les éléments de la science la plus positive ! À ses doctes résultats manque une autorité, la seule qui puisse donner aux hypothèses le caractère de la vérité, le témoignage de l’Égypte elle-même !
Mais ici les témoignages n’ont pas été engloutis par une éruption du Vésuve, mis en cendres par un incendie, submergés par un cataclysme, effacés par le grattoir d’un palimpseste. Ils existent. Temples et hypogées, palais et tombeaux, statues et momies, pyramides, obélisques, pylônes, ustensiles, simples vases, tout est couvert d’inscriptions. Pas une nation plus que les Égyptiens n’a voulu doter d’éternité ses annales, ses croyances, ses actes journaliers, ses mœurs, et s’incruster à d’inaltérables monuments par d’indélébiles légendes ; mais pas une n’a moins instruit la postérité sur son compte, car ses inscriptions sont une lettre morte ; ses légendes, on ne sait pas les lire. L’antiquaire, en présence de tant de pages sculptées et peintes sur marbre, sur bois, sur papyrus, éprouve à chaque instant le supplice de Tantale.
Ce supplice fut insupportable à Champollion. Il se mit à lire tout ce que Dupuis, Kircher et tant d’autres ont écrit de déraisonnable sur les hiéroglyphes : il étudia Zoéga, il retourna dans tous les sens Horapollon ; il médita profondément sur la nature de l’écriture kyriologique, sur toutes les modifications auxquelles elle peut se prêter, sur les phénomènes et les caractères qu’elle offre dans ses divers états, sur ses qualités et ses impuissances, sur ce qui la distingue de l’écriture vraie et sur ce qui l’en rapproche, sur les transitions possibles de l’une à l’autre ; il s’éclaira de quelques notions comparatives empruntées à la langue et à l’écriture des Chinois ; surtout il eut sans cesse les yeux fixés sur ces signes que vingt siècles ont contemplés sans les comprendre, et dont les planches de la première partie du grand recueil de la commission d’Égypte sont bariolées.
Mais comment s’orienter dans ce dédale, lorsque tout le monde tenait pour certain que les hiéroglyphes peignaient toujours des idées et non des sons, et se divisaient, quant au sens, en kyriologiques et tropiques, quant à la forme, en purs et linéaires ? On avait aussi de vagues notions sur le nombre des systèmes graphiques, que l’on croyait être de trois ; et l’on avait distingué les manuscrits en deux classes, l’une à caractères représentant des objets naturels, et procédant indifféremment par des lignes horizontales soit de gauche à droite, soit de droite à gauche, ou par des verticales ; l’autre se composant de lignes, de traits, de courbes plus ou moins bizarrement agencés et allant toujours de droite à gauche. Les uns voyaient dans cette deuxième écriture l’hiératique (écriture sacerdotale des anciens Égyptiens), les autres voulaient que ce fût l’épistolographique (langue populaire). Le fait est que l’on ne savait pas distinguer l’épistolographique et l’hiératique, et que même toutes deux étaient souvent confondues avec l’hiéroglyphique linéaire.
Champollion ne fit qu’un pas bien faible en se rangeant du côté de ceux pour qui cette deuxième écriture était l’hiératique, et en émettant l’idée, au reste fort juste, que l’hiératique était une tachygraphie de l’hiéroglyphique. Mais vingt découvertes semblables n’eussent pas donné le premier indice d’une clef des hiéroglyphiques. Enfin la fameuse inscription de Rosette en trois langues vint lever pour lui un coin du voile. Déjà parmi les philologues qui s’étaient exercés sur ce monument, Akerblad s’était distingué en reconnaissant dans le texte hiéroglyphique des signes qui faisaient fonctions de lettres. Champollion, en reprenant attentivement les dix noms propres de l’écriture intermédiaire du texte de Rosette, constata la vérité de l’assertion qu’avait émise l’antiquaire suédois.
Partie du texte hiéroglyphique
de la pierre de Rosette |
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Mais, d’une part, il n’en tira pas immédiatement une conséquence si tranchante, et il se contenta de poser en principe que dans certain système d’écriture égyptienne, des signes idéographiques se dépouillent momentanément de ce caractère pour devenir signes phonétiques, et formait ainsi à côté des éléments idéographiques purs une série auxiliaire de signes aptes à rendre soit les noms propres, soit les mots étrangers à la langue égyptienne ; de l’autre, au lieu de se borner à prendre comme fait la signification phonétique de tel ou tel caractère, il se demanda quelle relation unissait le caractère et le son, et il soupçonna, ce que toutes les explorations subséquentes démontrèrent de la manière la plus éclatante, que le signe tour à tour idéographique et phonétique exprimait phonétiquement le son initial de l’objet qu’idéographiquement il représentait.
Partie du texte démotique
de la pierre de Rosette |
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Ainsi la bouche (en copte ro) est phonétiquement un R ; syrinx se dit sebi, et une syrinx équivaut à un S ; par une patère, berbé, se représente le B. Ce principe était fécond : il en résultait, entre autres faits curieux, que deux, quatre, dix objets différents pouvaient avoir la même valeur phonétique : il suffisait pour cela qu’en vieil égyptien les noms des deux objets commençassent par le même son. Telle est en effet la vérité : la lettre T, par exemple, se désigna également par une main, tot, ou par un niveau de maçon, toré. Dès lors Champollion se mit à dresser un alphabet. Il lui suffit du texte intermédiaire de la pierre de Rosette (confirmé par le socle d’un obélisque transporté de Philae à Londres par Giovanni Belzoni), et d’un papyrus contenant un acte public du règne de Ptolémée Evergète II, pour retrouver l’équivalent de vingt-et-une lettres de l’alphabet grec.
Partie du texte grec
de la pierre de Rosette |
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Mais déjà il avait bien plus de vingt-et-un caractères, à cause des homophones (signes exprimant le même son) ; et il prévoyait que son alphabet s’augmenterait considérablement non pas en sons, mais en homophones. C’est ce que voulait impérieusement la nature des choses et c’est ce qui se réalisa. Du reste les sons de l’alphabet phonétique étaient de tous les genres, voyelles, consonnes, groupes syllabiques. Ayant ainsi trouvé la piste, Champollion se mit à chercher, de monuments en monuments, d’inscriptions en inscriptions, les noms propres, afin de les épeler : bien rarement, il est vrai, ces noms se trouvent, comme dans la pierre de Rosette et l’obélisque de Philae, accompagnés d’une traduction grecque parallèle qui dise où les chercher ; mais cette absence est plus que compensée par les cartouches qui encadrent les noms des dieux et des rois et les désignent ainsi à l’attention la plus distraite.
En multipliant ses lectures, et en rassemblant des homophones, l’habile interprète des écritures égyptiennes en vint à reconnaître, sous la foule des homophones, trois systèmes distincts d’écriture, bien plus nettement qu’on ne l’avait jusqu’alors. Ces trois systèmes caractérisés chacun par leur forme, et chacun réservé pour un usage particulier, avaient déjà reçu les noms d’hiéroglyphique (ou sacré), d’hiératique (ou sacerdotal), de démotique (ou vulgaire) : les anciens avaient connu le dernier sous le nom d’épistolographique.
L’hiéroglyphique était en quelque sorte propre aux dieux célestes ou terrestres ; les prêtres avaient le privilège du hiératique ; au peuple était abandonné le démotique. Les édifices publics, temples et palais, étaient couverts d’hiéroglyphiques souvent peints et coloriés avec le plus grand soin. En hiératique étaient tracés les rituels tant sacré que funéraire, les traités de religion et de sciences, les hymnes des dieux et les louanges des rois, les correspondances privées, les actes privés ou publics qui réglaient l’intérieur des familles. Tout le reste était écrit en démotique.
Identification par Champollion
des valeurs de signes |
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L’écriture hiéroglyphique, effectivement divisible en pure (ou ombrée) et linéaire, se compose d’une foule d’objets naturels ou artificiels représentés tels qu’on les aperçoit. Dans l’écriture hiératique subsistent seulement les deux ou trois lignes principales de l’objet qu’on veut rendre, ou bien un simple contour. C’est, il l’avait dit, une tachygraphie de l’hiéroglyphique. Dans la démotique, les traits sont plus déformés, plus méconnaissables encore ; impossible de se douter que la peinture, que le dessin aient été le point de départ de cette écriture.
L’hiéroglyphique linéaire présente beaucoup de ressemblance avec l’hiératique, et il serait facile de les confondre. C’est dans la hiéroglyphique que se trouve le plus grand nombre d’homophones ; mais c’est dans l’hiératique qu’affluent les plus grandes sous-variétés d’écritures. On ne s’en étonnera pas si l’on songe à la multitude de livres, d’actes et d’inscriptions pour lesquels fut employé ce caractère de l’époque pharaonique à la décadence de l’empire romain. Très rarement dans l’hiéroglyphique les signes deviennent phonétiques ; très rarement au contraire ils restent idéographiques dans la démotique ; l’hiératique offre sous ce rapport un milieu entre la démotique et l’hiéroglyphique.
C’est là dire bien nettement que les trois systèmes se sous-divisent, relativement à l’idée, en idéographique et phonétique : toutefois il est essentiel de noter que les idéographiques hiératiques ne deviennent pas eux-mêmes phonétiques, et que, dans le cas où ils devraient le devenir, ils sont remplacés par des phonétiques démotiques. Ce n’est pas tout : en tant qu’idéographique, chaque signe hiéroglyphique, hiératique ou démotique, se subdivise ultérieurement en kyriologique ou figuratif, et allégorique. Le soleil pour exprimer le soleil, un lion pour dire un lion, est kyriologique : mais un roseau et une palette pour désigner l’écriture, une cassolette et quelques grains d’encens pour l’adoration, sont des hiéroglyphes symboliques ; la partie antérieure d’un lion pour indiquer la force est un hiéroglyphique tropique ; le scarabée pour exprimer virilité ou paternité, le vautour pour dire femme ou mère, voila des hiéroglyphes énigmatiques. Énigmatiques, tropiques et syboliques se réunissent dans la dénomination commune d’allégorique qui s’oppose à kyriologique ; et à leur tour kyriologique, allégorique, absorbés dans une idée commune idéographique, ont pour pendant le phonétique. Du reste, souvent les trois systèmes sont simultanément employés sur un même monument.
Extrait d’un manuscrit autographe
de Jean-François Champollion |
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La découverte de Champollion en fût-elle restée là, c’eût été déjà un grand service rendu à la science. Grâce à elle, on devait reconnaître le sujet et souvent le contenu tout entier d’une assez grande quantité d’inscriptions hiéroglyphiques. Mais, pour le laborieux archéologue, c’eût été un désespoir que de ne pas aller plus loin. Continuant opiniâtrement ses travaux, et chaque jour s’enrichissant de quelque fait nouveau qui augmentait soit la certitude, soit le prix de l’instrument qu’il avait révélé au monde savant, il en vint à ce résultat inattendu, que l’emploi de l’écriture phonétique en Égypte avait précédé l’établissement des Grecs dans cette contrée : il l’énonça d’abord sous forme de doute, et bientôt il l’affirma.
Cependant la nature de ses travaux l’amenait plus fréquemment à Paris. Jusqu’en 1821, il avait presque constamment séjourné à Grenoble ; et de temps à autre il lisait à l’Académie des arts et des sciences de cette ville des mémoires relatifs à l’histoire. En 1821, il avait été admis à lire, devant l’académie des inscriptions de Paris, ses Observations sur les manuscrits et papyrus égyptiens de la seconde classe. En 1822, il proclama sa découverte en développant devant le même corps savant les principes et les applications qui viennent d’être présentés en raccourci. Peut-être eût-il été capable l’année précédente, s’il l’eût voulu, de débuter par cette lecture à l’Institut.
Mais soit qu’il eût senti le besoin de mûrir des idées encore nouvelles dans son esprit, soit qu’il eût cru mieux familiariser graduellement les doctes membres avec son nom, il avait réservé pour sa seconde apparition l’annonce qui devait produire tant de sensations diverses dans le monde savant. Son frère avait aplani beaucoup d’obstacles devant ses pas. Le bruit d’une grande découverte avait été semé avec mystère, avec adresse, de manière à éveiller la curiosité, sans mettre de plagiaires sur la voie. Le vénérable secrétaire perpétuel de l’académie (Dacier) souriait aux travaux du professeur de Grenoble. D’autres membres, et surtout l’illustre orientaliste, son maître, souhaitaient la réussite de ses efforts.
Avec de telles dispositions de la part du public et des juges capables d’influer sur l’opinion, des résultats qui, comme ceux avec lesquels arrivait Champollion, réunissaient la vérité, l’inattendu, l’importance, ne pouvaient manquer d’avoir un plein succès. Ils l’eurent. Les feuilles savantes s’empressèrent de reproduire l’analyse du système par Champollion lui-même. Silvestre de Sacy, dans le Journal des Savants, rendit un hommage éclatant à cette belle découverte. Dacier trouva bon que cette première exposition des principes de l’écriture hiéroglyphique fût publiée sous forme de Lettre au Secrétaire perpétuel de l’académie des inscriptions. Louis XVIII, à qui le jeune archéologue fut présenté, lui donna une tabatière d’or et voulut que sa lettre à Dacier sortît des presses de l’Imprimerie royale.
Lettre de Champollion à Dacier |
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L’exploration scientifique de l’Egypte par le petit bataillon d’archéologues, de naturalistes et de dessinateurs que Bonaparte avait conduits à sa suite dans cette région, figura parmi les titres de gloire de ce grand homme : Louis XVIIII voulut au moins rivaliser sous ce rapport. Bonaparte n’avait que tenté d’ouvrir la voie ; sous Louis XVIII on la parcourait. Au génie de Bonaparte la tentative ; au bonheur de Louis XVIII le succès. Les applaudissements pourtant ne furent pas unanimes : certains se crurent volés par Champollion, qui certes avait moins longtemps qu’eux pâli sur les hiéroglyphes, mais dont l’esprit lucide et logique avait si vite trouvé le secret.
Alors ils cherchèrent à jeter des nuages sur son succès, tantôt lui niant ses principes, tantôt osant lui contester le mérite de l’invention, parfois fatiguant les savants de prétendues découvertes, ou puériles ou imaginaires, par lesquelles ils espéraient faire diversion à l’admiration générale, et à la suite desquelles ils glissaient, eux aussi, des alphabets phonétiques malheureusement un peu tard venus. A la tête de ces mécontents fut le célèbre physicien (fentes d’Young) et médecin Thomas Young, qui n’eut point d’autre but en publiant son Exposé de quelques découvertes récentes concernant la littérature hiéroglyphique et les antiquités égyptiennes, où se trouve l’alphabet original de l’auteur, augmenté par M. Champollion (avec cinq manuscrits grecs et égyptiens inédits), paru en 1823. Ces mots négligemment jetés à la fin de la phrase, augmenté par M. Champollion, indiquent assez la prétention du docteur ; et le millésime (1823) en fait justice.
Il est trop clair qu’instruit par la lettre à Dacier, il s’évertue à faire croire que longtemps auparavant il avait obtenu des résultats analogues ; et ces résultats inspirés par la lettre, il faut pourtant qu’il y arrive par une voie un peu différente de son adversaire. Voici comment il s’y prend : les hiéroglyphes idéographiques deviennent phonétiques, mais seulement lorsqu’un signe particulier les distingue et dit qu’ils cessent d’être idéographiques ; dans ce cas le son de l’objet idéographiquement représenté devient élément syllabique. Ainsi chez nous une hie et une main se liraient hymen. L’écriture hiéroglyphique devient ainsi une collection de rébus.
Champollion mérite bien le nom de déchiffreur des hiéroglyphes que lui décerne l’Allemand Gorges Ebers dans son bel ouvrage sur l’Égypte moderne intitulé L’Égypte du Caire à Philæ : « Les leviers dont avait besoin la science pour forcer la porte derrière laquelle était resté caché si longtemps le secret du sphinx était trouvé. Deux grands hommes, l’anglais Thomas Young, qui s’était déjà distingué dans des sciences diverses, et François Champollion, en France, se mirent au travail en même temps, mais indépendamment l’un de l’autre. Le succès couronna leurs efforts à tous deux, mais Champollion mérite à meilleur droit que son rival le titre de déchiffreur des hiéroglyphes : ce que Young conquit par instinct, il [Champollion] le gagna par des procédés méthodiques et le poursuivit avec tant de bonheur qu’à sa mort, en 1832, il pouvait laisser une grammaire et un dictionnaire fort riches de l’ancien égyptien. Nous ne pouvons manquer de rappeler les belles paroles que Chateaubriand (ce n’est pas peu dire) prononça au sujet du savant passé trop tôt à l’immortalité : Ses admirables travaux auront la durée du monument qu’il nous a fait connaître ».
De son côté le Français de Rougé rappelle que Young, s’il prit pour point de départ de ses recherches l’alphabet dressé par le Suédois Akerblad, ne sut en tirer aucun parti : « N’ayant pu saisir les règles qui avaient été suivies dans l’écriture de ces noms propres, il manqua complètement l’analyse des cartouches de Ptolémée. Si l’on ajoute à cette première idée d’alphabet sacré, des progrès assez notables dans la connaissance de l’écriture vulgaire, la part d’Young sera faite avec justice. Le peu de place que sa méthode tient dans la science hiéroglyphique se prouve clairement par sa stérilité ; elle ne produisit pas la lecture d’un seul nom propre nouveau, et l’on peut affirmer hardiment que tous les sceaux du livre mystérieux étaient encore fermés quand Champollion étendit la main pour les briser ».
De Rougé ajoute : « Young n’avait reconnu que deux sortes d’écritures ; Champollion en distingue trois dans les manuscrits et il détermine immédiatement leur principaux caractères. Il reconnaît d’abord l’enchaînement qui lie les hiéroglyphes, signe par signe avec une très ancienne écriture abréviative cursive qu’il nomme écriture hiératique. Il signale les différences plus tranchées qui séparent de celle-ci, l’écriture démotique ou vulgaire, et c’est lorsqu’il a la mémoire toute pleine de ces formes diverses et de l’esprit marne de ces textes encore incompris qu’un nouveau point vient tomber entre ses mains l’obélisque de Philæ lui est communiquée ».
Champollion réfuta péremptoirement le système présenté par Young, et démontra non seulement que les explications du savant étaient en général forcées, bizarres, et qu’en adoptant son principe pour base du déchiffrement des hiéroglyphes, on s’égarait dans une fausse route, mais encore qu’en dépit de quelques points sur lesquels il se rencontrait avec le docteur, sa manière de procéder était essentiellement différente. D’autres sentiments peut-être guidaient le comte russe Alexis de Goulianof, qui vers le même temps crut avoir trouvé la clef des hiéroglyphes dans ce qu’il appela l’acrologisme. Suivant ce système, un objet quelconque peut hiéroglyphiquement désigner un autre objet, un fait, une abstraction, dont l’appellation égyptienne commencerait par la même lettre que l’hiéroglyphe. Ainsi, selon Goulianof, un procédé analogue peindrait en France un chou pour un cheval, un porc pour du pain, un rat pour un roi. Ainsi dans les hiéroglyphes d’Horapollon, la colombe désigne la cruauté.
C’est ici le lieu de dire que l’ouvrage d’Horapollon joue dans le système de Goulianof un rôle immense. Klaproth se chargea d’exposer ce système. Champollion lui répondit dans le Bulletin universel, section des sciences historiques, de 1827, et fit voir que les principes du comte russe ne recevaient d’application que huit fois, et tantôt à l’aide de changements de lettres, tantôt dans des mots composés, ou dont le sens n’était pas précis, ou qui même n’avaient jamais existé que dans la féconde imagination de Kircher. Horapollon du reste n’est, selon Champollion, qu’un guide propre à égarer ceux qui se confient à lui. Ses prétendus hiéroglyphes sont des anaglyphes, c’est-à-dire un genre de peinture allégorique très distincte et des hiéroglyphes phonétiques et des hiéroglyphes idéographiques ; et c’est surtout au trop d’attention accordé à cet auteur et à la prévention où l’on était que ses hiéroglyphes étaient les seuls, les vrais hiéroglyphes, que sont dues les rêveries de tant d’hommes habiles sur ce sujet. Cette idée, Champollion l’avait émise dès 1824 ; et de Sacy la crut fondée en partie. C’est donc justement dans ce que l’archéologue français regardait comme complètement étranger à l’écriture hiéroglyphique que le seigneur moscovite était allé chercher l’explication qu’il opposait à la sienne.
Dans le discours d’ouverture de son Cours au Collège de France, Champollion dira en 1831 : « Le Jésuite Kircher, ne gardant aucune réserve, abusa de la bonne foi de ses contemporains, en publiant, sous le titre d’Œdipus Ægyptiacus de prétendues traductions de légendes hiéroglyphiques sculptées sur les obélisques de Rome, traductions auxquelles il ne croyait pas lui-même, car souvent il osa les étayer sur des citations d’auteur qui n’existèrent jamais ; du reste, ni l’archéologie, ni l’histoire ne pouvaient recueillir aucun fruit des travaux de Kircher. Qu’attendre en effet, d’un homme affichant la prétention de déchiffrer des textes, hiéroglyphiques a priori, sans aucune espèce de preuves ! D’un interprète qui présentait comme la teneur fidèle d’inscriptions égyptiennes des phrases incohérentes remplies du mysticisme le plus obscur et le plus ridicule ».
Par cette simple citation de Champollion, on peut voir que ce fameux jésuite, si célèbre par son érudition, a été un homme funeste en ce qui concerne la science égyptologique. Mais rappelons à la décharge du père Kircher qu’il écrivit son Œdipus Ægyptiacus de 1648 à 1650, c’est-à-dire à une époque où il était bien difficile de dire quelque chose de raisonnable sur les hiéroglyphes ; ensuite dans son mysticisme obscur, nous trouvons des observations parfois intéressantes.
Un Italien aussi vint faire ses objections, mais sans proposer un système à la place de ce qu’il croyait détruire. « Eh ! quoi, disait Dominique Valeriani, vous prétendez lire ce que les inventeurs des hiéroglyphes eux-mêmes ne lisaient pas ! vous trouvez sur les monuments les noms et les titres de personnages qui ont vécu des siècles après le monument ! vous déchiffrez le tout en une langue qui n’est pas celle du pays et du temps ! vous admettez une orthographe irrégulière, capricieuse, étrangère à la langue grecque, pour adapter vos mots aux noms grecs que vous voulez retrouver dans vos lectures ! » Un Français même, A.-L.-C. Coquerel, se mit au nombre de ceux-ci et publia une Critique du système hiéroglyphique ; un Belge se chargea de le réfuter en octobre 1825. Le besoin de grouper ces faits de même nature nous a fait anticiper sur les dates.
Champollion, en surveillant l’impression de sa lettre, étendait ses études et acquérait des notions bien plus vastes et plus nettes qu’il n’eût osé l’espérer. En 1822, il définissait encore les signes phonétiques une série auxiliaire de caractères faisant fonctions de lettres pour les noms propres. Il alla bientôt plus loin. Et enfin, en 1824, il osait imprimer que les hiéroglyphes phonétiques étaient la partie essentielle, nécessaire, inséparable, de l’écriture hiéroglyphique, en un mot, étaient l’âme de ce système. Cette vérité fondamentale est ce qui caractérise son Précis du système hiéroglyphique des Egyptiens, où il prouve sommairement, mais d’une manière irréfragable, quatre propositions d’une immense portée :
1° l’alphabet phonétique s’applique aux légendes royales hiéroglyphiques de toutes les époques ;
2° la découverte de l’alphabet phonétique est la véritable clef de tout le système hiéroglyphique ;
3° les anciens Egyptiens l’employèrent à toutes les époques pour représenter alphabétiquement les sons des mots de leur langue parlée ;
4° toutes les inscriptions hiéroglyphiques sont en très grande partie composées de sons purement alphabétiques et tels qu’ils ont été déterminés par l’auteur.
Cartouche
d’Aménophis Ier,
régant au
16e siècle avant J.-C.
(18e dynastie) |
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Immédiatement après avoir achevé cet ouvrage, Champollion se rendit au beau musée égyptien de Turin, tout récemment formé à l’aide de vingt ans de travaux par le consul Drovetti. La recommandation du duc de Blacas lui ouvrit l’entrée de ce vaste dépôt que déjà des académiciens de Turin avaient exploré, mais qui attendait le coup d’œil d’un maître plus exercé.
Champollion commença pas examiner les monuments, momies, tombeaux, inscriptions, statuettes, figurines, vases. Il y puisa des lumières nouvelles sur l’histoire de l’art en Egypte ; mais surtout il y chercha des vestiges de l’histoire des 17e et 18e dynasties ; il les y trouva. De plus les légendes de rois, de reines, de princes lui donnèrent l’occasion de vérifier pour la période allant du 19e au 15e avant J.-C., les listes d’Eusèbe et du Syncelle.
L’hiver venu, il se consacra au papyrus, aux manuscrits. Il avait divisé ce qu’on lui montrait en deux lots : les uns remarquables par leur blancheur, leur grandeur, leur conservation ; les autres noircis, rompus, pliés en carrés, sans peinture, véritables bouquins enveloppés dans des paquets de toile. Les premiers étaient au nombre de cent soixante-et-onze, dont quarante-sept étaient déroulés. Quelques-uns offraient des particularités assez remarquables ; deux, entre autres, avaient fourni à son frère le sujet d’une notice lue le 25 juin à l’académie des inscriptions ; et deux autres étaient, l’un un acte du règne de Darius, l’autre une série de quittances pour une redevance annuelle de l’an 31 à l’an 38 du Pharaon Psamitik Ier.
Ainsi les papyrus remontaient à l’époque pharaonique. Mais le reste était presque insignifiant ; et lorsqu’il se mit à lire cette multitude de vieilles écritures, il fut désagréablement surpris de n’y trouver que des fragments du rituel funéraire imprimé dans la Description de l’Égypte. La comparaison de ces extraits était, il est vrai, de quelque avantage ; en les lisant, il ajoutait à sa liste d’homophones et se mettait au fait de toutes les modifications graphiques.
Il eut aussi le plaisir de trouver un grand rituel funéraire complet, plus gigantesque et plus riche que celui de la commission d’Egypte. Ce dernier n’avait que vingt-deux pieds de long. Celui de Turin en a soixante et met à même de classer les lambeaux de tous les autres ; l’écriture en est magnifique, chaque division porte un intitulé à part. Mais tout cela était bien peu en comparaison de ce qu’il s’était flatté de voir.
Dans son désespoir il jette un coup d’œil sur les bouquins, comptant bien y lire encore le sempiternel rituel : les noms et prénoms du grand Sésostris le frappent d’abord ; bientôt il les retrouve jusqu’à huit ou dix fois dans le manuscrit. Enfin, il rapproche les cinquante morceaux de cette pièce, et il possède ou un acte public du temps de Sésostris, ou un récit historique du règne de ce grand roi. Un autre paquet lui présente des résultats analogues, les légendes royales y abondent, avec les dates des règnes ; il y lit les noms d’Aménophis II, de Miphrès, son troisième prédécesseur, d’Armaïs, sixième successeur d’Aménophis II, de Ramsès, deuxième successeur d’Armaïs, tous souverains de la 18e dynastie.
Cartouche de Sésostris Ier, régnant au 20e siècle avant J.-C. |
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Sur plusieurs de ces lambeaux, qui au lieu d’être roulés étaient pliés comme les feuilles de nos livres, il trouve encore des scènes curieuses de la vie civile et industrielle ; des grainetiers, des constructeurs de barque, des chasseurs, des musiciens, des danseurs, un cuisinier au milieu de son laboratoire gastronomique et de ses ustensiles ; il voit un grand vaisseau avec ses voiles, ses agrès, ses mousses au haut des mâts (les Égyptiens n’eurent donc pas toujours cette horreur de la mer que leur attribue l’Antiquité) ; il distingue enfin un plan lavé de la cinquième catacombe royale de Biban-el-Molouk (ce plan présente les plus grandes conformités avec le plan moderne donné par la commission d’Egypte).
Tandis que ces bonnes fortunes le tiennent en veine, il apprend par hasard qu’il y a d’autres fragments dans les combles, fragments qu’on croirait lacérés à plaisir et qui ont semblé ne pas mériter un meilleur gîte. A son instante prière on les tire des caisses, on les amoncelle sur une grande table de dix pieds de long qu’ils couvrent à six pieds de hauteur. En vain il veut se flatter que ce sont là les débris de cinq cents rituels : chaque pièce qu’il visite est piquante, instructive, inappréciable. Ce sont des modèles de calligraphie. Les ornements intérieurs sont admirables, pas un nom n’est postérieur au 19e siècle avant J.-C. On croirait que les archives de tout un temple ont été dévalisées. Cette table de désolation est le columbarium de l’histoire.
On y trouve de tout, et entre mille curiosités qu’on ne peut énumérer ici, un vrai tableau chronologique, un canon royal de plus de cent noms et dont la forme rappelle celui de Manéthon ; des grotesques, des caricatures, enfin des obscénités qui contrastent singulièrement avec cet esprit de gravité, de profonde sagesse, qui fut, dit-on, celui de la caste sacerdotale, à moins que l’on ne voie, dans ces joyeusetés priapiques, des corps de délit saisis et mis par les autorités du temps au huis clos du temple.
L’Egypte sauvée par Joseph. Peinture ornant l’un des
plafonds du musée Charles X, exécutée en 1827 |
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De la capitale des Etats sardes, Champollion passa, en 1825, dans celle du monde chrétien, et y rendit visite aux belles antiquités égyptiennes de la bibliothèque du Vatican. Rome sut enfin déchiffrer ces inscriptions semées de toutes parts sur les tombeaux, sur les indestructibles obélisques, sur les frêles papyrus, sur les momies qui furent des hommes, sur les scarabées qui furent des dieux : les sphinx lui étaient venus du Nil, l’Œdipe lui vint des bords de la Seine. Champollion communiquait ses procédés, ses résultats avec le plus grande affabilité. Un cercle de diplomates éclairés et de littérateurs se réunissaient chez l’ambassadeur portugais (comte de Funchal), pour l’écouter. Avant de partir, il dressa le catalogue de ces antiquités qu’il interprétait et commentait si éloquemment ; puis, après avoir été reçu en audience du pape, il quitta Rome le 17 juin.
Revenu à Paris, il y reçut du successeur de Louis XVIII la croix de la Légion d’honneur et y trouva rassemblés, par les ordres du gouvernement, les éléments d’un musée rival de celui de Turin et de la collection égyptienne du Vatican. Lui seul pouvait classer ces trésors : c’est lui qui en fut chargé en qualité de directeur. Tous les vrais savants rendront hommage à l’idée qui le dirigea dans cet arrangement. « Il ne s’agit point aujourd’hui, dans un musée égyptien, se dit-il, d’étudier la statuaire, la peinture, l’architecture, l’industrie préférablement à tout le reste : il s’agit de comprendre la civilisation égyptiaque tout entière. Le classificateur ne tiendra donc nul compte des formes ou des proportions des monuments, nul compte aussi des matières dont ils sont formés ; il ne verra que les sujets auxquels se rapportent les monuments. De là trois parties : la 1ère religieuse, la 2e civile et politique, la 3e funéraire ».
L’abondance des monuments a fait donner deux salles à la dernière ; la salle des dieux, la salle des rois complètent l’ensemble.
Dans celle-ci se trouvent, malgré son nom, des statuettes et figurines de prêtres, de simples particuliers, des instruments du culte, des parures, des bijoux, des ustensiles. Le musée égyptien, alors musée Charles X, fut ouvert au public le 25 décembre 1827. Tout en s’occupant de ce classement, Champollion utilisait ses calques, ses dessins, en publiant les premières livraisons de son Panthéon égyptien, où devaient se presser les images divines disséminées à Rome, à Turin, à Paris et à Londres.
Déjà se formaient autour de lui de jeunes élèves, admirateurs passionnés de ses travaux et brûlant de marcher sur ses traces. En Italie une généreuse émulation animait de même des hommes d’élite. Cette fraternité de nobles vœux fit concevoir à Champollion et accueillir par les gouvernements français et toscan la pensée d’un voyage scientifique en Egypte pour explorer de nouveau la région souvent mal vue ou mal comprise par les savants de la première expédition, d’ailleurs bien loin alors de réunir toutes les connaissances préalables, tout l’amour, toute l’impartialité que possédaient leurs successeurs.
Fresque de Beni-Hassan
représentant un banquet |
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Champollion se rendit en Provence avec sept jeunes artistes ou littérateurs dignes de le comprendre, et bientôt se réunit à la commission qu’envoyait le grand-duc de Toscane, et qui, formée de cinq personnes, avait à sa tête l’orientaliste Rosellini. Au moment de s’embarquer, Champollion, en examinant la collection égyptienne de Sallier, y distingua un rouleau de papyrus qui contenait l’histoire des campagnes de Sésostris avec des détails circonstanciés sur ses conquêtes, sur les villes soumises, sur la force et la composition de son armée, et dont l’auteur finissait par décliner son nom, ses titres, et dire qu’il écrivait dans la neuvième année de Sésostris-Ramsès, roi des rois, lieu dans les combats, le bras à qui Dieu a donné la force.
La frégate l’Eglé, qui portait nos treize voyageurs et l’équipage, fit voile du port de Toulon le 31 juillet 1828, et arriva le 18 août devant Alexandrie. Tous furent gracieusement accueillis par les consuls européens. Champollion et ses amis reçurent deux fois audience de Mohammed-Ali, qui fut très aimable, surtout à la seconde conférence, et qui seconda de tout son pouvoir les désirs des visiteurs de cette vieille terre d’Egypte. On se mit en route. Deux muchs, l’Isis et l’Athyr, portaient les deux petites caravanes sur les flots du Nil. Le 16 septembre on était à Saïs, où Champollion reconnut trois nécropoles dont une immense, et où Rosetti lui fit présent d’un énorme sarcophage en basalte vert qu’il ne put emporter. Au Caire, tout en admirant la mosquée de Touloum et la citadelle où est le puits de Joseph, il distingua dans celle-ci beaucoup de blocs de grès à légendes royales.
Champollion durant son voyage
en Égypte |
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Le 23 octobre, à Beni-Hassan, tandis que les jeunes dessinateurs de l’expédition revenaient, disant que toutes les peintures étaient effacées, il eut l’idée de passer sur la poussière qui couvrait ces fresques, l’éponge légèrement imbibée d’eau ; et à l’instant les peintures reparurent dans tout l’éclat de la fraîcheur qu’elles avaient eue il y a 3 000 ans. Il faut voir dans ses lettres avec quel feu il proclame l’admirable éponge la plus belle conquête de l’industrie humaine. Dans cette occasion elle découvrit aux curieux voyageurs une variété immense de scènes civiles et domestiques, parmi lesquelles une de la vie militaire, ce qui jusqu’alors était sans exemple, et une foule de petits tableaux fins et délicats comme des gouaches. Champollion remarqua aussi, parmi beaucoup d’élégantes colonnes, des fûts à base et sans base qu’il eut l’idée de prendre pour le type des colonnes doriques : et pourtant ces monuments datent au moins du 19e siècle avant J.-C.
Les monuments de Silsilis lui offrirent, entre autres merveilles, trois chapelles dans le roc, de la plus belle époque pharaonique ; une suite de tombeaux qui remontent aux premiers souverains de la 18e dynastie, un spéos rempli d’admirables matériaux pour l’histoire, principalement pour celle de Sésotris. Edfou, dans deux temples du temps des Ptolémées, lui fournit beaucoup de notions mythologiques sculptées et peintes sur ses bas-reliefs. D’Elithia, dont les peintures lui donnèrent des renseignements sur la vie agricole, et dont le grand temple lui semble avoir été commencé sous Claude et fini sous Caracalla, il se rendit aux ruines de Thèbes.
Il augmenta beaucoup ses notes mythologiques à Louxor, et reconnut dans le déchiffrement des peintures et des légendes des hypogées de Bihan-el-Molouk, que réellement l’Égypte ancienne croyait à l’autre vie ainsi qu’aux peines et aux récompenses, et que l’âme coupable passait par soixante-quinze cercles où elle souffrait d’épouvantables supplices qui ont donné aux observateurs la plus noire idée des mœurs égyptiennes, parce que l’on a trop vite cru que ces peines étaient des châtiments judiciaires. Une autre observation curieuse qu’il fit aussi dans ces ruines, c’est que les Égyptiens connurent quatre races humaines et les figurèrent dans leurs peintures, eux d’abord (Rot-en-ne-Rome), les Noirs (Nahasi), et deux classes d’hommes qui évidemment sont les Asiatiques et les Européens. Remarquons que les Européens y sont représentés comme des sauvages. Champollion termina son voyage par un examen approfondi de l’Osymandeum, puis revint en France à la fin de 1829, avec une collection immense de notes et de dessins.
Champollion eut ainsi pour récompense d’être le premier voyageur auquel il ait été donné de lire les inscriptions des sanctuaires, des murailles des palais et des salles obscures des hypogées. Jusqu’alors les Pharaons avaient en vain confié au granit et au balaste le soin de transmettre leur noms et leurs victoires aux temps les plus reculés. Dans les Notices qu’il rédigea à son retour d’Égypte, Champollion décrivit avec une rare sûreté archéologique les monuments qu’il venait de visiter, et en reproduisit les inscriptions avec la plus scrupuleuse fidélité.
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C’est dans ce manuscrit, dont la publication plus hâtive eût avancé de vingt ans les progrès du déchiffrement, que se trouve la dernière pensée du maître. La Grammaire égyptienne, qu’il appelait sa « carte de visite à la postérité », ne parut qu’après sa mort, et constitue un des monuments faisant le plus d’honneur à l’esprit humain.
Il se proposait de reprendre le Panthéon égyptien pour lequel il avait des matériaux sans fin, et de publier les monuments de l’Egypte et de la Nubie avec son collègue Rosellini. L’académie des inscriptions venait de l’admettre en son sein le 7 mai 1830. On avait créé pour lui une chaire d’antiquités égyptiennes au Collège de France, et l’on attendait impatiemment qu’il vînt la remplir, lorsque une maladie dont il avait puisé le germe dans le sables de l’Egypte jeta l’alarme dans sa famille. Forcé d’aller dans sa ville natale pour se rétablir, il sembla effectivement y recouvrer la santé. Mais une attaque d’apoplexie le frappa au milieu de sa convalescence, et il expira le 4 mars 1832. Le gouvernement ordonna que sa statue serait dressée dans la ville de Figeac mais ce projet ayant été mal secondé, elle sera placée au Collège de France. Une pension de 3 000 francs fut votée à sa veuve par les deux chambres.
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