Elu trois mois plus tôt à la présidence de la République et parti le 23 mai 1920 au soir de Paris pour Montbrison, afin de se rendre à l’inauguration du monument du docteur Reymond, Paul Deschanel fut, dans le train qui l’emmenait, victime d’un accident manquant lui coûter la vie, tombant de son wagon par la fenêtre sans que l’accident fût soupçonné d’aucun de ses compagnons de route avant l’arrivée en gare de Saint-Germain-des-Fossés et sans qu’on y pût croire avant l’arrêt à Roanne...
Il a gagné à pied un poste de secours voisin et, hier soir, il rentrait à l’Elysée dans l’état le plus satisfaisant, nous apprend Le Figaro du 25 mai. M. Deschanel ne porte que de légères ecchymoses, et le même mot est venu à toutes les lèvres quand on fut remis de l’alarme donnée par les premières nouvelles : « C’est miraculeux. »
Une note officielle
Voici la première note officielle qui, .vers midi, fit connaître l’accident, rapporte encore le journal : « Le voyage de M. le Président de la République à Montbrison a été attristé par un pénible incident qui n’aura heureusement aucune suite grave.
« M. le Président de la République avait été pris dans la nuit de samedi à dimanche d’un accès de grippe assez violent, et l’on s’était même un instant demandé s’il ne convenait pas que son voyage fût reporté à une date ultérieure. Mais M. Deschanel tint absolument à ne rien changer aux dispositions prises et s’embarqua à la gare de Lyon avec sa suite, le dimanche à 9h20 du soir. M. le Président se coucha vers 10 heures, après avoir fait fermer les fenêtres de son wagon pour éviter un refroidissement.
« Quelques instants avant le passage du train présidentiel à Montargis, M. Deschanel se sentit incommodé par la chaleur, se leva et alla à l’une des fenêtres qu’il ouvrit pour prendre l’air. Saisi par l’air vif de la nuit, il bascula par la fenêtre très large du wagon et tomba sur la voie. Le bonheur voulut qu’à ce moment le train allât à une allure modérée et que le ballast fût à cette place très sablonneux. Le Président, qui n’avait aucunement perdu connaissance, put se lever et gagner le poste le plus prochain de garde-barrière. Le sous-préfet de Montargis arrivait peu après en automobile et emmenait le Président à la sous-préfecture.
« M. Paul Deschanel n’a que quelques contusions sans aucune gravité. Il a tenu à téléphoner lui-même à l’Elysée pour rassurer les siens. Mme Deschanel, accompagnée du président du Conseil, se rend à Montargis. Le ministre de l’intérieur, qui accompagnait M. le Président dans son voyage et la suite du Président ont continué leur route vers Montbrison, où auront lieu aujourd’hui les cérémonies en l’honneur du sénateur Reymond. »
AU KILOMÈTRE 110/900
Dans la nuit, sur la voie
Reprenons, d’après les détails, qui nous ont été fournis par notre correspondant, par les agences et les communications officieuses, ce récit trop succinct de l’accident, poursuit Le Figaro :
M. Paul Deschanel s’était retiré dans sa chambre, à dix heures, après avoir pris congé de son secrétaire particulier M. Aulneau. Il lui avait déclaré en le quittant qu’il se sentait très fatigué et mal à l’aise et qu’il allait prendre un cachet et se coucher aussitôt. Ordre avait été donné, en outre, au valet de chambre du Président de ne le réveiller qu’à sept heures.
C’est entre les deux stations de Lorcy-Corbeilles et Minière-Gondreville, au kilomètre 110/900, donc à 10 kilomètres avant Montargis, que se produisit l’accident. Indiquons, pour en préciser les circonstances, que le wagon présidentiel se compose d’un grand salon de deux compartiments, puis d’un petit salon et enfin de la chambre à coucher. M. Deschanel, que la chaleur incommodait, se leva et ouvrit la fenêtre. L’appui de celle-ci, qui mesure 90 centimètres de largeur, est à dessein très bas. On a construit ainsi le wagon pour que le Président puisse être vu plus aisément et répondre plus facilement, à l’occasion, aux acclamations populaires. Le Président n’y prit pas garde et il respirait l’air frais lorsque, soit un étourdissement causé par le cachet qu’il avait absorbé, soit un choc violent du train lui fit perdre l’équilibre. Il tomba sur la voie.
Il était 11h45. Le train, par un heureux hasard, marchait alors à faible vitesse pour ne pas arriver trop tôt à Montbrison. La voie ferrée, en cet endroit, court en droite ligne entre des petits bois et des prairies. Les fossés très peu profonds qui bordent la chaussée empierrée sont de terre foulée et gazonnée le caniveau qui longe la voie est recouvert de terre et de hautes herbes. C’est à ces différentes circonstances que M. Deschanel doit probablement la vie.
Le Président, qui avait roulé sur le talus, avait pu, en effet, se relever aussitôt. Sans perdre, dans d’aussi extraordinaires conjonctures, sa présence d’esprit, son premier souci fut de s’orienter dans la nuit noire. Les lieux en effet sont extrêmement déserts. Aucune habitation n’est visible à l’horizon, sauf une maison de garde-barrière, à 400 mètres environ, petite maison en pierre de deux pièces, avec perron. M. Paul Deschanel marcha quelques centaines de mètres et rencontra deux poseurs de rails, les cheminots Radeau et Dariot.
On imagine la stupéfaction de ces braves gens, à la vue du voyageur, vêtu d’un pyjama blanc et chaussé de pantoufles. « J’ai été pris d’une syncope, expliqua tranquillement M. Deschanel, et je suis tombé du train présidentiel. Je vais même vous étonner bien davantage en vous disant que je suis le Président de la République en personne ». Les ouvriers s’empressèrent autour du Président qu’un long effort venait d’épuiser et, soutenant sa marche, ils le guidèrent dans le petit sentier qu’ils éclairaient de leur lanterne. Ils arrivèrent ainsi à la maisonnette du garde-barrière de Mignerette où le Président put s’étendre sur un lit.
L’un des poseurs prenait aussitôt sa course vers la gare de Lorcy-Corbeilles et ramenait un médecin vers une heure du matin. Les premiers pansements achevés, le praticien annonça qu’il reviendrait à l’aube. Cependant, le chef de gare de Lorcy-Corbeilles s’efforçait de transmettre à Montargis l’étonnante nouvelle. Il se heurtait malheureusement aux caprices d’un téléphone rebelle et c’est en vain que, pour des raisons demeurées encore mystérieuses, il multipliait les appels. Enfin, le bureau de Montargis, appelé à cinq heures, consentit, une heure plus tard, à répondre. Puis M. Lesueur, sous-préfet de Montargis, reçut le télégramme suivant : « Brigadier poseur trouva sur la voie kilomètre 110/900 homme se disant Paul Deschanel, Président République. Médecin, autorité locale, prévenus. »
En hâte, M. Lesueur se rendit à la gare, d’où il partait vers six heures, dans l’automobile de M. Viau, accompagné de M. Dumas, inspecteur du P.-L.-M. Ils arrivèrent à 6h20 chez le garde-barrière. M. Dumas prêta ses vêtements au Président et M. Lesueur lui offrit son képi : « Cela vous rappellera le temps ou vous étiez sous-préfet, lui dit-il. » Le Président qui, peu après son entrée chez le garde-barrière, avait eu une courte syncope, avait repris toute sa connaissance.
Et lorsqu’une seconde automobile arriva, amenant la doctoresse Desbouis, M. Paul Deschanel déjà était parti. Le trajet de treize kilomètres fut rapidement franchi. A sept heures et demie, le Président était couché à la sous-préfecture. Deux médecins et Mme Desbouis lui prodiguèrent leurs soins et, par précaution, lui firent une piqûre antitétanique.
Cependant le train filait...
L’accident survenu au Président était passé complètement inaperçu de tous ses compagnons de voyage. Et pendant plus de deux cents kilomètres le train avait roulé, emportant dans le silence des couchettes les autres pèlerins du monument d’Emile Reymond.
Saint-Germain-des-Fossés, 5h13. Vingt minutes d’arrêt. On apporte à M. Prudent, inspecteur du service du train, une dépêche ainsi conçue : « Individu se disant M. Deschanel dit être tombé du train présidentiel. » Emu, M. Prudent parcourt aussitôt le train, à la recherche du personnage invraisemblable qui serait tombé du train et qui se ferait passer pour M. Deschanel. Très soigneusement, l’inspecteur fait vérifier les portières et il entre dans tous les compartiments.
« Vous êtes bien tous là ? » demande-t-il, notamment aux journalistes, à qui ce réveil brusque paraît singulier. Tout le monde est là — sauf M. Deschanel, qui a demandé qu’on ne le réveillât pas avant sept heures et dont on respecte le présumé sommeil. Au cours de la perquisition, seule, naturellement, la porte de sa chambre est restée close. Mais à Roanne, nouvelle dépêche. Le voyageur vêtu d’un pyjama semble bien être M. le Président Deschanel. On l’a transporté à Montargis. On devine l’émoi, les suppositions. Dans ce train d’hommes réveillés trop tôt, la vérité semblait, dans sa nudité, invraisemblable. Cependant, l’entourage de M. Deschanel, sans attendre la septième heure prescrite au valet de chambre et forçant la consigne, allait frapper à la porte du Président. Personne ne répondant, on ouvrait, on constatait que le vasistas était levé et que le Président était absent.
Un second coup de téléphone du sous-préfet de Montargis apporta bientôt des détails qui levèrent les doutes et les angoisses. M. Steeg, après avoir téléphoné au président du Conseil à Paris, poursuivit son voyage à Montbrison, tandis que M. Hermite et M. Aulneau montaient dans un train spécial qui les ramenait à Montargis.
À L’ÉLYSÉE
Le retour
Au reçu du coup de téléphone de M. Steeg, bientôt confirmé par un avis de Montargis, M. Millerand [président du Conseil des ministres] avisa Mme Deschanel de l’accident et de ses suites heureusement sans gravité. La femme du Président de la République, dont on devine l’émotion, et le président du Conseil, qui légitimement s’efforçait de la rassurer, décidèrent aussitôt de partir pour Montargis par le rapide de midi dix. Bien avant, un coup de téléphone direct de M. Deschanel à l’Elysée vint calmer les angoisses. Mme Deschanel se rendit à la gare de Lyon, accompagnée de son fils et du commandant Guillaume. M. Alexandre Millerand était accompagné de son fils, M. Jean Millerand.
Paul Deschanel de retour à l’Elysée après sa mésaventure |
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Les voyageurs arrivèrent en gare de Montargis à 2 heures 20 et se rendirent en automobile à la sous-préfecture, où ils furent reçus par M. Lesueur, sous-préfet de Montargis ; Mme Lesueur, Mme Allain, femme du préfet d’Orléans ; le général Toulorge ; M. Baudin, maire de Montargis. Mme Deschanel fut aussitôt conduite dans la chambre de son mari, au premier étage de la sous-préfecture. Les trois docteurs qui l’avaient visité n’avaient constaté aucune fracture ni aucune blessure grave. M. Paul Deschanel reposait tranquillement.
Le Président mit bientôt Mme Deschanel et M. Millerand au courant de ce qui lui était arrivé. Après avis des médecins, il fut décidé que l’on rentrerait à Paris dès l’après-midi dans l’automobile du président du Conseil. Après deux heures de repos encore, M. Deschanel se leva et quitta Montargis à quatre heures un quart, accompagné de Mme Deschanel, de son fils et du commandant Guillaume. M. Millerand et son fils suivaient dans une seconde automobile.
A sept heures, exactement, les deux limousines couvertes de poussière s’engouffraient dans la cour de l’Elysée et s’arrêtaient devant le perron. De la première, décorée de fleurs et de feuillages, M. Paul Deschanel, l’allure dégagée, descendait aussitôt. Vêtu d’un complet bleu, le pardessus sur le bras, la canne à la main, le Président ne portait au visage aucune trace sérieuse de sa terrible chute. Aucun pansement. Quelques petites bandes aseptiques seulement sur les légères ecchymoses de la ligure.
Il gravit allègrement les degrés du perron et se dirigea vers ses appartements, suivi de Mme Deschanel, de son fils, ainsi que du commandant Guillaume. M. Millerand, qui, comme nous l’avons dit, avait pris place dans la seconde voiture en compagnie de son fils, mit pied terre à son tour et donnait aussitôt l’ordre d’évacuer la cour de l’Elysée que les journalistes occupaient. A 7h10, M. Millerand remontait en automobile et gagnait le quai d’Orsay.
Le bulletin du soir
Quelques minutes après l’arrivée de M. Paul Deschanel à l’Elysée une consultation de ses médecins a eu lieu ; à huit heures du soir, ils ont rédigé le bulletin suivant : « Contusions sans gravité état ; aussi satisfaisant que possible. Signé : Professeur André PETIT, Docteur René LE PAGE. »
Ces nouvelles étaient confirmées, le soir, à dix heures, à M. Steeg qui rentrait de Montbrison et qu’attendaient à la gare M. Robert David, sous-secrétaire d’Etat à l’intérieur, et le colonel Braconnier, de la maison militaire de l’Elysée.
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